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BIJOUX: LES NOUVELLES MANIÈRES DE LES PORTER

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BIJOUX: LES NOUVELLES MANIÈRES DE LES PORTER

C’est une sacrée leçon d’anatomie que nous donnent aujourd’hui bagues et boucles. Longtemps, le charme de nos phalanges nous a échappé, de même les mystères de l’hélix, de la fossette et de la conque de nos oreilles. Désormais le bijou déborde. Envahisseur bien-aimé de nouvelles zones corporelles, il dynamise le marché jusque dans ses plus hautes sphères.

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mportées sont les femmes par les nouveaux portés du bijou. Tant d’audace mais aussi d’ardeur retrouvée infusent ces nouveaux usages, qui font la part belle à la liberté et séduisent une clientèle transgénérationnelle. Il n’est pas rare désormais de voir une cinquantenaire franchir les portes d’une boutique sophistiquée ayant pignon sur rue, transformée tant la demande est forte en salon de (multi) perçage d’oreille. C’est le cas chez White Bird à Paris, tout près de la Place Vendôme, écrin raffiné de créateurs où de telles sessions sont organisées chaque mois avec petits gâteaux et thé à la clé.

Bijoux addicts de toujours ou fraîchement acquises à la cause, nous sommes de plus en plus nombreuses à trouver notre compte dans ces créations qui investissent des régions longtemps laissées en jachère. «Jachère»: fait de laisser temporairement inexploité. Sans parler de désert ornemental, tant l’orfèvrerie a produit des merveilles, on peut évoquer une désertion du corps prolongée de la part des sociétés occidentales, quand tant d’autres civilisations n’ont jamais cessé de parer de multiples parcelles de peau. A l’échelle de l’Histoire, cette désaffection est une tendance récente et toute relative.

Lorsque tout le corps était parure

Pour les anthropologues, découvrir les premières parures, c’est toucher du doigt les débuts de l’humanité. La parure est symbole et atteste de fait de la pensée symbolique qui est le propre de l’homme. En Dordogne (France), une sépulture datée de l’ère du Paléolithique révèle un enfant dont la tête, les chevilles et les poignets sont garnis de plus de 1000 coquillages, auxquels s’ajoutent des dents de renard et de cerf. Avant l’avènement de l’écriture, l’ornement a vocation de message, que véhicule le corps tout entier. Le bijou occupe une fonction identitaire en marquant l’appartenance à un groupe, et sociale en indiquant un statut. Selon les époques, il cohabite avec plus ou moins de bonheur avec le vêtement qui gagne du terrain.

Chez nous, jusqu’à la Première Guerre mondiale, seul le visage est véritablement découvert. Manches longues, chapeaux, voiles, gants réduisent drastiquement son champ d’intervention. Le bijou «sur»-vit, cousu ou piqué en broche à même le tissu. Le courant hippie sera prétexte à un come-back de l’ornementation en des endroits anatomiquement moins traditionnels. De même le mouvement punk pour lequel «il s’agit de styliser son corps en manifestant une appartenance à un groupe, tout en valorisant une hyper-singularisation», explique Philippe Liotard, spécialiste des modifications corporelles.

L’onde de choc Jean-Paul Gaultier

C’était sans compter l’enfant terrible de la mode, Jean-Paul Gaultier, qui fait sensation en 1994 avec le défilé de sa collection femmes printemps-été. «Les tatouages» – c’est son nom – fusionne armures façon Jeanne d’Arc et piercings de visage, imprimés graffitis et clips de nez. Ce pavé dans la mare survient en pleine ère du minimalisme radical. Le less is more absolu ringardise alors le moindre accessoire. Il implose quand le créateur facétieux impose sa vision, cross-culturelle, joyeuse et débridée.

Dès lors, l’accessoire, et le bijou en particulier, deviennent des éléments déterminants du succès d’un défilé. Ils «assurent» le spectacle, au même titre que la musique ou les jeux de lumière. Quant au piercing, il est définitivement lancé. De jeu sexuel dans les milieux SM et gays, des épingles à nourrice traversant la joue comme autant de démonstration transgressive, il est en route pour devenir mainstream.

Boucles d’oreille Berbere de Repossi
Boucles d'oreille Berbere de Repossi
Bracelet Bond de Charlotte Chesnais
Bracelet Bond de Charlotte Chesnais
Maison Margiela
Maison Margiela
Une leçon de style, Chanel Iman par Jacquie Aiche
Une leçon de style, Chanel Iman par Jacquie Aiche

De Prada à Givenchy, la Haute Couture adopte de nouveaux portés

Des broches de cheveux griffées Prada en passant par le plastron «cotte de maille» signé Dior, les bijoux tous azimuts affluent dans les grandes maisons. Au défilé Chanel printemps-été 2012, les perles soulignent les chignons et courent de la nuque au creux des reins de la top-model Arizona Muse qui clôt le show.

Les marques l’ont bien compris: les bijoux contribuent à construire le style d’une collection. Ils sont le concentré d’une vision, l’essence de l’inspiration d’une saison. Réalisés dans des matériaux souvent peu onéreux – résine, plexi, cuir, laiton – ils font figure de raccourci-clavier d’un rêve que la fashionista de base peut acquérir à moindre frais.

Pour Tiffany Bähler, designer en joaillerie, le bijou n’est plus un investissement comme il a pu l’être. L’univers de la mode, de la couture au prêt-à-porter, a créé une toute nouvelle clientèle qui suit le mouvement en adoptant des pièces à l’identité forte et aux portés parfois dérangeants. Toutes ne font pas encore l’unanimité. Ainsi, les bijoux de visage du défilé Givenchy automne-hiver 2015 par Riccardo Tisci peinent-ils à faire des émules. Charlotte Chesnais, jeune femme férue de casse-tête qui dessinait pour Balenciaga, Kenzo ou encore Paco Rabanne, tire son épingle du jeu. Edités sous son nom, ses bracelets de main en argent ou en vermeil remportent un succès considérable. Prière de lire le mode d’emploi avant de savoir comment harnacher ses attaches en beauté.

Best-of des nouvelles pratiques

Il est aujourd’hui possible de s’offrir à tous les prix ou presque une bague deux ou trois doigts. Porté quelques centimètres plus loin, le bijou d’ongle fait une percée remarquée. Etablies à Paris, les deux sœurs Chloé et Chanael Knopfer, fondatrices de la ligne de joaillerie Asherali Knopfer, se sont taillées une jolie réputation avec leurs capsules d’ongles épurées en or noir ou blanc, fixées au niveau de la phalange distale par un anneau serti de diamants ou de tsavorites.

A Beverly Hills, on peut croiser une fort sympathique designer, pieds nus et cheveux longs, se rendant à son showroom où les célébrités se pâment. Les chaînes de corps de Jacquie Aiche dont les parents sont américains et égyptiens, sont nées de la rencontre d’héritages improbables, d’un côté les fossiles et la turquoise des tribus indiennes, de l’autre l’or martelé et les amulettes du Moyen-Orient.

Côte Est, chez Jacob & Co, la Rare Touch Glove n’est pas une nouveauté de l’année mais elle a su encore et toujours créer la sensation lors de la dernière édition de Baselworld. Entre prothèse orthopédique de luxe et corset de main, cette mitaine précieuse brille de l’éclat de 382 diamants taille brillant incrustés sur une maille d’or rose.

Enfin, le défilé croisière Chanel 2018, qui vient d’être dévoilé au Grand Palais, prouve s’il était besoin que les bandeaux de vestales et les bijoux de tête ont plus que jamais le vent en poupe.

L’oreille, un cas à part

Créoles, chandeliers, puces, clous, dormeuses: le vocabulaire associé aux boucles d’oreilles est évocateur d’univers singuliers qui en disent long sur ceux qui aiment les «B.O.», ainsi qu’on les désigne aujourd’hui. La perforation du lobe constitue la modification corporelle la plus ancienne connue à ce jour. Dans les cultures du monde entier, les femmes – et nombre d’hommes – portent des boucles au quotidien. Bouddha lui-même ne faisait pas exception. Ses lobes déformés laissent deviner son origine princière et les bijoux imposants qui ornaient ses oreilles.

En 2011, Gaia Repossi imagine une ear cuff pour sa collection baptisée Berbère, inspirée par ses études d’anthropologie sociale et d’archéologie. Organique, ce bijou qui dévore le cartilage devient le must-have des modeuses. Depuis, les créations de Haute Joaillerie de la Maison Repossi sont portées par les stars sur les red carpets du monde entier.

C’est bel et bien un monde qui s’ouvre pour qui a l‘esprit aventurier. Du tragus jusqu’au conduit auditif, l’oreille constitue une terra incognita qui enflamme l’imagination des créateurs. Selon Elizabeth Fischer, responsable du département design mode et accessoire à la HEAD-Genève: «C’est parti pour durer. Une nouvelle région, c’est motivant pour un designer. Avant l’arrivée des coupes courtes, les oreilles étaient cachées, on les a découvertes dans les années vingt. Mais percer au-delà du lobe demeurait un tabou.» Un énième bastion vient de tomber. Même le fait de se faire transpercer à foison n’en demeure pas moins assorti d’une délicieuse sensation de transgression. Félicité!

Quand tout devient bijou

On l’aura bien compris, le bijou s’émancipe. Il occupe le terrain, a besoin de toujours plus d’espace. Cette soif de conquête territoriale finit par brouiller les frontières. Il y a eu les masques Maison Margiela, conçus par le créateur belge, grand apôtre de l’anonymat, qui exigeait que ses mannequins défilent incognito. Réalisés en cristal décrivant des rosaces, ils fascinent et occupent une place à part, proche de l’œuvre d’art.

Théâtrales, même si moins occultantes, les voilettes en cristaux Swarovski de la créatrice de chapeaux australienne Reni Kestel jouent de leur dualité précieuse et mystérieuse à la fois.

Démonstratives dans un tout autre genre, les étoles et les capes de diamants de la marque chinoise Kimberlite dessinent les prémices d’un monde fou de démesure.

Et si, finalement, nous assistions à une «bijou-ification» des objets qui nous sont les plus proches, vêtements, lunettes, mais aussi casques audio, téléphones portables? Comme si le quotidien ne pouvait plus se suffire à lui-même et qu’il ne soit supportable qu’enjolivé, paré de fioritures à défaut de qualités que nous ne saurions plus lui trouver? Bijoux et joie de vivre, même combat!