Résilience: l’horlogerie face à la pandémie


Montres et voitures: oser une franche comparaison

INTERVIEW

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juillet 2020


Montres et voitures: oser une franche comparaison

De manière superficielle, on compare souvent le monde de l’horlogerie et celui de l’automobile à travers les nombreux partenariats noués entre les deux univers. Mais si l’on poussait la comparaison jusqu’au bout, avec un examen de l’adaptation de ces deux industries au nouveau monde numérique et à la crise pandémique? Le journaliste Jorge Guerreiro, qui couvre à la fois l’automobile et l’horlogerie, a répondu à nos questions.

L

a comparaison entre voiture et automobile est un véritable poncif dans l’industrie horlogère. Le cousinage mécanique (et la proximité de la clientèle) favorise les partenariats entre marques horlogères et constructeurs mais ce type de collaboration est souvent desservi par une couche superficielle d’emphase marketing qui laisse songeur sur leur nature réelle: opération opportuniste et passagère ou vraie alliance réfléchie sur le long terme?

Ne nous arrêtons pas aux apparences. L’horlogerie et l’automobile partagent beaucoup de points communs. Mais ceux-ci ne se limitent pas à la recherche mécanique ou matériaux. Les deux industries doivent toutes deux faire face à un monde changeant à une vitesse jamais vue, entre une numérisation des modes de vie et une pandémie paralysante.

Il y a sans doute beaucoup à apprendre sur la manière dont chacune de ces industries que l’on dit si proches affronte des défis existentiels. Pour en savoir plus, nous avons décidé d’interroger un expert des deux secteurs: Jorge Guerreiro a lancé son blog JSBG.me il y a dix ans déjà pour scruter à la fois l’horlogerie et l’automobile, mais aussi la mode ou le design. L’an passé, il a ouvert à Lausanne le JSBG Store, prolongement physique de ses activités numériques. Il pose un regard lucide sur ce qui rapproche et ce qui distingue les deux industries.

Jorge Guerreiro, fondateur du blog JSBG et du JSBG Store, couvre à la fois l'horlogerie et l'automobile.
Jorge Guerreiro, fondateur du blog JSBG et du JSBG Store, couvre à la fois l’horlogerie et l’automobile.

Europa Star: Aujourd’hui, les horlogers cherchent à accélérer leur présence en ligne, notamment via le e-commerce, sous l’effet de la pandémie. Pour y arriver, peut-on retenir quelques bonnes pratiques de l’industrie automobile?

Jorge Guerreiro: Je crois qu’il ne suffit pas de changer de logiciel informatique, mais surtout de logiciel intellectuel. Car avant d’évoquer le e-commerce, il faut mentionner le leasing: c’est cette pratique qui a facilité la mise en place de la vente en ligne en automobile. Une montre de luxe coûte autant qu’une voiture. Très tôt, des solutions de paiement échelonnées ont été mises en place pour acquérir une automobile, mais rien de tel en horlogerie. De facto, cela a raréfié la clientèle potentielle pour les marques horlogères, notamment en ligne. Car les clients pouvaient payer en mensualités une voiture, mais pas une montre de même prix. Des solutions se sont mises en place récemment pour le paiement à crédit horloger en ligne, comme Watchdreamer en Suisse (lire notre article ici), et sans surprise cela a du succès!

«Très tôt, des solutions de paiement échelonnées ont été mises en place pour acquérir une automobile, mais rien de tel en horlogerie. De facto, cela a raréfié la clientèle potentielle pour les marques horlogères, notamment en ligne.»

Je trouve dommage qu’en attendant autant pour mettre au point des solutions de facilitation des systèmes de vente, l’industrie horlogère se soit privée de tant de clients potentiels. Encore récemment, des CEO me disaient que cela viendrait… d’ici 20 ans! Franchement, c’est un peu aberrant. Et malheureusement, la lenteur a aussi caractérisé la mise en place de la vente en ligne. Or, non seulement cela permet de toucher des nouveaux clients (surtout si c’est associé au leasing comme en automobile), mais en plus cela immunise mieux contre les phénomènes croissants de la contrefaçon et du marché parallèle.

Hublot La Ferrari

Cette difficulté à s’adapter s’explique peut-être parce qu’une montre semble moins «indispensable» au quotidien qu’une voiture, un objet de plus grande consommation?

On entend souvent cela, mais je ne suis pas d’accord. Automobile et horlogerie sont très semblables. A la base, une voiture sert seulement à se déplacer et une montre à lire l’heure. Selon cette définition, tout ce qui dépasse une Dacia ou une Casio, c’est du luxe. Par définition, le luxe ne remplit pas une fonction essentielle, mais émotionnelle. Cela concerne les deux industries.

Alors, comment expliquez-vous cette relative lenteur par rapport à l’industrie automobile?

Le conservatisme, associé à une certaine forme d’élitisme. Les ventes globales de l’industrie horlogère suisse restent stables, voire augmentent un peu, tandis que les volumes chutent. C’est un constat dramatique de vieillissement des consommateurs. Le volume signifie qu’on attire la jeunesse et les nouvelles générations. L’innovation vient d’ailleurs souvent des acteurs du «volume», avant de toucher les acteurs de la «valeur».

Hublot La Ferrari
Hublot La Ferrari

Pouvez-vous partager quelques chiffres sur la digitalisation de l’industrie automobile?

Chez Tesla, près de 80% des voitures sont vendues en ligne. Mais que l’achat final se fasse en ligne ou pas, 95% des acheteurs d’une automobile passent au moins 14 heures en ligne avant l’acte d’achat, sur le site des marques, mais aussi via les médias spécialisés, les vidéos des essais, etc. Les horlogers se plaignent souvent que l’expérience en ligne n’est pas assez luxueuse. Les constructeurs automobiles les plus prestigieux ne s’arrêtent pas à ces considérations: récemment, Lamborghini a organisé la vente d’un modèle en édition limitée en Chine via… WeChat. Toutes les voitures ont été écoulées en moins de 20 secondes! Autre phénomène très à la mode dans l’automobile, les configurateurs en ligne qui permettent de visualiser facilement sa voiture idéale: peintures spéciales, options, roues - une personnalisation virtuelle devenue ludique mais menant souvent à l’achat du véhicule de ses rêves.

Zenith Defy 21 Land Rover

Comment se structure la distribution automobile?

Cela ressemble fortement à l’horlogerie. En automobile, il y a aussi des concessionnaires et distributeurs indépendants, qui tentent de résister au phénomène croissant de constructeurs qui vendent leurs voitures à travers leur propre réseau ou directement en ligne. Comme en horlogerie, certaines marques automobiles disent que l’industrie a besoin de détaillants et continuent à collaborer avec eux. D’autres, comme Tesla, n’ont pas de distributeurs ni de détaillants: tous leurs showrooms à travers le monde leurs appartiennent.

Breitling Premier Bentley Mulliner Limited Edition
Breitling Premier Bentley Mulliner Limited Edition

Qu’en est-il du marché gris et des stocks d’invendus présentés comme de l’occasion, phénomène courant pour les montres?

C’est pareil: un phénomène massif pour les voitures, comme en horlogerie! Mais le pre-owned est mieux intégré qu’en horlogerie. Par exemple, Amag, distributeur suisse historique du groupe Volkswagen, propose déjà trois niveaux d’achat: le neuf personnalisé sur commande, le neuf standard déjà en stock et le pre-owned, tout cela au sein d’une même plateforme. Des sites de e-commerce comme AutoScout24, que l’on pourrait comparer à Chrono24, accueillent à la fois des voitures neuves homologuées et de l’occasion. Les constructeurs n’hésitent pas à mettre leurs banners sur ces sites!

Richard Mille RM-03 en collaboration avec McLaren
Richard Mille RM-03 en collaboration avec McLaren

Parallèlement, le concept d’économie collaborative semble prendre toujours plus de poids dans l’industrie automobile…

En effet. De plus en plus de marques automobiles gèrent directement elles-mêmes des formules de car sharing et d’abonnement. Par exemple, dès la fin de cette année, si l’on achète une Alfa Romeo mais qu’on ne l’utilise que 20% du temps, la marque peut nous aider à trouver des personnes qui utiliseront la voiture le reste du temps en payant un forfait convenu à travers une application. On laisse simplement sa voiture et un autre utilisateur y aura accès via son smartphone: c’est une forme de car sharing pouvant engranger un bénéfice pour le détenteur du véhicule. Alors que beaucoup de pays sont en train de libéraliser leur législation sur les voitures autonomes, Tesla veut aller très loin dans ce concept, avec l’ambition de concurrencer Uber. L’idée est que lorsque nous ne l’utilisons pas, notre véhicule part tout seul travailler comme chauffeur et nous rapporte de l’argent!

«Tesla veut aller très loin dans le concept des voitures autonomes, avec l’ambition de concurrencer Uber. L’idée est que lorsque nous ne l’utilisons pas, notre véhicule part tout seul travailler comme chauffeur et nous rapporte de l’argent!»

Parmigiani Bugatti TYPE 370

Peut-on comparer l’impact de Tesla sur l’industrie automobile à celui d’Apple sur l’industrie horlogère?

Oui, dans une certaine mesure. Tesla a en fait redonné sa popularité à la voiture électrique qui avait déjà été en vogue dans les années 1890-1910, avec alors près de 40% de parts de marché. En cela, elle a créé ou recréé un nouveau marché, comme Apple avec la montre connectée. De même elle a cassé les codes de la vente classique en utilisant le numérique.

Quelles mesures ont pris les constructeurs automobiles face au coronavirus?

Beaucoup de marques ont complètement arrêté leurs chaînes de production pour protéger les travailleurs. Et en parallèle il y a eu de formidables actions de solidarité. En Espagne, par exemple, un pays très touché par la pandémie, les ingénieurs du constructeur national Seat se sont mis à assembler des respirateurs en combinant moteurs d’essuie-glace et pièces bricolées imprimées en 3D pour les offrir aux hôpitaux de Madrid. Des marques aussi prestigieuses que Mercedes ou Ferrari ont reconverti leur production pour fabriquer des respirateurs en série. En France, Mini a mis un parc de voitures électriques gratuitement à disposition du personnel hospitalier.

«Les ingénieurs de Seat se sont mis à assembler des respirateurs en combinant moteurs d’essuie-glace et pièces bricolées imprimées en 3D pour les offrir aux hôpitaux de Madrid.»

Ces actions de solidarité se retrouvent dans d’autres industries, comme la mode, avec Chanel qui produit des blouses pour les hôpitaux ou des marques italiennes qui soutiennent la presse en prenant des pages de publicité par solidarité avec les médias nationaux. Parallèlement, des actions ont été mises en place pour de la vente «sans contact»: Volvo propose une expérience d’essai de conduite entièrement à distance, avec des essais numériques très convaincants et sans contact humain, jusqu’à la livraison du véhicule chez soi.

Parmigiani Bugatti TYPE 370
Parmigiani Bugatti TYPE 370

Vu que vous avez un pied dans les deux industries, comment comparez-vous leurs médias spécialisés?

Je constate une plus grande indépendance dans les médias spécialisés en automobile. Alors que les clients finaux comptent sur les médias spécialisés pour prendre leur décision d’achat, on peut lire des tests ou présentations des modèles avec un vrai recul critique, positif comme négatif. En comparaison, la presse horlogère spécialisée s’efforce en général de coller davantage à la communication institutionnelle des annonceurs.

TAG Heuer Carrera Calibre Heuer 01 Aston Martin Special Edition

Comme Watches & Wonders en avril, le Salon de l’automobile de Genève, qui devait se tenir quelques semaines plus tôt également à Palexpo, a été annulé. Qu’est-ce qui a été organisé en lieu et place?

Cela a aussi été remplacé par une expérience numérique. Mais il y a deux points particulièrement intéressants dans le cas du Salon de l’auto. D’une part, il s’agissait d’un mélange de physique et de virtuel, car les conférences de presse des marques étaient bien retransmises «live» depuis Palexpo – ce n’étaient pas des vidéos pré-enregistrées mais in situ, avec les voitures, exactement comme si le salon physique avait eu lieu. Par ailleurs, le salon a respecté le programme initial des conférences de presse pour éviter de tout déverser sur le web en même temps: il y a ainsi eu un échelonnement dans l’annonce des nouveautés. Presse et grand public ont ainsi mieux pu suivre et digérer le flux d’information.

Zenith Defy 21 Land Rover
Zenith Defy 21 Land Rover

Les collaborations entre constructeurs automobiles et marques horlogères se sont multipliées depuis 20 ans. Comment réussir un tel partenariat, qui aille au-delà de la simple juxtaposition de logos?

Quelques marques réussissent cet exercice. Je mentionnerais notamment Hublot, qui s’associe réellement à Ferrari, par exemple en faisant dessiner certains de ses modèles par les designers du constructeur automobile. Je crois que c’est vraiment une affaire d’authenticité dans les échanges entre les équipes des deux entités: on ressentira assez vite si l’on a affaire à une simple opération marketing.

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