Le marché horloger français


Besançon: la prochaine génération

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Besançon: la prochaine génération

Dans une région horlogère sinistrée depuis les années 1990 et très affectée par la crise touchant actuellement le voisin suisse, plusieurs marques ont été récemment créées, comme Utinam, Lornet, Humbert-Droz ou encore Phenomen. L’annonce de la liquidation judiciaire de Pequignet, un emblème très apprécié de la région, a semé un profond désarroi. Mais des grands noms du passé, comme Lip, Dodane, Herbelin ou Saint-Honoré, tentent de se réinventer. Certains, comme Philippe Lebru d’Utinam, veulent rendre leur énergie contagieuse. Le créateur accueille ainsi dans sa boutique d’autres horlogers qui partagent son ambition révolutionnaire. Celle de replacer la Franche-Comté à la pointe de l’innovation et de la tendance. Une utopie?

«U

TINAM» est la devise latine de la ville de Besançon. Ce qui signifie «si seulement» et exprime un souhait très cher. Philippe Lebru en a fait le nom de sa marque d’horloges comtoises ultra-contemporaines, fabriquées à 100% en Franche-Comté. De fait, l’expression est bien choisie: car derrière cette forte personnalité au style impeccable et à la barbe épaisse, c’est une région qui entend se réveiller et ne pas servir uniquement de réservoir de talents pour l’horlogerie suisse voisine ou de spécialiste du service après-vente. D’autant plus que nombre d’horlogers franc-comtois ont fait les frais du ralentissement de l’autre côté de la frontière. C’est ici bien de création qu’il s’agit.

D’autres grands noms de la région tentent eux aussi de retrouver leurs lettres de noblesse, dont certains sont accueillis dans la boutique d’Utinam, située juste en face du Musée du Temps au centre de Besançon – comme Dodane ou encore Lip. Philippe Lebru n’a pas leur héritage mais a choisi de miser sur un symbole régional pour en proposer une version modernisée, «rétro-futuriste», qui peut, contrairement à son aînée, orner les salons les plus trendy.

Le créateur a connu ces années 1990 si difficiles pour la région, dont le symbole reste la faillite en 1994 de France Ebauches, alors le dernier grand fabricant européen hors Suisse de mouvements de montres. Il avait en effet trouvé l’un de ses premiers stages, après ses études de commerce, au sein du motoriste, qu’il a quitté pour se mettre à son compte un an avant la faillite. Une expérience qui marque.

L’après-France Ebauches

«Je voulais toujours être entrepreneur, souligne Philippe Lebru. Après avoir quitté France Ebauches, j’ai dessiné pendant une dizaine d’années des montres pour des tiers, mais j’ai également travaillé dans l’industrie aéronautique.» Le tournant a lieu en 2005: alors que son agence créative traverse un contexte économique difficile, on lui demande de dessiner un trophée symbolisant la Franche-Comté pour récompenser les quatre entreprises les plus innovantes de la région.

C’est à ce moment-là qu’il imagine réinterpréter l’horloge comtoise, vénérable mais tombée en désuétude. Sa première création au nom bien choisi, «Hortence», impressionne: inox brossé, 2m20 de haut pour 25 kilos, un mouvement complètement suspendu et une masse pour l’équilibrer, une élégance et un port altier dignes d’une «grande dame» de l’horlogerie.

De fait, Philippe Lebru invente et brevète le mouvement pendulaire à équilibrage automatique, suspendu sur un axe, donc parfaitement aligné verticalement. Plus besoin de calage fastidieux pour équilibrer la position du mouvement par rapport au sol. L’énergie stockée dans le mécanisme est lentement libérée par le va-et-vient du balancier, assurant une réserve de marche de huit jours. L’ensemble des roues et axes s’expose et participe à l’esthétique de l’horloge, qui se décline également en version murale.
La figure la plus marquante des créations de Philippe Lebru, après les romantiques Hortence et les cubiques Lala, est la pétillante collection «Pop Up», à l’esprit très «sixties», qui se décline en une multiplicité de tons, des couleurs les plus vives en passant par des prunes ou gris béton jusqu’aux plus classiques noires et blanches. Les horloges coûtent entre 3’000 et 14’000 euros. Utinam en fabrique entre 80 et 100 pièces par an.

 ‘Pop Up' de Philippe Lebru Utinam, revisite les vieux symboles de la Franche-Comté.
‘Pop Up’ de Philippe Lebru Utinam, revisite les vieux symboles de la Franche-Comté.

A la (re)conquête du Japon

Philippe Lebru a su profiter des talents de la région, des anciens de Lip jusqu’aux plus jeunes, issus de l’école d’horlogerie de Morteau. «Mon apprenti Dylan, que je forme depuis quatre ans, veut fonder sa propre marque horlogère, il faut croire que c’est contagieux!» Aujourd’hui présent dans une dizaine de points de vente en France, il entend s’internationaliser. Au Japon, Philippe Lebru vient d’installer la plus grande horloge suspendue jamais conçue, sur la façade d’un concept store de Tokyo dédié à l’univers du luxe féminin. Cette oeuvre monumentale de rouge, de blanc et d’inox, baptisée AoyAmA («Montagne bleue») et placée à neuf mètres de hauteur, fait quatre mètres de long, avec un enchevêtrement de mouvements circulaires et pendulaires et des roues de 2,3 m et 1,5 m de diamètre. «Des millions de Japonais pourront ainsi découvrir le savoir-faire de Besançon.»’

Si le créateur ne se considère pas comme un horloger au sens conventionnel du terme, il veut contribuer à la renaissance horlogère franc-comtoise, voire française dans son ensemble. Il accueille ainsi dans son flagship store non seulement la maison familiale bisontine Dodane, dont les représentants de la cinquième génération Cédric et Laurent sont très actifs et dont les chronographes sont utilisés par l’Armée de l’air, mais aussi les nouveaux-venus de FOB Paris, trois jeunes Parisiens dont les garde temps radicalement à l’avant-garde ont la particularité de se transformer en montres de poche über-trendy.
«J’aime les défis et réaliser des pendules monumentales pour un marché contemporain, ce n’était pas gagné sur le papier, reprend Philippe Lebru. Au fond, mes créations sont surtout des alibis pour m’exprimer autour de la notion du temps. L’enjeu pour Utinam est d’être précurseur de l’horlogerie de demain.»

L’automne dernier, la création successive de trois marques a donné un bon coup de jeune à la région.

A commencer par Lornet qui a lancé son premier modèle, la LA-01, en novembre. Les trois cofondateurs ont lancé leur projet en fond propre. «C’est la seule montre développée, fabriquée et assemblée en France! Nous retraçons la quasi- totalité des composants dans la région Franche-Comté et voulons mettre en avant nos partenaires, mais aussi être transparents sur l’origine des composants vis-à-vis de nos clients», explique Benoît Monnet, cofondateur de Lornet.
Résultat? Une montre Made in France à 5’400 euros, de forme tonneau en acier et aluminium, avec un mécanisme visible et qui devrait être frappé du sceau à tête de vipère délivré par l’Observatoire de Besançon. Seuls l’échappement, le barillet et les inverseurs ne viennent pas de la région, où ils sont tout bonnement introuvables. En attendant le retour d’une vraie capacité industrielle complète à Besançon? L’écho se fait de plus en plus fort de projets de relance de mouvements Made in France, chez Lip et d’autres. La disparition de Pequignet, qui était jusqu’alors le seul acteur régional maîtrisant le calibre avec son Calibre Royal (dans des gammes de prix cependant supérieurs) et qui espère trouver un repreneur, laisserait un grand vide. Laurent Katz, qui avait repris la marque il y a cinq ans, a en effet déployé un effort considérable pour remettre sur les rails l’entreprise fondée en 1973 par Emile Pequignet.
Autre nouveau venu: Humbert- Droz, lancé par l’atelier familial de service après-vente Reparalux. La marque a déjà conçu trois modèles, les HD1, HD2 et HD3. C’est à l’occasion de ses 60 ans d’activité dans l’industrie horlogère que la famille Humber-Droz a décidé de se lancer dans le produit fini. Les modèles, au design classique, accueillent dans ce cas des calibres automatiques suisses ETA mais aussi France Ebauches (!) et frappent par leur prix abordable, dès 390 euros.
Last but not least dans ce trio de marques pleines d’appétit de reconquête horlogère pour la région: Phenomen et ses modèles au look résolument avant-gardiste et extravagant. La jeune marque a développé son propre échappement, en cours de brevet, une pierre supplémentaire sur le chemin de l’autonomie horlogère pour la région. La première montre dessinée par les quatre co-fondateurs sera néanmoins équipée pour partie de composants suisses. Les projets et premiers prototypes des Phenomen devraient se concrétiser en modèles terminés cette année.

LES MARQUES FRANÇAISES HISTORIQUES

Michel Herbelin, le rescapé
Antares de Michel Herbelin
Antares de Michel Herbelin

La marque Made in France fondée en 1947 est une perle rare: c’est la seule qui a vécu une histoire sans interruption dans la région depuis ses origines. Elle est d’ailleurs toujours en mains familiales aujourd’hui.

Comment l’expliquer? «Nous avons anticipé l’essor du quartz mais surtout nous avions la volonté de devenir une «vraie» marque avec une image forte autour du fondateur, répond le directeur marketing Maxime Herbelin. Nous produisons à 80% du quartz, car nous avons la particularité de vendre une majorité de montres féminines.»
Les deux modèles-phares sont le Newport pour l’homme, et l’Antarès pour la femme. Tous les mouvements sont suisses, Herbelin se fournissant chez Ronda, ETA ou encore Sellita. La marque produit entre 80’000 et 90’000 pièces par an (et jusqu’à 300’000 dans les années 1960), pour un prix moyen compris entre 300 et 1’000 euros. La France absorbe la moitié des ventes.
«Depuis les grandes «guérillas» marketing des marques suisses dans les années 2000, il y a une forte demande à l’international pour du Swiss made, poursuit Maxime Herbelin. Nous avons fait comme tout le monde et nous sommes déplacés à 10 kilomètres d’ici, de l’autre côté de la frontière. Mais aujourd’hui, le Swiss made a moins d’impact. Nous ne perdons pas 50% de notre chiffre d’affaires parce que l’on n’est pas Swiss made et nous nous affirmons vraiment français, hors de toute schizophrénie. Nous avons redéfini notre communication autour de la France. Nous nous sentons un peu seuls dans la région mais nous sommes fiers d’être les derniers survivants.»

Saint-Honoré, repli en Suisse
Opera de Saint-Honoré
Opera de Saint-Honoré

Contrairement à Herbelin, son voisin historique à Charquemont, la marque Saint-Honoré a décidé de passer au tout Swiss made et d’établir sa production de l’autre côté de la frontière, à La Chaux-de-Fonds. Comme chez leurs voisins, les collections sont principalement féminines, à des prix situés entre 400 et 2’000 francs. Mais une différence permet sans doute d’expliquer la stratégie de la marque: quelque 80% des ventes se font hors de France, où le label Swiss made constitue un avantage comparatif.

«Nous avons un nom parisien mais sommes Swiss made, souligne Thierry Frésard, qui représente la quatrième génération au sein de l’entreprise familiale. A Charquemont, en France, notre siège historique, nous produisons les accessoires et gérons la distribution sur les marchés européens. Notre modèle bestseller est l’Opéra et notre spécificité est l’interchangeabilité des bracelets.»

Dodane: du Swiss made au Made in France
Type 23 de Dodane
Type 23 de Dodane

La spécialité de la marque dirigée par la sixième génération d’horloger est la montre militaire et d’aviation, ainsi que des chronographes de bord pour l’armée de l’air française. Dodane, qui propose essentiellement des modèles automatiques, se fournit en mouvements de l’autre côté de la frontière, chez ETA, comme nombre d’horlogers français. La marque travaille également avec Dubois-Dépraz. La marque a produit dans son histoire jusqu’à 120’000 montres mécaniques par an! Ayant connue une «pause» en tant que marque horlogère entre 1994 et 2001, suite à un dépôt de bilan, elle produit en moyenne 600 à présent.

Dodane sort en 2001 son modèle Type 21. «A l’époque le modèle était Swiss made mais cela n’avait pas vraiment de sens pour moi. Dès 2008, nous sommes revenus au Made in France puis avons lancé la Type 23, relate Cédric Dodane. Le Swiss made est important pour exporter mais nous jouons sur l’élégance française. Au fond, il n’y a pas énormément d’atouts à produire des montres depuis la France, surtout si l’on cherche à se financer auprès des banques, mais cela reste notre identité! Et il ne faut pas oublier que l’horlogerie était française avant d’être suisse.»

La société familiale, qui réalise également des montres sur mesure pour Air France, fait appel aux nombreux ateliers de service après-vente pour contribuer à l’assemblage de ses garde-temps. «Je suis reparti de zéro, d’une famille ruinée qui avait perdu son outil de production. Mais en échange, nous avons gagné en liberté et n’avons plus la contrainte de devoir sauvegarder des dizaines d’emplois.»

Lip de retour à Besançon
Nautic-Ski de Lip
Nautic-Ski de Lip

La grande différence chez la marque la plus connue de l’histoire de Besançon, c’est que l’assemblage se fait à nouveau à Besançon, après des années de production chinoise. Certes, les boîtiers sont asiatiques et les mouvements mécaniques japonais, puisque la France n’a (pour l’heure) que peu à offrir en la matière.

Pour y pallier, Lip a mis en route le projet de ressortir de terre un calibre mécanique qui avait existé dans le passé, en collaboration avec un sous-traitant «Nous sommes en train de réaliser beaucoup d’ouvertures de points de vente, en particulier à Paris et dans la région Franche-Comté, explique Philippe Bérard, le nouveau propriétaire. Certains trouvent que nous allons presque trop vite, avec la relance de nombreux modèles iconiques comme Henriette, De Gaulle, Himalaya ou Nautic-Ski. Mieux vaut en effet décanter un peu plus à l’avenir. Globalement nous avons une bonne implantation en France et des commandes très importantes provenant du Japon.»

«Il y a un engouement paradoxal de jeunes branchés pour les collections Lip. Nous fonctionnons beaucoup sur la nostalgie, mais on doit en sortir.»

En 2016, Lip a produit plus de 30’000 montres. «Le modèle Henriette en particulier est une bonne surprise. Avec son nom nostalgique, c’est un succès auprès des hipsters. Il y a un engouement paradoxal de jeunes branchés pour les collections Lip. Nous fonctionnons beaucoup sur la nostalgie, mais on doit en sortir.»

Philippe Bérard, qui connaît la région comme sa poche, a su faire le dos rond pour survivre: «Pendant une longue période, on n’a parlé que d’entreprises qui fermaient par ici. Aujourd’hui, il n’y en a presque plus, donc au moins on ne fait plus face à cette série de fermetures qui pesait sur le moral. Il y même a un petit frémissement. Les acteurs de la région font de leur mieux. Mais nous restons des nains en termes de capacités. A mon sens il faut aller dans la production automatisée 4.0 pour rapatrier la production ici, comme dans l’industrie automobile.»

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