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Au chevet de l’horlogerie sénégalaise

SUR LES MARCHÉS

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mars 2018


Au chevet de l'horlogerie sénégalaise

Qu’il semble bien loin le temps où l’on pouvait acheter à Dakar Rolex, Longines ou Omega… Désormais, il n’y a plus que des marques japonaises ou des chinoiseries «tombées du camion».

S

ur les plages de Dakar rincées par l’Atlantique, le temps est ambulant. Il se déplace entre les touristes occidentaux alanguis sur le sable de Yoff ou les galets des Mamelles. Son colporteur sénégalais, parfois guinéen, a les bras chargés de Hublot, de Rolex ou de Breitling, qu’il jure «tombées du camion». Des imitations vendues entre 5’000 et 10’000 francs CFA (9 et 18 dollars). Un tarif modique pour le client roué à l’art de la négociation. Mais pour les horlogers locaux comme la maison Darwiche, ces «chinoiseries », ainsi que Randa Darwiche les nomme, ont un coût bien plus élevé. «C’est une concurrence qui a saturé le marché depuis 2010 et a blessé notre activité, s’agace la patronne de l’«Horlogerie du Sénégal». On en trouve sur tous les étals de la capitale, dans les rues, sur les plages, c’est une catastrophe. Ces montres durent quelques mois. Certains nous les apportent à réparer mais il n’y a rien à faire car à l’intérieur tout est en plastique. On n’a même pas plaisir à changer la pile.»

Voilà deux ans et demi que Randa a repris l’horlogerie familiale qui a pignon sur une des artères commerçantes les plus fréquentées de Dakar, l’avenue Lamine Gueye. L’intérieur est encore plaqué de lambris anciens. Des autocollants de Raymond Weil et Yema jaunissent sur le comptoir. Un souvenir du bon vieux temps où les prestigieuses marques suisses et françaises trouvaient encore acheteurs dans la capitale sénégalaise. «Cette époque est révolue», souffle Huguette, la mère de Randa. Elle était là dans les années 1950 quand le magasin proposait du beau stock importé: Rolex, Longines, Omega, Lip, Cupillard, Universal, Breitling. Depuis dix ans, il n’y a plus que du japonais en vitrine. Des Casio et des Seiko. Alors Huguette garde ces autocollants comme mémoire d’une période faste où Mohamed Darwiche, son mari et fondateur de la boutique, faisait venir des Breitling pour l’armée de l’air sénégalaise. Randa se rappelle des voyages dans la vallée du Doubs avec son père lorsqu’elle était enfant pour aller chercher des pendules ODO. «Nous allions jusqu’à Morteau pour faire du réassort, raconte-t-elle. Puis à La Chaux-de-Fonds on achetait des pièces de tous les calibres pour les réparations.» Une passion qui l’a conduite à travailler dix ans pour Breitling Canada.

Dans les années 1980, l’Horlogerie du Sénégal employait trois horlogers à plein temps qui réparaient 18 montres par jour. Aujourd’hui le volume a fortement diminué. «On ne répare que dix montres par semaine et on n’en vend qu’une dizaine par mois, avance Randa. Enfin, on ne répare plus vraiment, on change les moteurs, les piles et les bracelets.» Comme à l’international, le secteur horloger sénégalais a fait les frais de perturbations successives. La crise du quartz dans les années 1980, puis l’arrivée des imitations chinoises et des téléphones portables. «La veille du Ramadan on avait des ampoules aux doigts tellement on remontait les réveils, raconte-t-elle. Mais depuis dix ans, les gens utilisent le réveil de leur téléphone. Alors que les chiffres de l’horlogerie en Europe et aux Etats-Unis sont en croissance, en Afrique, voilà vingt ans que nous sommes en décroissance.» Une responsabilité qu’elle impute à l’éclatement de la classe moyenne et la polarisation des inégalités qui ont tiré le pouvoir d’achat des Africains vers le bas.

Au chevet de l'horlogerie sénégalaise

La faute aux frais de douane

A vingt mètres de là, dans l’horlogerie Gambetta, la plus ancienne du Sénégal, la famille Arzouni désigne comme principal responsable de la chute de l’activité les frais de douane excessivement élevés. «Les taxes d’importation se montent à 50 % du prix des montres, des pièces, des piles, des mécanismes, se plaint Samir Arzouni, petit-fils du fondateur de cette enseigne de référence. Nous sommes obligés de vendre deux fois plus cher que sur le marché européen, appuie-t-il. C’est pour cela que nous avons dû nous rabattre sur du moyen et du bas de gamme. Car les riches Sénégalais préfèrent acheter leurs montres de luxe dans les Duty Free ou lorsqu’ils voyagent à l’étranger.» Des belles Omega, Rolex et Rado que son grand-père vendait en vitrine, son père a dû faire table rase. «Aujourd’hui nous vendons des Fossil, des Casio et des Pierre Lannier.» Des montres qui vont de 15 euros à quelques centaines, pas plus. «Les petits prix, ce sont les dames qui achètent. Elle aiment bien le plaqué, le doré. La tendance ces dernières années, c’était les grosses montres, mais ça diminue un peu, les gens suivent ce qui se fait à l’international, explique Samir. Aujourd’hui, on reçoit une clientèle très diverse majoritairement sénégalaise, parfois étrangère. Ce qui nous maintient, c’est que la montre fait partie de l’habillement au Sénégal. C’est un bijou, un réflexe que les gens ont préservé… même s’il s’agit trop souvent de chinoiseries bling bling pas chères.»

Dans son atelier, cette famille, issue des vagues d’immigration libanaises des années 1950, comme c’est le cas de la majorité des horlogers au Sénégal, forme toujours quelques jeunes. Mais l’art minutieux de la mécanique horlogère a laissé place au simple remplacement de mouvement ou de pile. «Nous travaillons avec les mouvements Felsa, ISA, ETA, Miyota, quand on arrive à se les fournir, explique Samir Arzouni qui a effectué en 2006 une formation d’un an à l’Agence nationale pour la formation professionnelle des adultes (Afpa) de Besançon. Le problème est que les maisons horlogères prestigieuses ont restreint l’accès à certaines pièces. Il faut désormais être attitré chez eux et avoir suivi une formation spécifique pour obtenir les mouvements. Cela nous a poussé vers le moyen de gamme. Ainsi avec Fossil et Lannier nous utilisons des mouvements japonais ou chinois qu’il coûte moins cher de changer entièrement plutôt que de réparer.»

Se diversifier pour survivre

Afin de survivre, les horlogers sénégalais ont dû se diversifier. Certains se sont mis aux transferts d’argent, d’autres comme Randa ont choisi de vendre des huiles essentielles et des piles de télécommandes de voitures. Quant à Samir, il prévoit de se mettre à la vente de smartphones et d’objets connectés, faisant la part belle à l’expression: If you can’t beat them, join them. 300 mètres plus haut sur l’avenue Lamine Gueye, Time Shop est le seul magasin de montres à perdurer dans le moyen de gamme en ne faisant que de l’horlogerie. Revendeur officiel de Swatch, de Tissot et de Festina depuis treize ans, Diana Chirazi sa patronne est une habituée de la foire de Bâle. Elle a prévu de s’y rendre cette année afin d’apporter de nouvelles marques au marché africain. «Quand j’ai débuté avec ma soeur, j’avais pour objectif de vendre 5’000 montres par année, confie-telle. Mais nous n’avons jamais atteint ce nombre. Et depuis quelques années nous sommes passés de 2’000 pièces à 1’200. Même si j’ai environ 200 clients réguliers, le Sénégal reste un pays pauvre et je n’ai pas beaucoup d’espoir en l’avenir. Impossible de faire une étude de marché comme en Europe, ici nous devons tenter d’innover sans aucune assurance de succès. Le risque est important.» Même son de cloche défaitiste chez la famille Darwiche. «A terme, je pense que l’horlogerie est une activité qui va s’éteindre en Afrique, confie Randa. L’école d’horlogerie sénégalaise a fermé il y a des années déjà. Ibrahima Gueye, le premier horloger noir africain qui pouvait axer un balancier, a aujourd’hui 90 ans. C’est une légende, un passionné qui a toujours son échoppe à cinquante mètres d’ici. Un des derniers connaisseurs. Aujourd’hui, quand on parle de Parmigiani, les gens pensent que c’est un fromage.»

Avec l’exode rural des années 1990, de nombreux paysans du bassin arachidier sénégalais sont venus tenter leur chance à la capitale. «Ils sont devenus commerçants et ont vendu toutes les babioles possibles et imaginables, tonne-t-elle. Désormais c’est la montre d’imitation, la chinoiserie qui tue l’artisanat local.» En remontant l’avenue Lamine Gueye, à quelques pas des horlogeries, difficile de manquer le vaste bâtiment qui couve le marché Sandaga, le temple du «tout se vend, tout s’achète». Devant des étals dégorgeant de colifichets, il n’est pas rare de se faire tirer le coude. Un jeune élancé fera alors briller une Rolex poids plume en nous glissant à l’oreille, «10 euros la montre tombée du camion».