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La débandade

SALONS, LA THÉORIE DES DOMINOS

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octobre 2018



Et de quatre. Le même jour, on a appris que Raymond Weil quittait Baselworld dès 2019, puis qu’Audemars Piguet et Richard Mille quittaient le SIHH dès 2020. Une semaine plus tard, c’est au tour de Corum d’annoncer son départ de Baselworld dès la prochaine édition. L’avenir des Foires – ou des Salons, pour faire plus «chic» - est-il en jeu? Et quelles seraient les conséquences de la disparition de ces rassemblements physiques communautaires?

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Il y a 50 ans, on disait déjà que le commerce traditionnel était mort et que l’avenir appartenait aux «machines à vendre automatiques»… Dans cette publicité parue en 1968 dans les colonnes d’Europa Star, on peut notamment lire : «Les nouveaux produits horlogers comme la montre électronique, demain la montre quartz et, dans les années à venir, la montre téléphone, dictaphone, ordinateur ou TV vont avoir un profond impact sur le commerce de détail.» Il aura fallu 50 ans pour que cette prophétie se réalise… Europa Star 3/1968


A l’annonce du départ du Swatch Group de Baselworld, tous les commentateurs, y compris nous, ont accablé Baselworld de tous les maux. La grande foire rhénane aurait péché par arrogance, se serait montrée trop avide et du haut de sa position présupposément acquise - on ne dit pas Basel, on dit «BaselWORLD» - incapable de s’adapter à la nouvelle configuration des marchés, à la culture milléniale et aux nouveaux usages digitaux. Basel n’aurait pas compris que son utilité n’était plus strictement commerciale mais qu’elle devait se transformer en «forum», en agitateur culturel, en caisse de résonance médiatique, en lieu de lobbying de l’horlogerie mondiale.

Tous, nous avons mis en avant le contre-exemple du SIHH, louant son ouverture récente, son sens de l’accueil, sa volonté de dépasser son image trop «richemontienne», son virage bien négocié vers la «foire» 2.0. C’était se tromper de diagnostic.

Tous, nous avons mis en avant le contre-exemple du SIHH. C’était se tromper de diagnostic.

Jeux de dominos

Que Raymond Weil décide de quitter un Baselworld déserté par le Swatch Group, n’est pas une surprise. C’est un effet domino. Son CEO Elie Bernheim l’exprime très directement: «Les marques comme Longines, Omega, Tissot, Rado, Mido, Hamilton sont toutes des marques qui sont dans mon environnement concurrentiel. Je ne suis pas sûr que les distributeurs continueront de venir à Bâle si ces marques n’y sont plus…» Et d’autres dominos, privés de l’effet aspiratoire du Swatch Group, pourraient ainsi tomber à leur tour. A commencer par Corum, qui vient officiellement de jeter elle aussi l’éponge. Son CEO, Jérôme Biard s’en est expliqué avec ces mots: «Nous travaillons dur, avec succès, pour remettre Corum sur le chemin des belles années de la marque ; celles où Corum occupait le premier espace à l’entrée de la Foire de Bâle. Aujourd’hui, notre priorité absolue est le détaillant, le client final avec le journaliste comme prescripteur de la marque. Il nous faut donc changer de concept et investir notre budget alloué à ce type d’évènement autrement.»

Mais l’annonce inattendue et concomitante des départs d’ Audemars Piguet et de Richard Mille du SIHH remet les pendules à l’heure, si l’on ose dire.

Ce n’est pas tant un salon comme ci ou un salon comme ça qui compte, c’est l’idée même de salon qui est en train de se dissoudre. Et cette transformation obligatoire des salons ne concerne pas seulement l’horlogerie, loin de là. On peut observer les mêmes phénomènes de désaffection des salons traditionnels dans l’automobile, la mode, l’édition…

Tous les partants justifient leur départ avec peu ou prou le même discours: «positionner les clients au centre de la stratégie commerciale», «établir des relations directes et personnelles» avec ceux-ci, dans un contexte de «réduction drastique», dixit Richard Mille, des détaillants généralistes et de reconfiguration générale de la distribution.

Mais la nature ayant horreur du vide, en lieu et place de grands rendez-vous collectifs, il faut mécaniquement s’attendre à une prolifération de rendez-vous et d’événements «privés» dont une des conséquences sera l’atomisation du discours général mené autour de l’horlogerie.

Si certaines – les plus fortunées des marques - parviendront à tirer leurs marrons du feu, d’autres, disons pour simplifier et sans que ce soit dépréciatif, le «marais» central de l’horlogerie, s’en trouveront durablement pénalisées.

Si certaines – les plus fortunées des marques - parviendront à tirer leurs marrons du feu, d’autres, disons pour simplifier et sans que ce soit dépréciatif, le «marais» central de l’horlogerie, s’en trouveront durablement pénalisées.

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L’Histoire se répète. En 1991 déjà, alors que le Salon de Bâle essaie de se remettre du départ du SMH Group – futur Swatch Group – et des marques comme Omega, Longines, Ebauches SA – à Genève se lance la «Geneva International Luxury Watch Fair», avec cinq exposants réunis autour de Cartier, embryon de ce qui deviendra le SIHH. Europa Star 4/1991

Conséquence des concentrations

Cette évolution va de pair avec la concentration de l’horlogerie en plusieurs forts blocs ou puissances rivales. Mais elle se fait au détriment des marques plus fragiles ou plus main stream, qui, en l’absence d’événement fédérateur, auront désormais toutes les difficultés du monde à attirer les projecteurs sur elles.

Le groupe Movado, en « précurseur» de cette évolution, a ainsi organisé l’année dernière en Suisse son propre «Davos» des neiges, censé remplacer sa massive présence bâloise. Qui en a parlé au-delà de l’entre-soi du cercle réuni lors de ce «sommet» ? Quasiment personne en dehors de la seule presse spécialisée, et encore!

Les grands organes de presse et média du monde entier, les CNN ou les New York Times, tout comme les myriades de blogueurs et autres «influenceurs» qui se déplaçaient jusqu’à Bâle ou au SIHH, où ils pouvaient remplir leur panier à volonté et composer des présentations transversales éclairant l’évolution globale de l’horlogerie, hésiteront à faire le déplacement pour des marques dispersées, avec le risque encouru d’être plus promotionnels que journalistes (mais on le sait bien, hélas, dans tous les domaines la promotion et la «communication» est en train de prendre le pas sur l’analyse et la présentation objective.)

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Europa Star 4/1991 - cliquer sur l’image pour voir l’article complet

La nécesité des grands rendez-vous «mammifères»

De toute évidence, l’horlogerie va pâtir de l’absence de ces grands rendez-vous «mammifères» comme les qualifie judicieusement notre confrère Grégory Pons. A Bâle, tout particulièrement, l’aspect «démocratique» d’un rendez-vous mélangeant physiquement petits et grands va être sérieusement mis à mal, et ce dès cette année. Mais à ce jeu-là, tous, petits. moyens et grands, seront perdants sur la durée. Il manquera une émulation commune, un partage d’expériences et de connaissances, une confrontation productive entre tous les acteurs, si divers, d’une même branche.

Et la diversité, c’est la richesse.

En tant que journalistes spécialisés, Bâle – et le SIHH dans une moindre mesure – nous permettait chaque année de faire des rencontres inattendues, out of the box et de mettre ainsi en lumière des initiatives originales, parfois révolutionnaires. Car à Bâle, où se pressaient tous ceux qui, de très près ou d’un peu plus loin, avaient quelque chose à voir avec l’horlogerie, et ce bien au-delà des seules marques elles-mêmes, la surprise, l’étonnement pouvaient surgir non seulement de l’intérieur des stands eux-mêmes, mais dans les allées, les couloirs, les bistrots alentour.

Pas un Baselworld sans être ainsi abordé par un «fou d’horlogerie» ayant concocté telle ou telle invention, produit, innovation dans son coin et anxieux de faire découvrir à la «communauté» horlogère le produit de son esprit et de ses mains. Mais s’il n’y a plus de «communauté»…

Pas un Baselworld sans être ainsi abordé par un «fou d’horlogerie» ayant concocté telle ou telle invention, produit, innovation dans son coin et anxieux de faire découvrir à la «communauté» horlogère le produit de son esprit et de ses mains. Mais s’il n’y a plus de «communauté»…

En plus de vingt ans de présence, certains «Mozart» sont ainsi sortis de l’anonymat. Les «Rolex» du futur errent peut-être dans les allées…

Mais s’il n’y a plus d’allée, il n’y aura plus d’échanges, d’espoirs fous ou vains, de vie, en somme. Car désormais, les plus cotés préfèrent l’entre-soi uniforme, stérile et policé au désordre fructueux de la foule bigarrée.

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Dans une vidéo mise en ligne le 27 septembre, Michel-Loris Melikoff, nouveau Managing director de Baselworld, compare sa tâche à la navigation à voile. Mais il lui faudra affronter plus que les eaux calmes d’un lac helvétique pour tenter de rejoindre de «nouvelles rives». CLIQUER SUR L’IMAGE POUR VOIR LA VIDEO