L’horlogerie indépendante


Franck Dubarry, ce casseur de codes

RENCONTRE

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avril 2018


Franck Dubarry, ce casseur de codes

Contractuellement, il devait de se tenir à l’écart du monde de l’horlogerie durant une décennie, après la vente de TechnoMarine. C’est via un concours de circonstances impliquant... Apple, que ce créateur impatient, entrepreneur à succès qui a parmi les premiers «cassé» les codes puristes de la branche dans les années 2000, a fait un retour remarqué plus tôt que prévu, cette fois à travers sa marque éponyme. Portrait.

Certains entrepreneurs ne semblent pas tenir en place, pour une raison simple: ils puisent l’adrénaline qui les motive dans la création de nouveaux produits ou de nouveaux services, bien plus que dans la gestion opérationnelle sur la durée. C’est clairement le cas d’un Franck Dubarry, autour d’un fil rouge, celui du branding. Toujours avec un côté avant-gardiste, visionnaire, volontiers provocant - mais cohérent, qui justifie pleinement l’expression «on ne peut pas plaire à tout le monde», tout en faisant bouger les lignes de l’équation créative.

Jugez-en: le quinquagénaire français, d’abord conseiller en communication pour des marques internationales comme Nespresso, a été, au cours de sa carrière prolifique et précoce, tour à tour spécialiste en licences internationales, consultant aux États-Unis en propriété intellectuelle, publicitaire et Industriel dans les arts graphiques à Paris, puis horloger en Suisse et à Hong Kong de 1998 à 2007.

En associant plastiques injectés translucides et diamants sur la lunette, Franck Dubarry crée un style d’un nouveau genre dans les années 2000, qui marque les esprits, avec l’ambition de faire passer l’horlogerie du noir et blanc à la couleur.

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Après la vente de sa marque horlogère TechnoMarine, Franck Dubarry crée successivement un complexe immobilier autour du polo en Argentine, cofonde avec des ex-actionnaires de la marque Pandora un concept de chaine de restaurants type healthy café / fast food en Amérique du Nord («Dr Smood»), lance un traqueur de bagages via une application sur smartphone, sans oublier d’investir dans le cinéma aux Etats-Unis, le café éthique et le fitness en Suisse. N’en jetez plus...

Aujourd’hui, Franck Dubarry est de retour sur le devant de la scène horlogère. Une scène qui a fortement changé durant sa décennie d’absence. Sans surprise puisqu’il a précisément été moteur de ces changements, via sa marque TechnoMarine, fondée en 1998, précurseur dans le mélange des matériaux (silicone, plastiques injectés ou caoutchouc et diamants), des designs audacieux... pour ne pas dire «bling-bling», qui ont depuis lors fait école*. L’entrepreneur a contribué à débrider une industrie horlogère jusqu’alors plutôt sage, ce qui a à l’époque suscité la controverse. Mais ce style horloger tout sauf protestant est aujourd’hui très répandu.

 TechnoMarine: l’horlogerie branchée, fin de millénaire

«C’était un milieu conservateur, se rappelle Franck Dubarry, rencontré à Miami, où il vit en famille. Mon style a pu choquer certains horlogers. Nous avons même eu des ennuis avec la foire de Bâle, sous la pression de certains, et avons été obligés d’exposer un an en-dehors des murs du salon avec TechnoMarine.»

En 1997, après avoir vendu son agence publicitaire à succès en France (Naf-Naf ou Nespresso figuraient parmi les clients), l’entrepreneur – qui a tendance à s’ennuyer assez rapidement, on l’aura compris – décide de créer sa propre marque et commence à s’intéresser au domaine de l’horlogerie. Il se rend à Hong Kong. Son idée: apporter un «territoire de loisir et ramener un morceau de vacances au client, un peu à l’image des bracelets brésiliens». Il choisit de se baser sur le plastique et la transparence, pour concevoir une première montre de plongée. C’est la naissance de TechnoMarine.

«Mon idée était de créer un accessoire de mode à prix abordable, qui amène de la couleur dans l’horlogerie, un peu comme Versace l’avait fait dans le vêtement. Je me suis très vite retrouvé dans le haut niveau de la distribution sélective, dans des magasins haut de gamme: j’étais étonné qu’un public avec des moyens achète des montres à 250 dollars... Je me suis alors rendu compte que pour que mes produits perdurent, ils devaient prendre de la valeur et ainsi conserver ce niveau de distribution sélective.»

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Culture hip-hop, silicone et diamants

Dans la culture populaire, c’est l’époque de l’essor du hip-hop et des voitures américaines dont les enjoliveurs chromés faisaient fureur. «Les rappeurs portaient des bagues et des colliers en en métal chromé, appréciés particulièrement pour leur capacité à réfléchir la lumière. Je me suis demandé: qu’est-ce qui pourrait renvoyer encore plus de lumière? Un jour, l’idée a jailli: le diamant, bien sûr! A l’époque, les diamants n’étaient réservés qu’aux montres joaillères.»

En associant plastiques injectés translucides et diamants sur la lunette, Franck Dubarry crée un style d’un nouveau genre, qui marque les esprits, toujours dans l’ambition de faire passer l’horlogerie du noir et blanc à la couleur, y compris dans le créneau haut de gamme. Les montres sont livrées avec un tournevis et deux bracelets de couleurs différentes. Les prix s’envolent. «En une année, TechnoMarine a multiplié son chiffre d’affaires annuel par cinquante, passant de 600’000 dollars à 35 millions de dollars!» L’industrie se retrouve prise de court par cet électron libre issu hors du sérail et qui assemble ses montres quartz colorées au Tessin avec des composants asiatiques... Ascension rapide: bientôt, TechnoMarine aura ouvert plus de 2’500 points de vente dans une centaine pays, pour des volumes annuels de 250’000 montres.

«Je me considérais comme un designer, souligne Franck Dubarry. C’était une période d’effervescence créative. Par exemple, nous avons introduit des bracelets en vison ou encore des montres avec des tatouages, de la nacre de toutes les couleurs...» Si le prix moyen des modèles est de 3’000 dollars, l’entrepreneur vient aussi titiller les complications mécaniques, lançant des «tourbillons Spider-Man» à 100’000 dollars après la signature d’une licence avec Marvel**.

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Communication de rupture

«La plupart des observateurs disaient que ce succès ne durerait pas, on ne me voyait pas sur la durée cassant les codes si brutalement, poursuit Franck Dubarry. Mon avantage résidait cependant dans le grand nombre de nouveautés que je sortais chaque année: le catalogue comprenait environ 350 références, dont systématiquement un tiers de nouveautés. Je pouvais aussi compter sur une clientèle enthousiaste et des campagnes de communication très fraîches en marge avec les codes feutrés de l’industrie.»

Dans l’histoire horlogère récente, l’entrepreneur semble avoir ainsi agi comme une «courroie de transmission» entre le monde du fashion coloré, arrivé par le bas, et la montée en gamme de l’horlogerie que l’on observera sur des produits de rupture – et sur des prix qui finiront par être bien plus élevés, à l’image des Richard Mille ou Hublot pour n’en citer que deux. Franck Dubarry souligne d’ailleurs que TechnoMarine n’était pas une marque de luxe en soi, mais une «société qui affichait des stratégies premium» et qui reposait sur trois piliers fun, fashion, sophistication, proche des couleurs et de l’esprit des vacances***.

Dans l’histoire horlogère récente, l’entrepreneur semble avoir ainsi agi comme une «courroie de transmission» entre le monde du fashion coloré, arrivé par le bas, et la montée en gamme de l’horlogerie que l’on observera sur des produits de rupture.

L’entreprise s’est-elle retrouvée dépassé sur sa gauche par un Ice-Watch, et sur sa droite par un Hublot? Elle est en tous les cas de celles qui ont tôt posé les bases d’un style horloger très décontracté, et qui n’hésitera plus à associer matériaux dits «nobles» et de masse. Cette époque correspond à une grande période de ruptures horlogères, comme Europa Star l’a décrypté dans de nombreuses éditions. Cet éclatement des codes conduira du reste à une «contre-révolution du vintage», au cœur de laquelle l’industrie horlogère évolue actuellement, loin des couleurs excentriques des années TechnoMarine, qui fut aussi le produit des prémices de l’effervescence qui mènerait à la révolution digitale.

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Sauvé par le gong

La marque existe toujours, acquise par le groupe horloger Invicta, lui aussi basé à Miami et qui l’a transformé en compagnie bien meilleur marché que sous l’ère de son fondateur. Ce dernier n’entretient plus de liens avec TechnoMarine.

Pourquoi l’avoir revendue? «J’aspirais à cette époque à de nouvelles expériences personnelles et professionnelles et cette vente me donnait les moyens de réaliser ces expériences nouvelles. De plus je faisais du sur-place, je m’ennuyais… Il y a toujours une première génération de managers qui créent les sociétés et ensuite une génération qui les gère. Moi je suis plutôt dans la création des start-ups et je m’ennuie assez rapidement si je n’ai pas d’adrénaline qui me permet de faire la croissance!»

Trois semaines avant le début de la crise financière de 2007 (!), Franck Dubarry vend donc TechnoMarine et s’engage sur un contrat de non-concurrence d’une durée de dix ans****. Nouveau changement de cap. Cet esprit fertile retourne aux études avec un MBA finances réalisé entre NYU Stern, London School of Economics et HEC Paris, et une diversification d’abord dans... le caviar suisse, à travers la création de la société Kasperskian, fondée durant son MBA et dont le principal actionnaire est aujourd’hui Peter Brabeck-Letmathe, ancien président du groupe Nestlé. Puis dans le polo, avec la création d’un complexe immobilier en Argentine destiné aux amateurs de ce sport et baptisé TechnoPolo – un «univers» qu’il affectionne par sa vie sportive depuis plus de deux décennies et que l’on retrouve d’ailleurs très fortement dans sa nouvelle marque de montres.

Projet Apple et retour aux affaires

S’il a pu revenir aux affaires dans l’industrie horlogère plus rapidement que prévu, c’est grâce à... Apple, qui développe alors son concept de iWatch. «Le responsable de leur stratégie Premium, Paul Deneve, qui était l’ancien CEO d’Yves Saint-Laurent, m’a contacté et nous avons commencé à discuter et à correspondre. Mais rapidement, il y a eu des points auxquels je n’adhérais pas, comme le cadran noir. Je crois qu’une montre doit garder ses atouts sociaux-culturels, elle doit juste se mettre au rythme de l’époque où l’on vit. Je ne croyais pas non plus à leurs projections de ventes. Le côté geek ne suffit pas.»

Cela lui aura tout de même permis de se libérer de sa clause de non-concurrence, en accord avec les détenteurs de TechnoMarine. Fin 2014, il commence donc à réfléchir à un nouveau projet horloger, cette fois avec la volonté de partir dans le mécanique. «Je ne voulais pas refaire TechnoMarine, mais associer un univers horloger suisse avec mes expériences dans le sport et dans le design, apporter un peu de mes expériences et de mes goûts, avec cette fois plus de maîtrise dans la partie mécanique et industrielle.»

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Le pop-sportif mécanique

Cette partie industrielle passe par le rapprochement avec une usine jurassienne anciennement contrôlée par Franck Muller, et qui aujourd’hui réalise la fabrication des modules et l’assemblage des montres qui portent désormais le nom de Franck Dubarry. En terme de design, on retrouve le caractère exubérant et coloré du créateur, autour du polo, des arts martiaux, du graphisme, du tatouage, de l’Art nouveau, de l’Argentine.

Ainsi de l’utilisation des motifs issus du Fileteado Porteno, un art graphique argentin importé par les immigrant italiens dans les années 1920. Le positionnement prix, lui, est par conséquent plus élevé que celui de TechnoMarine. Plusieurs modèles dépassent ainsi les 20’000 francs, mais avec un cœur de gamme entre 7’000 et 9’000 francs. Au diamant s’est substitué l’or, au quartz la mécanique!

«Je ne voulais pas refaire  TechnoMarine, mais associer un univers horloger suisse avec mes expériences dans le sport et dans le design, avec cette fois plus de maîtrise dans la partie mécanique et industrielle.»

Franck Dubarry, ce casseur de codes

Le lancement effectif de la marque a en réalité lieu cette année, après deux ans de gestation. Lorsqu’on lui fait remarquer que ses montres font penser à l’univers d’autres horlogers, comme Hublot, et qu’elles se démarquent moins que du temps de TechnoMarine, la réponse est assumée...

«C’est à cause de la forme de la lunette: demandez donc à Hublot si leur lunette ne fait pas penser à Audemars Piguet! On surfe toujours un peu sur ce qui existe déjà, en termes de tendances de marché. Au fond, quelques marques et créateurs ont laissé leur empreinte dans une industrie dont découle aujourd’hui des centaines de marques et des millions de produits. La Oyster de Rolex a très largement influencé toute la gamme des montres sportives. Puis le génie du regretté Gérald Genta avec la Royal Oak ou la Nautilus ne cesse d’influencer le marché. En revanche, les pièces de ma collection sont multiculturelles: elles peuvent certes appartenir à des styles qui font penser à un tel ou un tel, mais elles ont leurs propres caractéristiques graphiques. Ce sont des œuvres créatives originales!»

Horlogerie 2.0

La distribution démarre, notamment via des concept stores, comme feu Colette a Paris, rebaptisé «Nous» dans le nouveau local géré par l’ancienne équipe de la mythique enseigne, ou Vault, sur Lincoln Road à Miami Beach, pour en citer deux. La demande émane particulièrement du Moyen-Orient, de Chine, de Taïwan et du Japon, ce qui ne surprend guère vu les motifs, couleurs et designs des premières lignes de la marque.

Puisque les temps ont bien changé en dix ans, quid de la vente directe sur internet? «C’est un point essentiel, qui nous amène à la question de savoir comment va être structurée l’industrie horlogère, répond Franck Dubarry. Je crois qu’on arrive à un moment où la structure de distribution et d’intermédiation va fortement évoluer. Pour ma part, je pense qu’il faut créer des séries spéciales exclusivement sur internet. Le web ne doit pas servir à brader des pièces. L’époque où l’on pouvait travailler sur une marge de plus de 50% et donner au distributeur 40% est finie. Les fabricants doivent baisser leurs marges pour que la mixité des systèmes de distribution et de vente permette, in fine, de conserver la même marge brute.»

Quand la disruption devient la norme

Parallèlement à la disparition de certains détaillants, on voit des prix moyens en baisse dans l’industrie. Dans cette configuration, quel aspect aura la boutique physique du futur, puisque tout ne pourra pas se faire en ligne? «Je crois beaucoup à la création de nouveaux espaces très originaux, comme ce qu’a fait Nespresso dans le monde du café. Mon rêve, ce serait de prendre un espace au troisième étage d’un immeuble de la place Vendôme et de le transformer en lieu d’expérimentation de la marque! Les boutiques doivent devenir des points de destination en elles-mêmes, avec une identité forte. Une marque émergente comme nous doit créer le buzz et susciter l’envie.»

«Je crois beaucoup à la création de nouveaux espaces très originaux, comme ce qu’a fait Nespresso dans le monde du café.»

Enfin, suite à son retour, comment Franck Dubarry pense-t-il être perçu dans une industrie qu’il a contribué à remuer de fond en comble et qui, malgré ce que l’on entend parfois, a fortement changé en dix ans?

«Je crois qu’ils sont attentifs et j’ai de bonnes relations avec cette industrie! Je redécouvre avec beaucoup de passion ce métier que j’aime énormément. Et j’ai peut-être une surprise à vous annoncer... Enfin, on en reparlera: les choses vont encore bouger dans cette industrie!»

*Lire TechnoMarine is back in the headlines

**Lire TechnoMarine is alive and well!

***Lire Technomarine, the Maoris and Spidergirl

****Lire TechnoMarine, the facelift before the transplant