Ceux qui innovent


Les labos au centre du jeu

12 RUPTURES DE L’INDUSTRIE HORLOGERE

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mai 2018


Les labos au centre du jeu

Longtemps la démarche de l’horlogerie mécanique a été intuitive et expérimentale. On essayait, on prototypait, on défaisait, on refaisait, on corrigeait… jusqu’à ce que ça marche et que ça règle correctement. Cette époque est terminée. L’horloger n’est plus au centre de l’horlogerie et désormais, c’est le «labo» qui a pris le dessus.

L

es Suisses auraient-ils retenu la leçon du quartz? Il y a cinquante ans, en 1967, la première montre bracelet à quartz du monde voyait le jour dans les laboratoires du Centre Electronique Horloger (CEH), ancêtre de l’actuel Centre Suisse de l’Electronique (CSEM). Les Suisses étaient pionniers en la matière, mais l’horlogerie elle-même n’était structurellement pas prête à mettre en œuvre industriellement cette innovation majeure.

Les Japonais, au contraire, avaient leurs outils déjà bien affûtés et étaient prêts à passer rapidement à la vitesse supérieure. Résultat, le monde a été envahi de quartz japonais et l’horlogerie suisse très sérieusement secouée et atteinte dans ses fondements. Il lui faudra plus de vingt ans pour se restructurer et s’en remettre. Ce qu’elle fit notamment grâce à la première montre à production intégralement robotisée, la Swatch.

Aujourd’hui, alors que les disruptions s’annoncent à tous les niveaux, les groupes horlogers semblent avoir retenu la leçon et se dotent tous de laboratoires destinés à «donner à l’innovation un sérieux coup d’accélérateur», comme l’a récemment déclaré Edouard Mignon, coordinateur de la recherche et du développement au sein de Richemont, à notre excellent confrère Valère Gogniat, du quotidien Le Temps.

Pôle Microcity
Pôle Microcity

Richemont au pôle Microcity

La grande différence d’avec la période du quartz, sa leçon, est que désormais le «labo» et la R&D, autrefois posés au flanc de l’outil industriel et manufacturier, ont acquis une position stratégique et figurent désormais au centre du jeu. La recherche est devenue un enjeu fondamental, presque une question de survie. Les blouses blanches du «labo» ont pris la place des «maîtres-horlogers», ce sont eux qui leur fournissent les protocoles.

Nul hasard donc si les annonces d’investissement dans les centres de recherche se sont récemment multipliées. Richemont a annoncé l’ouverture d’un centre de recherche rassemblant une cinquantaine de ses ingénieurs au sein du pôle d’innovation neuchâtelois Microcity qui rassemble déjà une antenne de l’Ecole Polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), l’Université de Neuchâtel, le CSEM, la Haute-Ecole ARC, l’incubateur de start-up Neode. Au programme: la «quête de fiabilité et de performances», notamment grâce à un laboratoire de tribologie aménagé «en priorité», et des axes de recherche portant sur les matériaux, les nouveaux processus de fabrication (dont assurément la robotique), le développement de nouvelles spécialités mécaniques, le micro-usinage (en collaboration avec l’EPFL), la connectivité…

Guy Sémon, chercheur-en-chef de LVMH

De son côté, le groupe LVMH vient de formaliser son «Institut de recherche de la division Montres» en nommant à sa tête Guy Sémon, ex-directeur général de TAG Heuer. Une nomination attendue pour ce scientifique, physicien et mathématicien, qui n’a de cesse de chercher à «théoriser de A à Z la mécanique horlogère, ce qui ne s’était encore jamais vraiment fait», nous affirme-t-il.

Sa nomination est l’aboutissement logique d’une démarche méthodique et scientifique appliquée à l’horlogerie, à l’aide d’équipes pluridisciplinaires, initiée il y a une quinzaine d’années avec la mise au point de la fameuse montre à micro-courroies Monaco V4. S’en sont suivis les chronographes au 1/1000e, au 5/10’000e de seconde, la montre connectée de TAG Heuer et, tout récemment la Defy Lab de Zenith qui fait sortir l’horlogerie de la régulation huygensienne. Le fait que ce scientifique, au départ tout à fait étranger au monde particulier de l’horlogerie, soit devenu un industriel à la tête de TAG Heuer avant de prendre en charge ce nouvel Institut, démontre bien l’importance centrale accordée désormais à la recherche.

La recherche intégrée à tous les échelons du Swatch Group

De par sa structure même, le Swatch Group est quant à lui un exemple de groupe industriel complet, intégralement verticalisé, touchant à la mécanique comme à l’électronique, qui a depuis longtemps mis la recherche et le développement au cœur de ses activités.

L’entité The Swatch Group Recherche et Développement SA a été fondée en 2005 déjà. Elle regroupe aujourd’hui en trois divisions distinctes, Asulab, Moebius (lubrifiants) et le CDNP (Centre de développement des nouveaux produits en habillage, matériaux, prototypage).

Asulab «couvre tous les domaines techniques aujourd’hui nécessaires au développement de produits sophistiqués ayant trait à la mesure du temps». Véritable laboratoire de recherche et de développement des sociétés du Swatch Group, Asulab est active dans la microtechnologie, la microélectronique, les télécommunications, l’affichage, les capteurs et les actionneurs, de même que dans l’ingénierie des matériaux et des processus. Elle développe des produits, sous-systèmes et composants horlogers techniquement novateurs de même que les technologies de fabrication indispensables à leur production.

Sans ce «labo», sans cette intégration étroite entre conception et fabrication, il aurait été difficile de réaliser, par exemple, le mouvement robotisé Sistem51, désormais monté en gamme chez Tissot et bientôt adjoint de complications. Un Sistem51 qui, soit-dit en passant, ouvre de nouvelles perspectives à la production de masse de mouvements mécaniques.

Rolex Learning Centre
Rolex Learning Centre

Quand les chercheurs s’associent autour du silicium

De leur côté, les grands indépendants tels que Rolex et Patek Philippe ne sont pas en reste. Tous deux sont membres du Board of Directors du CSEM, auquel siègent aussi, côté horloger, le Swatch Group et Richemont International.

A la suite des recherches lancées par Ulysse Nardin, Rolex, Patek Philippe et le Swatch Group s’étaient déjà associés au sein du CSEM dans la recherche commune qui a abouti à la réalisation de composants horlogers en silicium. Au CSEM s’ajoute l’EPFL avec qui les horlogers ont aussi multiplié les partenariats, en termes de recherche et d’enseignement.

Ainsi en 2012 y a été inaugurée la Patek Philippe Chair in Micromechanical and Horological Design, l’Instant LAB. «Créer de nouveaux mécanismes innovants mécaniquement, technologiquement, à l’échelle du centimètre» est le but annoncé. A sa tête, le professeur Simon Henein, qui a multiplié les collaborations et partenariats avec l’industrie (Audemars Piguet entre autres), y mène une série de recherches portant autant sur la régulation que sur les formes, les fonctions, les interactions et flexibilités de la mécanique.

Ce n’est qu’un début...

Le fait que Rolex ait donné son nom au Rolex Learning Center, cette exceptionnelle bibliothèque et agora des savoirs en forme de vague qui ondule au centre du campus de l’EPFL, dit d’ailleurs bien, symboliquement, tout le poids qu’un tel horloger accorde désormais au Labo.

Et de fait, aucun horloger aujourd’hui, même l’indépendant le plus farouchement vissé à son établi, ne saurait faire l’impasse sur la recherche. Car contrairement à ce que l’on entend si souvent, la mécanique «à l’échelle du centimètre» n’a de loin pas dit son dernier mot. Elle se déguise désormais à l’échelle nanométrique (voir les recherches en ce sens d’un Greubel Forsey), vibre, se plie et se déplie, ose des alliages autrefois impensables, s’hybride, ou encore se «fluidifie» (HYT). La recherche sur les nouveaux matériaux a ouvert d’immenses perspectives – nous y reviendrons en long et en large dans notre prochaine édition.

Usine HYT
Usine HYT

A quoi ressemblera donc la montre du futur? La réponse est certainement à découvrir au fond d’un labo avant qu’elle ne parvienne jusque sur l’établi.

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