Baselworld


Sauver la foire de Bâle

DÉBATS & RÉFLEXIONS

English Español Pусский
août 2018


Sauver la foire de Bâle

Suite au départ du Swatch Group, les vautours volent en cercles rapprochés au-dessus de Baselworld. Situé dans une capitale de l’art, le salon devrait à présent se consacrer autant si ce n’est davantage au culturel qu’au commercial. Car l’horlogerie mécanique du 21ème siècle à succès se vend pour sa rareté, son histoire, son style et son caractère exceptionnel d’objet d’art porté à bras le corps dans un monde devenu fou de désincarnation et de zapping. L’obsession du chiffre doit céder la place à celle du bon goût.

S

on principal concurrent est une fondation culturelle genevoise. Son siège est une ville reconnue au niveau international pour le rayonnement de son art. Son site même est signé par des architectes vénérés. Et pourtant, étrangement, Baselworld semble être passé à côté d’une transformation fondamentale de l’horlogerie: la montre mécanique est devenue à la fois une forme d’art contemporain apprécié des fortunes de ce monde et une véritable culture drainant les passions des plus jeunes pour ces trésors d’ingéniosité.

Loin de tuer la montre en lui ôtant sa fonction de base, le virtuel a renforcé l’attrait pour l’objet physique. Instagram n‘a pas donné un coup de vieux à l’horlogerie, il a redonné leurs lettres de noblesse aux montres anciennes! Le temps court des réseaux sociaux a rendu toujours plus séduisant le temps long de l’industrie horlogère, comme nous l’expliquions dans une récente chronique autour du succès de l’opération Speedy Tuesday d’Omega, ce poids lourd qui va quitter Bâle...

Instagram n‘a pas donné un coup de vieux à l’horlogerie, il a redonné leurs lettres de noblesse aux montres anciennes!

Les meilleurs vendeurs n’évoquent presque jamais de chiffres. Lorsqu’on en arrive à une négociation purement comptable, quelque chose manque. L’enthousiasme, sans doute! Or, à Baselworld, l’enjeu principal pour les marques est devenu celui du prix au mètre carré, pour les détaillants celui du prix de la chambre d’hôtel, pour les journalistes celui du prix de la Bratwurst, et pas un projet porteur de passions. Ce sont pourtant, aujourd’hui plus que jamais, ces «émotions», rabâchées à satiété par les marques, qui font vendre des montres à plusieurs dizaines de milliers de francs de Dubai à Singapour.

A Bâle, la gestion chiffrée a malheureusement pris le pas sur l’ambition culturelle, voire existentielle, d’un événement global consacré à l’horlogerie. Au point de devenir une obsession qui aveugle, alors même que les budgets des marques se trouvent éclatés entre une multitude toujours plus grande d’investissements dans des boutiques en propre, de nouvelles plateformes de e-commerce, des événements locaux à destination des collectionneurs... Bref, ce poste budgétaire n’entre plus dans le cadre d’ensemble.

Les meilleurs vendeurs n’évoquent presque jamais de chiffres. Lorsqu’on en arrive à une négociation purement comptable, quelque chose manque. L’enthousiasme, sans doute!

En tant que journalistes, nous sommes nous-mêmes bien placés pour observer à quel point le monde a changé rapidement. Les investissements dans le print ne sont bien entendu plus ce qu’ils étaient dans les années 1990. Nous prenons acte de cette nouvelle réalité. Et pourtant: l’âge d’or du journalisme n’est pas derrière nous. Bien au contraire! Après une période de «digestion» de la disruption numérique, nous observons d’ailleurs une forte recrudescence d’intérêt pour ce bel objet physique qu’est le magazine.

Comme pour la montre, le tout-virtuel redonne de la valeur à ce qui est bel et bien tangible: nous demandons des interviews pour nos nouveaux sites web, et on nous parle tout de suite de notre prochaine édition papier! Cet automne, nous mettrons en ligne notre première salve d’archives numérisées, soit 50’000 pages qui retraceront la grande aventure horlogère. Formidable époque qui voit le neuf revaloriser l’ancien! La culture horlogère est en forme... et les chiffres suivent.

Le tout-virtuel redonne de la valeur à ce qui est bel et bien tangible. La culture horlogère est en forme... et les chiffres suivent.

Et là se situe justement la valeur ajoutée de Baselworld: il s’agit d’un rituel humain, tangible, enraciné dans la «saison» horlogère. Cet événement devrait être à l’horlogerie ce que la Coupe du Monde est au ballon rond, si l’on trace la parabole footballistique. Or la FIFA, cette énorme machine à cash, n’évoque que les émotions et la sueur, fait constamment monter les enjeux, accentue la rivalité entre les stars. Sa contribution énorme à la culture globale du football, en tant qu’«association», en fait un énorme succès commercial, qui survit à tous les scandales.

Baselworld, plutôt que de s’accrocher à son empire en péril, devrait placer la culture de l’horlogerie avant la culture du chiffre.

Cet événement devrait être à l’horlogerie ce que la Coupe du Monde est au ballon rond, si l’on trace la parabole footballistique.

Comment? D’abord avec de l’audace! Car son image actuelle, celle d’une foire en déshérence, est le premier obstacle existentiel à dépasser pour le nouveau management qui vient de prendre les rênes de la foire et se trouve immédiatement confronté à une crise majeure avec le départ annoncé de son principal exposant.

Par exemple, donc, en intégrant davantage ceux qui sont dans le collimateur de toutes les marques horlogères globales, avec la montée en gamme de l’horlogerie depuis plus d’une décennie: les collectionneurs.

Commençons d’abord par arrêter d’opposer le client final au client professionnel. Les détaillants sont des experts régionaux qui, s’ils ont survécu aux remaniements drastiques de la chaîne de distribution horlogère de ces dernières années, sont toujours là pour une bonne raison: leur carnet d’adresse, l’accès aux collectionneurs de leur région, leur dialogue permanent et culturel – pas uniquement chiffré – avec eux.

Son image actuelle, celle d’une foire en déshérence, est le premier obstacle existentiel à dépasser pour le nouveau management qui se trouve immédiatement confronté à une crise majeure avec le départ annoncé de son principal exposant.

Imaginons que les recettes engrangées par MCH, la maison-mère de Baselworld, servent pour partie à convier des détaillants reconnus du monde entier pour une «expérience» (le mot à la mode) avec un ou plusieurs de leurs meilleurs clients finaux.

Sur place, imaginons que loin de se contenter de stands – certes imposants – l’«expérience» Baselworld se retranscrive dans la réalité par des grandes rétrospectives horlogères avec des pièces exceptionnelles (le musée d’horlogerie de Genève, fermé depuis quinze ans, en aurait quelques-unes à disposition...), des expériences interactives au cœur du mouvement horloger, des panels de conférenciers sur les sujets chauds de l’industrie, sans langue de bois.

Concevons que cette foire, devenue «B to B to C» afin de réunir véritablement le meilleur de l’horlogerie, ne se contente pas des Ateliers pour exposer, comme un palliatif imposé, l’artisanat horloger... Rêvons d’une foire qui ne donne pas non plus l’impression de toujours favoriser les plus grands, au détriment, au fil des années, des marques indépendantes et des sous-traitants – ceux-là même d’où part justement l’innovation horlogère – et qui au final ne contente personne. Rêvons donc d’une foire plus «horizontale», en phase avec la culture managériale de notre époque.

Cette foire doit devenir «B to B to C» afin de réunir véritablement le meilleur de l’horlogerie!

Envisageons l’apport que pourrait fournir une participation de grandes maisons de ventes aux enchères, qui sont devenues les vrais nouveaux rendez-vous mondiaux des collectionneurs. Ce n’est pas qu’affaire de gros sous: la foire, avec ses riches archives, peut compter sur des ressources culturelles puissantes pour proposer de l’inédit.

Souvenons-nous de la file de visiteurs il y a deux ans devant l’expérience d’immersion virtuelle offerte par Samsung, acteur tout sauf horloger. Imaginons maintenant la foire, avec sa manne financière historique (certes en perdition), investir dans des plongées 4D innovantes dans les secrets de l’industrie horlogère. Et explorer tout le potentiel des nouvelles technologies de la connexion pour l’horlogerie. Réconcilions là aussi le virtuel et le physique!

Souvenons-nous de la file de visiteurs il y a deux ans devant l’expérience d’immersion virtuelle offerte par Samsung, acteur tout sauf horloger.

Battons-nous (là, je prêche pour notre paroisse) pour la création d’un vrai espace central consacré aux beaux livres horlogers et à la culture de l’écrit, lieu dédié à la mémoire et au patrimoine si prisés aujourd’hui des Millenials. Avec par exemple, en exclusivité, des extraits d’archives tirés de la main même des pères de l’horlogerie. La Fondation Bodmer à Genève donne un bel exemple de ce que l’on peut réussir à faire en la matière, en mariant écrits anciens et technologies ultra-contemporaines.

Proposons un grand invité du monde des arts, convié à poser son regard sur l’horlogerie. Ulysse Nardin exposait des œuvres de Damien Hirst sur son stand au SIHH... L’organisateur d’Art Basel a, nous n’en doutons pas, les moyens et les réseaux nécessaires pour pareille initiative!

Baselworld appartient certes à MCH, en tant qu’entité chiffrée. Mais la foire de Bâle, plus que centenaire, appartient à toute l’industrie en tant qu’entité culturelle. Sa disparition serait un signal tout sauf positif, à commencer pour ce patrimoine horloger qui constitue aussi le meilleur argument commercial de l’industrie aujourd’hui. La catharsis horlogère ne doit pas reposer sur la destruction de ses rituels ancestraux...

Baselworld appartient certes à MCH, en tant qu’entité chiffrée. Mais la foire de Bâle, plus que centenaire, appartient à toute l’industrie en tant qu’entité culturelle.