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Longines: l’ordre de marche de Walter von Känel

INTERVIEW

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avril 2018


Longines: l'ordre de marche de Walter von Känel

À 76 ans, Walter von Känel dirige toujours Longines d’une main de fer. Colonel de l’armée suisse, personnage haut en couleur, charismatique, à la fois débonnaire et ferme, le «Chef» comme l’appellent ses troupes, a traversé bien des batailles et a su faire de Longines une vraie «machine de guerre» dans un segment de prix abordables souvent négligé par les états-majors de la Haute Horlogerie. Aujourd’hui, Longines est en route pour atteindre les 2 milliards de chiffre d’affaires.

Qui commande?

«Lorsque j’ai débuté chez Longines en 1969, le mot d’ordre était: la technique commande, le marché suit. Cela nous a pris un petit moment pour inverser cet état d’esprit. Jusqu’en 1988, Longines était d’ailleurs une «manufacture» (même s’il y a autant de définitions de ce qu’est une manufacture que de pages dans la Bible!) qui produisait des boîtes, des mouvements, y compris des chronographes, mais pas de cadrans ni d’aiguilles.

Quand la SMH (futur Swatch Group) a été constituée, une analyse a été faite et décision a été prise d’arrêter la manufacture et de travailler à 100% avec des mouvements ETA. Hayek Sr. avait décidé de distinguer clairement les marques, les manufactures et les services comme le chronométrage (lire à ce propos notre article sur Swiss Timing).

Et je peux vous dire que je ne le regrette pas, même si cela a pu être frustrant au début. Le 3 février 1988, j’ai donc dû informer les troupes qu’on arrêtait la manufacture et qu’on déléguait la fabrication de mouvements à ETA. Aujourd’hui, nous avons la chance d’avoir des coopérations de très haute qualité sur le développement des produits avec nos frères d’armes d’ETA. Nous avons donc réussi à changer l’état d’esprit chez Longines et depuis lors, le marché commande, la technique suit!»

Walter Von Känel
Walter Von Känel

La mission: occuper un territoire

«En 1984, Nicolas Hayek Sr. m’a donné une seule et unique mission: «Walter, tu vas être numéro un dans ta plage de prix.» C’est simple: un colonel qui reçoit un ordre aussi simple est satisfait!

Sur le plan des statistiques d’exportations de montres suisses, on peut se comparer sur la totalité et je peux vous dire que je me sens très bien dans ma plage de prix! Nous y faisons plus du tiers des exportations suisses entre 1’000 et 3’000 francs (prix publique recommandé) . Je réalise les deux tiers de mes ventes avec 50 références (niveau boîtes).

Nous avons produit l’an dernier environ 1,5 million de montres, mécaniques à 80%, équitablement réparties à 50/50 entre montres Hommes et Femmes, avec un effort marqué sur le trois aiguilles-calendrier. Avec la force de frappe industrielle de Swatch Group à nos flancs, Nick Hayek a annoncé que nous marchions vers les deux milliards de francs de chiffre d’affaires. C’est un marché de volume. Il y a du monde qui s’y intéresse, c’est normal... Alors, on a créé un «comité de réception» pour ceux qui viennent...»

Eclaireur sur le champ de mines électroniques

«A mes débuts en 1969, j’ai été envoyé aux Etats-Unis comme stagiaire. Par la suite, dans les territoires qui m’ont été attribués, je couvrais le Japon au moment où le quartz se développait. L’horlogerie était en train de changer, il fallait réagir.

Dans le domaine de l’électronique, nous avons utilisé le Dynotron en ce qui concerne les mouvements à pile, puis le Mosaba qui était un diapason en réponse à l’Accutron de Bulova. Sous pression des ventes, l’équipe de Longines est partie avec raison dans le quartz analogique. En 1969, nous avons lancé ainsi l’Ultra-Quartz puis nous avons commencé à acheter du quartz chez EM-Marin puis ETA. Pendant une période le quartz a été dominant, mais aujourd’hui il ne représente que 20% de notre production.

Sur le quartz, nous avons notamment lancé notre propre contre-mesure et étions précurseurs avec le V.H.P. qui avait des performances supérieures au quartz traditionnel – et que nous venons de relancer l’an passé.»

Portrait de Walter von Känel dans Europa Star en 1977
Portrait de Walter von Känel dans Europa Star en 1977

L’infanterie de base

«En ce qui concerne le mécanique, nous avions quelques calibres mécaniques manufacture très performants, qui ont été transférés à ETA. Cela nous a rapidement donné l’avantage, contrairement à d’autres marques, de pouvoir investir fortement sur la notoriété de la marque et sur le produit fini.

Et, grâce à l’excellente coopération avec ETA, nous avons développé deux mouvements spécifiques destinés à du gros volume, un pour Hommes et un pour Dames. C’est notre infanterie de base!

Pour le mouvement Hommes, nous sommes partis de l’ETA 2892A2, qui est devenu chez nous l’A31, avec des performances tenant compte de l’évolution de la production des composants. Dans la nouvelle collection Record, par exemple, l’A31 est en version silicium et COSC.

Le mouvement Dames représente plus ou moins 50% de nos montres automatiques. Historiquement, c’était l’ETA 2000/1, un calibre rond (diamètre 19.4, épaisseur 3.60mm) qui nous permet de faire des montres 25,5 mm, et que nous avons amélioré en lui donnant, aux côtés d’autres perfectionnements, +0,5 mm d’épaisseur: c’est devenu notre A20 et c’est un produit très important.

Et tout cela est réalisé dans les ateliers ETA spécifiques installés dans nos propres murs: 250 personnes s’y emploient.»

Machine de guerre industrielle

«Nous avons un degré d’automatisation de la production qui dépend des composants dont on parle. Si l’on parle des mouvements à gros volumes, c’est impressionnant de voir ce qu’ETA est en mesure de produire. Le symbole le plus fort de cette puissance industrielle est sans doute le Sistem 51 de Swatch. Et je suis très content que le groupe participe à l’automatisation ou à la mécanisation de la production de calibres. Pour un calibre aussi sensible que le Dames, je suis impressionné de voir les lignes de production: par exemple, on ne trouve plus les «bugs» d’autrefois sur les opérations de huilage, qui étaient liés à l’erreur humaine.

Ensuite, c’est également impressionnant de voir comment les fabricants de boîtes ont évolué. Tous les mois, je fais la tournée des fournisseurs. Les performances de la nouvelle génération des machines CNC qui font entre 20 et 30 opérations sont invraisemblables.

Dans le domaine des aiguilles il y a aussi eu une très grande automatisation, mais beaucoup moins sur les cadrans. Et là où la machine n’a pas pu remplacer la main de l’homme, c’est dans le polissage, en particulier des boîtes et des bracelets.»

Longines Legend Diver montre
Longines Legend Diver montre

Le champ de bataille du service client (CS)

«Vu les volumes que nous produisons, je suis très engagé dans le CS, qui a été fortement développé chez nous: je dis toujours que c’est la meilleure réclame qu’on puisse avoir, et aussi la moins chère. Un mauvais CS aujourd’hui se sait et cette information se diffuse à la vitesse de l’éclair sur les réseaux sociaux.

Tout le CS qui concerne les calibres de base est fait soit dans nos ateliers à St-Imier soit directement dans les 37 succursales du Swatch Group à travers le monde. Le niveau d’après, ce sont les détaillants. Les meilleurs sont agréés pour le CS et peuvent demander des composants. Nous avons aussi un atelier spécial Héritage où nous faisons tout le CS de la période manufacture de Longines, c’est-àdire les pièces allant jusqu’à 1988.

Le Swatch Group a fait un bond en avant sur la qualité et l’efficacité du CS, y compris les locaux de réception, pour qu’ils soient accueillants.

Mais l’ennemi public de la montre aujourd’hui, c’est le magnétisme. Je suis convaincu que nous allons faire un «big hit» avec le V.H.P. très résistant au magnétisme. La montre peut s’arrêter si l’on rentre dans une zone magnétique et elle rattrapera automatiquement le temps perdu.»

Longines Record collection
Longines Record collection

Flinguer le marché parallèle

«En ce qui concerne le e-commerce, nous venons d’ouvrir notre propre site en Chine après celui des USA. Nous vendons aussi au même prix, sans rabais, sur des plateformes de e-commerce, à commencer depuis l’an passé par TMall, une filiale d’Alibaba. Ou c’est le prix officiel, ou nous ne vendons pas!

J’ai rencontré à Pékin la directrice de TMall, qui vend aussi du parallèle. Or, nous luttons contre le parallèle: c’est ma guerre personnelle! J’ai flingué récemment des acteurs du marché parallèle en Italie, en Allemagne et en Autriche. Et je peux vous dire que ce n’était pas du petit volume... Nous mettons aussi la pression sur TMall pour qu’ils freinent le marché parallèle.

Depuis 1867, toutes nos montres ont un numéro de référence personnalisé sur le dos de la boîte donc tout notre réseau est traçable. Je sais immédiatement à qui j’ai vendu chaque modèle. Nos succursales ont l’obligation de relever les numéros des montres qu’ils vendent aux détaillants. Nous devons couper les vivres aux détaillants qui nourrissent ces marchés!

Nous avons récemment fait une saisie extraordinaire de montres du marché parallèle grâce à la douane chinoise avec qui nous entretenons de très bonnes relations et nous pouvons ainsi remonter les filières. Nous faisons de même en ce qui concerne les montres fausses. Nous produisons des quantités importantes, cela appelle malheureusement le marché parallèle ou la copie, c’est le prix du succès.»

Au pas de marche en Chine

«Nous sommes présents en Chine depuis un siècle et demi. Ce marché est considérable pour nous et le poids des Chinois se développe encore. Pour équilibrer nos marchés, nous devons faire un effort de promotion et de distribution en Europe et aux Etats-Unis. Mais ce sont des marchés très concurrentiels.

Nous n’avons heureusement pas eu de problèmes de surstocks. Tous les matins, je reçois les ventes par référence et par pays, et je peux continuer à me regarder dans le miroir!»

Soldat discipliné à Bâle

«Mon premier Bâle, c’était en 1969. A l’intérieur du Swatch Group, nous avons décidé que la question de Bâle était tranchée par le quartier général. Et nous sommes des soldats disciplinés, qui appliquons les décisions prises.

Pour nous, ce qui compte à Bâle, ce sont les détaillants. Et c’est dommage que les gros détaillants doivent venir deux fois en Suisse à cause des dates différentes entre Genève et Bâle... Ceci dit, nous avons toujours fait de très bonnes expériences à Bâle mais je n’y présente jamais une montre qui n’est pas d’ores et déjà en production. Je dois livrer dans la même année. Bâle c’est le premier test pour confirmer la pertinence de ce qu’on a mis dans le pipeline.»

Pas de quartier!

«Cette année, nous faisons un effort particulier pour consolider les collections V.H.P. et Record introduites l’an passé: nous lançons ainsi un Chrono V.H.P. Conquest et un modèle Record acier-or.

En 2018, Longines a connu un départ extraordinaire. Sur janvier, je peux vous dire que j’en tombais des nues. Et j’ai de plus en plus d’informations qui indiquent que Longines serait devenue la troisième marque horlogère suisse (CA consolidé). C’est bien parti pour tout le monde en 2018 et pour le Swatch Group, c’est encore mieux.

Mais jusqu’à présent, la meilleure année de notre histoire, cela reste tout de même 2014.»