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Horlogerie et science: entre origamis, nanotubes et capsules

12 RUPTURES DE L’INDUSTRIE HORLOGERE

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mai 2018


Horlogerie et science: entre origamis, nanotubes et capsules

La montre mécanique actuelle est bien suffisamment réglée pour satisfaire nos besoins de précision quotidienne. Son attrait est ailleurs. Innover n’est pas tant une question de nécessité que de possibilité: car grâce aux recherches des labos, Huygens peut désormais être dépassé – et rapporter.

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echnologiquement devenu obsolète, l’art horloger perdure largement grâce à l’attrait de ses ingénieuses prouesses. Mais à force de voir se doubler, tripler ou quadrupler les tourbillons, le spectateur commence à se lasser. Au 17ème ou 18ème siècle, l’horlogerie cheminait à l’avant-garde de la science. Elle en était un outil de recherche fondamental, que ce soit en navigation, en astronomie, en balistique, en chimie… Et si la mécanique horlogère, une mécanique transformée, revenait à l’avant-garde scientifique?

En effet, des recherches menées depuis quelques années arrivent aujourd’hui à des réalisations concrètes qui démontrent brillamment que la mécanique n’a de loin pas dit son dernier mot et qu’elle peut être totalement renouvelée.

L’horlogerie scientifique du 21ème siècle

Les pistes de ce renouvellement sont variées: utilisation de fluides et de capsules chez HYT; spiraux en nanotubes de carbone et nouveau type de régulateur monolithique chez Zenith; recherches poussées en nanotechnologies chez Greubel Forsey; micro-pivot et lames chez Dominique Renaud… pour ne donner que quelques exemples, car d’autres marques se sont également lancées dans la recherche en régulation.

Par ailleurs, le nouvelle mécanique dite «compliante», voire la mécanique-origami ouvrent des perspectives véritablement inédites mais qui n’ont pas encore vraiment franchi les portes des laboratoires. Couplées avec certaines avancées dans la robotique, elles laissent augurer la possibilité d’une mécanique radicalement transformée, à tel point qu’il est difficile de prévoir ce que sera la montre mécanique dans quelques dizaines d’années… si elle existe toujours.

Révolution de la régulation: la Defy Lab de Zenith

Cependant, la plupart des recherches qui parviennent aujourd’hui au stade de mise en œuvre concrète dans des produits qui commencent à être commercialisés couvrent la régulation elle-même et non pas l’approvisionnement énergétique qui reste encore largement traditionnel: barillet et train de rouages. C’est par exemple le cas dans la Defy Lab de Zenith ou chez Dominique Renaud.

Avec la présentation du régulateur totalement innovant de la Defy Lab de Zenith, Guy Sémon et ses équipes de recherche pluridisciplinaires chez LVMH ont marqué un point majeur en parvenant à réunir en une seule pièce monolithique en silicium monocristallin d’une épaisseur de 0.5 mm les quelque 31 pièces du régulateur classique. Ni assemblage ni réglage ni lubrification ne sont plus nécessaires. La consommation d’énergie est considérablement réduite et l’ensemble est très peu sensible aux variations d’énergie incidentes et aux positions.

Zenith Defy Lab
Zenith Defy Lab

Sa précision est d’environ 0.3 seconde par jour et elle se conserve parfaitement pendant les 95% de sa réserve de marche. De plus, cet oscillateur est insensible à la gravité, au magnétisme et à la température.

Révolution de la régulation: la DR-01 de Dominique Renaud

La solution de régulation proposée par Dominique Renaud avec sa récente DR-01 est toute différente mais elle aussi ouvre d’intéressantes perspectives. Un microscopique «pivot spatial» incassable soutient un lourd «balancier» à très haute inertie, dépourvu de son spiral remplacé par un «résonateur à couteau à pivotement spatial».

Des lames très affûtées vibrent en harmonie sur des rubis sphériques entaillés, avec un frottement minimal et donc avec une déperdition d’énergie dérisoire. L’arbalète qui maintient les lames affûtées fait office de spiral. Le balancier, vingt fois plus lourd qu’un balancier traditionnel, pivote librement, animé par un échappement de type détente libre à impulsion directe dit «à coups perdus». Ici en dix alternances, il donne une impulsion et neuf coups perdus. Ce qui signifie qu’on peut dès lors travailler à hautes voire très hautes fréquences.

Les avancées proposées par cet ensemble micro-pivot incassable, résonateur à couteau à pivotement spatial et échappement à détente à coups perdus sont nombreuses et peuvent être véritablement qualifiées de révolutionnaires. Avec une amplitude cumulée de 340 degrés entre chaque impulsion, avec une fréquence record «atteignant facilement» 12Hz (84’600 alternances/h), avec sa très faible consommation d’énergie et sa durée de marche «sans précédent» (on parle ici en semaines), avec enfin ses performances chronométriques superlatives, la DR-01 Twelve First ouvre véritablement un nouveau chapitre.

Voire un nouveau livre car l’ambition de Dominique Renaud est de proposer au cours des années qui viennent douze différents prototypes de la DR qui s’attaqueront à tous les fondamentaux mécaniques jugés jusqu’à aujourd’hui intangibles.

Greubel Forsey Mechanical Nano
Greubel Forsey Mechanical Nano

L’ère nano: Greubel Forsey

Robert Greubel et Stephen Forsey explorent quant à eux les possibilités étonnantes de la nano-mécanique. Le duo a présenté au SIHH 2018 un prototype totalement implémenté de leur Nano Foudroyante EWT. Cette nano-foudroyante consomme 1800 fois moins d’énergie qu’une foudroyante «normale» et le volume occupé par ce nano-mécanisme est réduit de 96%!

«Gagner à ce point en énergie et gagner en place nous ouvre des voies jusqu’à présent inédites, nous explique Stephen Forsey. En économisant à ce point la consommation énergétique, on parvient à des réserves de marche qui vont, à ce stade de nos recherches, jusqu’à 180 jours, avec un barillet de taille normale. De plus, nous pouvons utiliser l’énergie produite par les turbulences de l’air interne, les «courants d’air» deviennent fonctionnels. Une roue à propulsion peut ainsi fonctionner avec une énergie de 20 nano-newton, soit 100’000 fois moins que l’énergie nécessaire à mouvoir un mobile d’échappement.»

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, travailler à l’échelle nanométrique (il y a un milliard de nanomètres dans un mètre) ne signifie pas du tout travailler avec les mêmes composants, en plus petits. Bien au-delà de ce qui serait une «reproduction» micrométrique, passer de l’échelle du dixième et du millième à celle du milliardième permet de repenser toute la distribution énergétique et spatiale d’un mouvement.

L’espace ainsi dégagé – un espace considérable à l’échelle d’un mouvement de montre – permet d’envisager des fonctions inédites. Lesquelles, au juste? «C’est un espace qui s’ouvre et qui nous oblige à penser: que faire de ce volume?, répond Stephen Forsey. Nous y avons déjà implanté un indicateur de fréquence mais après? Les perspectives créatives et fonctionnelles sont proprement inouïes.»

LVMH veut faire plier la mécanique

Mais ce n’est pas tout et la mécanique du futur nous réserve encore bien des surprises. Les recherches scientifiques de Guy Sémon chez LVMH l’ont amené à explorer la mécanique dite «compliante». Cette nouvelle théorie des mécanismes est particulièrement utilisée en robotique afin de réaliser des tâches qui nécessitent de subtils dosages de la force. Elle pose de nouveaux postulats et crée de nouvelles liaisons basées non plus sur la seule interaction de pièces diverses toutes rigides mais permises par la déformation de morceaux de matières

C’est cette nouvelle théorie qui a permis de remplacer un ensemble composé de plusieurs parties fixes ou mobiles par une structure monolithique.

Cette mécanique compliante débouche sur la possibilité d’envisager une mécanique-origami capable de se plier et de se déplier. Aujourd’hui encore réservée aux recherches en robotique, elle a permis déjà d’imaginer de petits robots qui peuvent changer de forme de façon autonome. De là à imaginer de nouveaux mécanismes horlogers, par exemple en forme de «fleurs» s’ouvrant et se refermant, il n’y a qu’un pas… qui reste à franchir.

Fluides et capsules chez HYT

Et si l’innovation horlogère pouvait profiter à d’autres secteurs, comme le médical, où là il n’est plus tant question de la maîtrise du temps que de celle de la vie elle-même? On le remarque chaque année un peu plus lors du grand rassemblement des professionnels de la sous-traitance horlogère qu’est le salon EPHJ de Genève, où les spécialistes des microtechnologies, sous pression financière, cherchent à entrer dans le lucratif secteur des medtechs, dont la Suisse est également un pôle mondial. Rappelons ici par exemple que les premiers stents ont été développés à la fin des années 1970 entre Zurich et Lausanne, et la présence ajourd’hui en Suisse de géants du secteur comme Sonova, Ypsomed, Straumann, Johnson & Johnson Medical, Biotronik, ou encore Medtronic.

Horlogerie et science: entre origamis, nanotubes et capsules

C’est dans ce riche écosystème qu’entend se développer Preciflex, la société-sœur de l’horloger HYT, bien connu pour ses montres sur lesquelles ce sont des fluides colorés qui indiquent l’heure en lieu et place des traditionnelles aiguilles. En réalité, HYT agit aujourd’hui comme une «vitrine» ou un «poisson-pilote» quant aux possibilités futures de Preciflex.

Des applications qui concernent la maîtrise des micro-capsules contenant les fluides aujourd’hui utilisées dans la montre, demain dans le corps humain à des fins médicales? Mais on imagine sans peine que des normes bien plus contraignantes s’imposent dans le médical qu’en horlogerie. Il y a deux ans, le petit conglomérat a levé plus de 20 millions de dollars. Parmi les investisseurs figure un certain Peter Brabeck, l’ancien CEO de Nestlé, qui avait déjà fortement orienté le géant vers le secteur de la santé.

Les enjeux stratégiques derrière ces innovations

Au-delà de l’aventure scientifique et technologique, les enjeux de cette nouvelle mécanique sont aussi stratégiques, permettant aux acteurs qui y sont engagés de conquérir leur pleine autonomie.

La réalisation de spiraux en nanotubes de carbone, toujours par l’équipe de Guy Sémon, le démontre parfaitement. Passée un peu inaperçue, cette réalisation étonnante – une première mondiale que de faire ainsi «pousser» des nanotubes pour former des spiraux – va permettre à LVMH d’acquérir son autonomie dans le domaine stratégique des spiraux, jusqu’alors largement dominé par Nivarox-FAR du Swatch Group.

La science est ainsi un précieux allié dans les «guerres» de la concurrence.

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