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SHENZHEN: LES GRANDES MUTATIONS DE L’«USINE DU MONDE» HORLOGÈRE

CARNET DE VOYAGE: ASIE

janvier 2018


SHENZHEN: LES GRANDES MUTATIONS DE L'«USINE DU MONDE» HORLOGÈRE

C’est à côté de Hong Kong, à Shenzhen, que l’on trouve traditionnellement les producteurs d’une très grosse proportion des montres et composants utilisés dans l’horlogerie mondiale.

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ais de forts changements sont à l’œuvre: l’industrie horlogère offre moins de valeur ajoutée que d’autres activités et est repoussée toujours plus loin; les assembleurs en manque de commandes fusionnent ou ferment... ou encore lancent leurs propres marques! En toile de fond, c’est toute la chaîne logistique qui doit se transformer. Visite et analyse.

La «gentrification» de Shenzhen

Une ville bien aérée et «verte», foisonnant de vélos électriques et qui compte même un petit quartier hipster et un centre commercial inspiré du monde marin. Copenhague? Non, Shenzhen! Le trait est un peu forcé mais la «gentrification» est bien en cours dans cette ville «usine du monde» de 12 millions d’habitants, à proximité immédiate de Hong Kong, au cœur de cette fameuse zone économique du Delta de la rivière des perles, une mégalopole de 66 millions d’habitants. Déjà, l’industrie du textile a dû quitter les ateliers de la métropole pour se relocaliser dans des pays à main d’œuvre encore moins chère, notamment au Vietnam, ou dans d’autres provinces chinoises. Deux secteurs dominent tout, désormais: le hightech, dont l’un des emblèmes est le géant Apple qui est en train d’y installer un nouveau centre de R&D. Et l’immobilier, bien sûr, avec des prix qui ont tendance à grimper presque aussi vite qu’à Hong Kong, la deuxième ville la plus chère au monde. Sans oublier l’importance constante de la finance.

Traditionnellement, les assembleurs horlogers ont leur siège social à Hong Kong et leurs usines de l’autre côté de la frontière, à Shenzhen. Mais les ateliers de la sous-traitance horlogère, cette industrie low-tech et en méforme ces deux dernières années, sont repoussés toujours plus loin du centre, face à l’appétit des ingénieurs informatiques et des promoteurs immobiliers très dynamiques. «Nous allons devoir déménager d’ici quelques mois. Mais nous en profiterons pour agrandir de trois fois notre surface de production», explique Rémi Chabrat, fondateur de l’assembleur Montrichard, qui travaille notamment pour Timex mais aussi TW Steel.

Même constat chez Vishal Tolani, patron du groupe de manufacturing Solar Time: «Shenzhen est en train de devenir le centre mondial de l’Internet of Things, un hub pour jeunes ingénieurs de talent. Ce sont des branches à très forte valeur ajoutée. Par ailleurs, vous pouvez gagner dans l’immobilier dix fois ce que vous faites dans l’horlogerie à Shenzhen si vous vendez votre site industriel pour le transformer en complexe résidentiel.» «Shenzhen est en train de devenir toujours plus cher, constate Ming Hung, de l’assembleur Team Gain. Certains producteurs déménagent à Dongguan ou Huizhou (respectivement 8 et 4 millions d’habitants, ndlr). Parfois, les autorités vous expulsent de Shenzhen, car ils ont besoin de place pour d’autres activités à plus forte valeur ajoutée ou pour des aires résidentielles, notamment avec la prolongation de la ligne de métro! Dans quelques mois, notre fabrique se retrouvera connectée à une nouvelle ligne de métro et j’ai peur qu’ils nous forcent à partir...»

Pour l’assembleur, Shenzhen essaie à présent de devenir un nouveau Hong Kong, c’est-à-dire de se débarrasser des usines et de se concentrer sur les services.

Résultat: l’horlogerie s’éloigne toujours plus de Shenzhen et ne constitue plus une priorité gouvernementale face à ces industries à plus forte valeur ajoutée. De plus, le marché est moins porteur. Alors, que faire?

Ming Hung, Team Gain
Ming Hung, Team Gain

Concentrations et fermetures

Impossible pour l’heure de déménager dans d’autres provinces ou d’autre pays, car c’est autour de Shenzhen que se trouve tout l’écosystème horloger sans lequel les assembleurs se retrouveraient démunis. «Nous avons plus de 3’000 fournisseurs dans la région!, s’exclame Ming Hung, de Team Gain. Par ailleurs, notre principal client a sa filiale locale à Shenzhen.»

Responsable des opérations chez Montrichard à Shenzhen, Ben Djeghdir explique que tous les sous-traitants se trouvent dans un rayon de 50 kilomètres. «Nous devons rester proches d’eux, car nous devons exercer un strict contrôle qualité sur eux. Et c’est sur place que nous trouvons des gens qui sont déjà qualifiés et ont déjà travaillé dans l’assemblage horloger.» Le responsable poursuit: «Shenzhen s’est bien développé dans l’assemblage horloger mais cela reste très manuel. Il y a très peu de robotisation et une main d’œuvre encore importante. L’horlogerie suisse s’automatise pour des raisons de coût, car la main d’œuvre y est très chère. Ici, cela ne va pas changer.»

Puisqu’il n’est pas réellement possible de baisser encore le coût de la main d’œuvre pour pallier le baisses de commande, on assiste pour part à un phénomène de concentration et de rachats dans le secteur de la sous-traitance. Certains gros assembleurs ont aussi perdu leur licence: c’est le cas de celui qui produisait les montres Puma, Esprit et Givenchy. «Le problème, c’est que beaucoup de sous-traitants ont vu le marché changer mais n’ont eu aucune réaction. Et les marques qui ont retiré leurs licences ne vont pas mieux aujourd’hui », constate Ben Djeghdir.

De son côté, Ming Hung s’estime «chanceux» de pouvoir travailler à 90% pour une grande marque japonaise, qui continue à bien se porter. «Le marché change fortement. Aujourd’hui, beaucoup de nos clients sont en difficulté: l’un d’entre eux qui nous commandait encore deux millions de montres il y a cinq ans n’ en produit plus que 800’000 aujourd’hui. Nous faisons face à moins de clients et à des clients qui commandent moins.»

Ici, tout est encore assemblé à la main. «Au total, nous produisons 5,5 millions de montres par an, la plupart sont des montres entrée de gamme en plastique à écran LCD et à batterie mais nous avons aussi des clients américains ou suisses et nous produisons également des montres analogiques avec des mouvements quartz. Nous ne pouvons pas automatiser l’assemblage car les références sont trop nombreuses. Ce ne serait pas sensé d’un point de vue économique.»

Alexander Meerovitsch, le fondateur du sous-traitant Optimo Group, est installé depuis 22 ans à Hong Kong. «Les groupes américains de fashion se sont alliés à des sous-traitants comme nous, ils nous ont confié la production pour pouvoir se concentrer sur le marketing et la distribution. Il y a eu un âge d’or pour la sous-traitance ici, dont tout le monde profitait. Mais maintenant tout a changé et il faut modifier sa manière de penser.»

Avec la crise, certains sous-traitants abandonnent l’horlogerie ou se diversifient. «Par exemple, ceux qui fabriquaient des verres pour montres en produisent à présent pour les marques de smartphones, souligner Vishal Tolani de Solar Time. D’ailleurs, moi-même, je n’engage plus uniquement des gens issus de l’industrie horlogère mais de plus en plus d’ingénieurs, issus de l’univers high-tech.»

D’autres assembleurs ont fait un choix différents: ils ont décidé de se lancer en propre!

Quand les soustraitants lancent leur propre marque

Au-delà de la montre connectée ou de la baisse d’appétence pour la montre à travers le monde, une nouvelle génération de marques a bouleversé le domaine de la montre entrée de gamme, dont les répercussions se font sentir jusqu’à Shenzhen, chez les assembleurs, ou à Dallas, au siège d’un leader mondial de la montre fashion comme le Fossil Group. Chaque jour, pratiquement, de nouvelles marques naissent sur des plateformes de crowdfunding comme Kickstarter. Et celles-ci ne sont pas tant le fruit de geeks de la montre que de spécialistes issus du monde digital. Presque toutes frappent à la porte des principaux assembleurs de Shenzhen. «Nous sommes sans cesse sollicités et prenons de nouvelles marques mais les sélectionnons très minutieusement», souligne Rémi Chabrat de Montrichard.

Car ces marques visent une nouvelle clientèle de digital natives, avec un design au ton souvent classiciste ou vintage, dans la lignée de marques ayant percé comme Cluse ou Daniel Wellington. Leur but: consacrer un maximum de moyens à la communication digitale, pour créer une communauté d’acheteurs en ligne. La qualité du produit, elle, ne vient pas en priorité dans l’esprit de ces entrepreneurs souvent extrêmement jeunes. Leur aspect doit être impeccable en revanche et leur promotion extrêmement soignée. Priorité à la valeur perçue!

«Aujourd’hui, le plus grand changement est la migration sur le digital et les réseaux sociaux, observe Vishal Tolani. De nouvelles marques nous sollicitent pour que nous nous occupions de la production de A à Z et qu’elles puissent se concentrer uniquement sur le marketing digital. Nous sommes entrés dans l’âge de la disruption et tout change très vite. Or, si nous avons vécu une belle période depuis 2001, nous avons fait l’erreur de ne pas nous diversifier assez et au final de trop dépendre de quelques clients en tant que sous-traitants.»

Faut-il accepter ces nouveaux venus – quitte à accentuer une dépendance à des start-up encore plus fragiles que les groupes fashion plus gros, clients traditionnels eux-mêmes en difficulté? Et pourquoi mettre tout un appareil de production au service d’acteurs aux moyens limités, qui investiront en priorité dans leur propre marketing digital?

Un nombre croissant d’acteurs de la sous-traitance, entre Hong Kong et Shenzhen, entend atténuer cette dépendance à des acteurs en difficulté économique ou aux moyens limités. Comment? En mettant leur appareil de production au service de... leurs propres marques! L’heure est à la diversification des revenus.

Depuis le tournant de la crise financière de 2008-2009, Solar Time a ainsi créé pas moins de six marques en propre, dont elle gère elle-même la production, le marketing et la distribution. «Aujourd’hui, nous produisons entre 1,2 et 1,5 million de montres par année, à 60% pour des tiers et à 40% pour nos propres marques, explique Vishal Tolani. Cela a nécessité de développer des compétences différentes, en marketing, photographie, etc. Ce n’est pas quelque chose de «naturel» dans une région qui s’est toujours davantage concentrée sur la production.»

L’équipe vise plusieurs «tribus» de niche avec ses marques, positionnées entre 100 et 800 dollars: par exemple, Avi-8 s’adresse aux passionnés d’aviation; McCabe est destinée aux amateurs de café; Dufa, une ancienne marque allemande, a été ressuscitée avec un design Bauhaus... «C’est une marque d’origine allemande pilotée par une compagnie horlogère basée à Hong Kong avec un Indien à sa tête! C’est un effet de la mondialisation, mais l’industrie horlogère se méfie encore de cela.»

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De son côté, Optimo Group vient de lancer Perry Ellis, en collaboration avec la marque fashion américaine du même nom et sur un positionnement prix de 150 dollars. «Comme la sous-traitance est en baisse et que les marges ont baissé dans cette activité, nous sommes dans un effort de diversification avec ce nouveau défi et nous allons aussi lancer sous peu une marque Swiss made en propre, baptisée Nove», explique son patron Alexander Meerovitsch.

De nouvelles infrastructures doivent être développées et il s’agit pour lui de trouver la bonne formule sur deux axes «O to O»: online to offline et offline to online. Présente au salon horloger de Hong Kong en septembre, la nouvelle marque est en voie de distribution en Chine, Corée du Sud, au Japon, en Asie du Sud- Est, en Afrique du Sud, Egypte ou encore Inde... et bien sûr en ligne.

«A présent, nous devons apprendre un nouveau métier autour du marketing et plus uniquement la production», admet Alexander Meerovitsch. Il y a beaucoup d’acteurs fashion et du prêt-à-porter qui font des montres mais nous nous considérons d’abord comme une société horlogère.»

Il n’empêche que le changement ne s’opérera pas en une nuit et que la sous-traitance restera une activité primordiale dans la région de Shenzhen. Alors, comment améliorer les processus?

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Repenser la chaîne logistique

Chez Montrichard, on a aussi lancé sa propre marque, baptisée Grayton. Mais d’abord comme «vitrine» de nouvelles capacités et d’une nouvelle manière de penser la chaîne de production. Cela passe par une adéquation beaucoup plus fort et instantanée entre les commandes des marques et les capacités des assembleurs. But: éviter les stocks démesurés et invendus... et remplacer 10 millions de stocks par 800’000 dollars. En toile de fond, éviter surtout le goulet d’étranglement de liquidités insuffisantes.

Cela passe, dans le cas de Montrichard, par le développement d’un logiciel de gestion purement horloger baptisé FINS (Flexible Industry Solutions), alors que nombre de marques utilisent de grands logiciels standards comme SAP. Un logiciel de gestion développé dans un centre informatique de Montrichard aux Philippines, d’où la firme propose aussi des services marketing comme du suivi de blogging ou de la création de sites et de contenus.

En apparence, l’atelier de Montrichard ne diffère guère des autres. C’est dans l’adéquation des commandes que tout se joue. «Nous voulons faire correspondre offre et demande: une meilleure gestion des liquidités et des stocks grâce à une meilleure prévisibilité des commandes.» Ben Djeghdir enchaîne: «Comment réglez-vous les problèmes d’une marque horlogère au niveau des flux financiers? Vous écrasez les stocks! Nous améliorons le cash flow et nous augmentons les ventes en suivant les tendances à la minute. On passe de 20 millions de chiffre d’affaires 6 millions de stocks à 21 millions de chiffres d’affaires et un million de stock.»

D’autres industries sont beaucoup plus avancées du point de vue de la digitalisation des commandes du manufacturing. «Par exemple, vous pouvez personnaliser très facilement vos baskets Converse sur le site de Nike. Même chose chez Zara, H&M et Uniqlo. C’est à la fois très fluide et très simple.»

«Aujourd’hui, nous poursuivons un modèle plus proche de celui d’Amazon que d’une usine horlogère traditionnelle. Tout est codé, scanné et standardisé. Chaque composant peut être suivi individuellement en ligne par le client. C’est une gestion beaucoup plus rapprochée. Tout est intégré dans un même système d’ERP. Ce système est constamment en développement et offre notamment du reporting et des fonctions comme les performances de chaque modèle par couleur ou par pays. Le but est de personnaliser la production pour être au plus près du marché.»

«Nous avons déjà accès aux stocks de nos fournisseurs, nous faisons juste l’assemblage donc nous pouvons faire des productions très limitées. Nous standardisons les composants afin de mieux les gérer et d’arriver à un meilleur «time to market». Nos clients sont des marques horlogères qui peuvent faire face à des problèmes de sell-out et d’inventaires datant d’une année. Nous «éclatons» leurs modèles par composants et traçons combien de boîtiers sont disponibles chez nos fournisseurs. Le but final est de fluidifier les processus, que tout soit plus rapide et plus personnalisé, et travailler en flux tendu, avec une bonne gestion de base des données et des stocks. Comme dans l’industrie automobile.»

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Le premier client historique de ce système a été Disney. Montrichard vient par ailleurs d’annoncer un partenariat avec le géant américain Timex pour la mise en œuvre du logiciel FINS, dans le but d’accélérer drastiquement son time-to-market. «Le but est de changer de dynamique, passer d’un processus de vente basé sur le stock à un modèle piloté par la demande», explique Tobias Reiss Schmidt, Président & CEO de Timex Group.

«Nous connaissons parfaitement le nombre de composants que nous avons en stock et les clients peuvent savoir en temps réel la quantité à disposition et le temps de commande, souligne Jérôme Sollier, directeur de l’usine de Shenzhen de Montrichard. Aujourd’hui, les fournisseurs chinois sont restés sur une mentalité où la gestion des données n’est pas prise en compte. Ils font de l’assemblage simple.»

Mais aujourd’hui, l’horlogerie rencontre l’informatique. «C’est différent de l’automatisation: on parle ici essentiellement d’une meilleure gestion logistique. Des marques comme Daniel Wellington ou Cluse ont leurs assembleurs à Shenzhen mais ils doivent les payer 30% à l’avance. A un moment donné, cela peut créer des goulets d’étranglement au niveau des liquidités, lorsqu’on se retrouve avec des stocks excessifs. Le fond du problème, c’est qu’aujourd’hui, les marques paient leurs fournisseurs et assembleurs à la commande. Nous proposons de ne payer la montre que lorsqu’elle a déjà été vendue. C’est une grosse différence et cela répond au défi des liquidités et des stocks.»

Pour Vishal Tolani de Solar Time, «le processus de production horlogère est en train de s’inverser. Jusqu’à présent, la marque planifiait avec ses détaillants et distributeurs la production en volumes et la répartition géographique des collections. Demain, via la personnalisation et les commandes sur internet, les gens achèteront la montre avant que celleci ne soit produite. Il y aura donc une adéquation beaucoup plus grande entre l’offre et la demande, alors que les marchés croulent sous les stocks d’invendus depuis deux ans.»