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COMMENT RECONQUÉRIR LE POIGNET DES JEUNES?

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janvier 2018


COMMENT RECONQUÉRIR LE POIGNET DES JEUNES?

L’horlogerie échoue depuis 50 ans à revenir aux poignets des jeunes, à l’exception des montres gadgets, colorées, interchangeables et qui relèvent plus de l’accessoire que de l’horlogerie. Pourquoi? Parce que le rapport des jeunes au temps a considérablement changé. La sociologie s’est emparée du sujet depuis que le jeune est «hyperconnecté», révélant son singulier rapport au temps. L’industrie horlogère, elle, est globalement très en retard sur le sujet.

L

e sujet nous hante depuis plusieurs années. Très précisément depuis que Peter Stas nous a confié, en toute transparence, que l’un de ses regrets était de «ne pas avoir su conquérir le poignet des jeunes». Nous étions en 2011.

Ce constat, son aveu, est en réalité celui de toute une industrie, depuis sa renaissance mécanique à l’aube des années 1990. Sans que personne ne s’en soit véritablement préoccupé ni ne veuille comprendre pourquoi puisque, jusqu’ici, tout allait bien avec le marché adulte. Jusqu’ici. Aujourd’hui, il est donc temps – urgent? – de se pencher sur la question. Un sujet prospectif sur les jeunes et le temps? Quelle prétention! Les jeunes n’existent pas, le temps non plus. Les premiers sont une catégorie sociologique fluctuante, le second est perçu différemment par chacun. Il y a un siècle, l’on était jeune à 14 ans parce que l’on mourait à 50. Aujourd’hui, le critère occidental est socio-professionnel: le jeune est celui qui ne s’assume pas encore totalement, qui n’a pas fait son entrée sur le marché du travail. Cette «catégorie-sandwich» du jeune est celle qui a perdu les privilèges de l’enfance sans avoir encore gagné ceux de l’âge adulte.

La fin de la «montre à papa»

Age ingrat, dit-on? Sans nul doute, mais pour des raisons qui lui sont extérieures. Le jeune, au sommet de sa forme physique et de ses capacités intellectuelles, est un être en devenir bloqué entre deux temporalités, celle des libertés de l’enfant et celle des contraintes de l’adulte. Rien d’étonnant, au final, que le rapport des jeunes au temps soit si difficile à appréhender.

Pourtant, quelques pistes permettent d’en cerner une certaine logique. L’industrie horlogère, qui peine tant à remettre au poignet des jeunes ses garde-temps, pourrait s’en inspirer car, au final, le constat est évident: les horlogers ne séduisent plus les jeunes car ils ne comprennent plus leur rapport au temps. Les recettes de «la montre à papa» sont toujours appliquées à des jeunes qui, eux, vivent dans l’hyper connectivité. L’échec est assuré. Et constaté.

Je prends mon temps, donc je suis

De nombreuses études (Schehr, 1999, Lachance, 2011) ont consacré le temps comme vecteur d’autonomisation des jeunes. Alors que l’enfant vit un temps égo-centré (ses parents s’organisent autour de ses temps de repos, de repas), que l’adulte vit un temps socio-normé (régi par ses obligations professionnels et ses engagements sociaux), le jeune, lui, vit entre ces deux tensions pour tenter de trouver un équilibre.

La maîtrise de son temps devient pour lui le premier moyen d’émancipation de l’âge enfant et, inversement, le meilleur marqueur de sa différence par rapport à un âge adulte qu’il considère comme une ère d’asservissement. Il n’y a pas meilleur exemple que l’adolescent qui répond «Dans deux minutes!» à ses parents qui l’invitent à passer à table. Que l’adolescente qui sera priée de rentrer à 22h à l’issue d’une soirée et qui, invariablement, tirera jusqu’à 22h10 ou 22h15. Contrairement à une idée reçue, il n’y a là aucune volonté de rébellion mais, en premier, la volonté de marquer son indépendance par la maîtrise pleine et consciente de son temps. Je gère mon temps, donc je suis capable de me gérer moi-même, donc je suis autonome. La désynchronisation vaut, avant tout, émancipation.

Alors que les adultes considèrent le temps comme un facteur de vieillissement, les jeunes y voient donc une échappatoire. Les premiers le subissent, les seconds cherchent à le maîtriser. Il est à ce titre amusant de constater que certains adultes, las de subir les affres du temps, se mettent en tête de le défier, voire de s’en moquer. D’où, accessoirement, la mode des montres skull, ultime association sur un même cadran d’une mort qu’ils fuient et d’un temps qu’ils défient. Et de l’échec total de ces montres chez les jeunes qui, à cet âge, ne voient pas (encore) le temps comme un ennemi mais, au contraire, comme un allié qui leur permettra d’acquérir leur indépendance.

Aujourd’hui, demain... mais pas au-delà

Il est un lieu commun de dire que plus on avance sur le chemin de la vie, plus on est capable de se projeter. Un adulte raisonné est capable de se projeter sur plusieurs années en fonction de son univers socio-économique et de ses étapes sanctuarisées: évolution professionnelle attendue, mariage, enfants, etc. Un enfant, lui, ne raisonne guère souvent au-delà de sa semaine, de ses devoirs, tout au plus des prochains congés scolaires.

Le jeune est entre les deux et ne s’inscrit dans aucune de ces perspectives. On tend à le placer quelque part entre la vision «court terme» de l’enfant et celle «long terme» de l’adulte. Une sorte de passage transitoire. C’est une erreur. Il n’y a aucun allongement progressif allant d’une vision à court terme vers une vision à long terme. Il n’y a pas de «moyenne» qui se fait entre le temps de l’enfant et celui de l’adulte, et qui permettrait de comprendre le temps de l’adolescent entre les deux.

En effet, les jeunes réagissent le plus souvent par compression et décompression. Le phénomène de compression est avant tout celui associé à leurs études. Plus elles sont avancées, plus la pression est forte et leur temps comprimé. Or, on l’a vu, le temps étant pour les jeunes un facteur d’autonomisation, lorsqu’il est comprimé par une pression scolaire, ils le vivent extrêmement mal. Déprime, angoisses, stress, voire suicide des jeunes sont une conséquence de l’aliénation extrême de leur temps, précisément celui dont ils se servent pour s’émanciper. Retirer de leur temps aux jeunes revient à leur couper la route de leur indépendance.

«Le temps est devenu un facteur de stress, nous confie ainsi Loane, en 1ère année de médecine. J’ai peur du temps, il avance trop vite». En somme, alors que l’on doit préparer des jeunes aux projections sur le long terme propres aux adultes, on comprime leur temps, on les prive d’émancipation et on les retient dans le temps court de l’enfant, avec une vision à J ou J+1... tout en leur affectant des tâches d’une intensité extrême. Dans ces cas de figure, l’implosion est inévitable car l’on détruit le rapport naturel des jeunes aux temps.

Adieu passé, présent, avenir

Les jeunes doivent donc pouvoir utiliser le temps pour se construire. Seulement ce temps, à la différence de celui des adultes, est pour eux élastique. Les jeunes se promènent dans un temps qui n’est plus linéaire.

La raison de cette élasticité tient principalement en un mot: internet. Le web a développé une forme d’atemporalité chez les jeunes. Le meilleur exemple consiste en les réseaux sociaux. Facebook, parmi d’autres, est un canal de communication qui repose sur un concept absolument unique dans l’histoire: la timeline. En d’autres termes, la possibilité ouverte de partager un moment présent, d’envisager l’avenir, de revenir sur le passé en continuant à l’écrire, le partager, le commenter.

Il se crée ainsi un espace-temps virtuel, totalement déconnecté de la réalité, qui permet aux jeunes de jongler à leur guise avec la linéarité du temps, de se construire des souvenirs communs, de les modifier, de les altérer – voire de les supprimer! Facebook n’est pas qu’un réseau social: c’est une construction mémorielle collective déconnectée du temps réel. Comprendre le rapport des jeunes au temps, c’est aussi saisir leur capacité à aller et venir dans un temps non linéaire.

Me, myself & I

Ce rapport élastique au temps se matérialise le plus souvent par l’image. Comprendre le rapport des jeunes aux temps passe en très grande partie par leur rapport à l’image. Un exemple? Dans l’univers adulte, actuel ou celui de nos parents, la photo figée à une place prépondérante. Le cadre des enfants dans le salon, la photo des grands-parents sur un mur, un cliché de vacances en famille sur la table de chevet: l’image, seule, isolée, invariable, la fameuse «photo sur la cheminée» que l’on a vue chez tous nos grands-parents, véhicule un souvenir détenu par seuls ceux qui l’ont vécu et que l’on montre à seuls ceux qui sont invités chez soi.

Les jeunes évoluent dans une dimension «picto-temporelle» diamétralement opposée. L’image n’est plus personnelle, unique et captée sur l’instant. Elle est devenue surabondante, parfaitement maîtrisée et rendue accessible au plus grand nombre. Lorsqu’un jeune partage une image, il ne fait rien d’autre que déposer un marqueur temporel dans la vie et la communauté de ses pairs – qu’elle s’appelle Instagram, Snapchat ou autre, le principe est le même. Le message est: «J’ai vécu un temps personnel, je l’ai maîtrisé, immortalisé, à présent je le partage pour qu’il alimente les commentaires de mes pairs.» Et fatalement, que ce passé s’inscrive dans un présent éternel, qu’il ne s’efface jamais.

Et l’horlogerie, dans tout cela ?

Le temps des uns n’est donc pas le temps des autres. Emile Durkheim l’écrivait déjà en 1912. Néanmoins, le caractère hyperconnecté des jeunes du XXIème siècle a fondamentalement changé leur rapport aux temps. On l’a compris, il n’est pas une moyenne approximative du temps enfant et du temps adulte. Il est un moyen d’émancipation et, surtout, il est non linéaire, principalement incarné par le rapport communautaire et l’emploi massif de l’image, donc de l’égo.

DE L’ART DE LA SÉDUCTION... OU DE LA CONVICTION

Depuis quelques années, certaines marques peuvent tout de même se vanter d’entretenir un rapport privilégié avec les jeunes: Fossil et ses multiples licences, dont la très efficace Michael Kors, mais aussi Festina, Ice-Watch, Daniel Wellington, Calvin Klein, etc. Le succès est indéniable mais souvent ponctuel. Le goût des jeunes change rapidement et aucune de ces marques n’est capable de les accompagner durant leur transition vers l’âge adulte. Ces marques entretiennent un rapport de séduction envers les jeunes, et non un rapport de conviction sur lequel repose, elle, l’horlogerie traditionnelle, sur la base d’une proposition de valeur objective et argumentée, d’un héritage. Il reste entre séduction et conviction un fossé passablement infranchissable. Deux voies se dessinent actuellement pour le traverser: une seule marque, deux propositions horlogères dissociées (la stratégie du panier garni de TAG Heuer, avec d’un côté la Connected et, de l’autre, son horlogerie mécanique traditionnelle). Ou bien, plus tranché, une marque et de multiples sous-marques ciblant chacune leur public (la dispersion maîtrisée d’Armani avec Armani, Emporio Armani, EA7, Giorgio Armani, Armani Jeans, etc.). La première stratégie élargit son champ de tir, la seconde son nombre de canons. Dans les deux cas, le jeune est pris pour ce qu’il est: une cible... qui court vite!

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(Epuisé en français) Par Louis Nardin

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