Le marché horloger français


Dodane: clap de fin et cession en vue

English
août 2023


Dodane: clap de fin et cession en vue

La famille Dodane détenait la marque éponyme depuis cinq générations. Aujourd’hui, le dépôt de bilan et la liquidation sont actés. Des repreneurs, nombreux, sont sur les rangs. Mais Cédric Dodane reste propriétaire à titre personnel de la marque qui porte son nom et souhaite poser certaines conditions.

H

allali, clap de fin, chant du cygne: chacun choisira sa métaphore. Mais, pour Dodane, une page se tourne. Après cinq générations consécutives aux mains de la famille fondatrice, Cédric Dodane en a déposé le bilan en septembre dernier. Chargée de passif davantage que d’actifs, la marque est en cours de liquidation.

Pour un certain nombre d’acteurs horlogers, voire d’entrepreneurs indépendants hors horlogerie, c’est une bien triste nouvelle. Car Dodane, pour qui connaît l’histoire du chronographe d’aviation, est un nom éminemment respecté. La famille est établie sans discontinuer en horlogerie depuis 1848, dépose son propre nom de famille en tant que marque en 1857 et est solidement implantée sur le marché civil comme militaire jusqu’au mitan des années 1990. Le tout en totale indépendance, sans interruption d’activité, riche des liens historiques avec l’industrie helvétique, mais sans jamais quitter son giron bisontin.

Modèles Dodane dans une édition Europa Star de 1972
Modèles Dodane dans une édition Europa Star de 1972
©Archives Europa Star

Dodane: clap de fin et cession en vue

Récemment, Cédric Dodane et Emmanuel Breguet ont d’ailleurs partagé leurs archives lorsque le second travaillait à son dernier ouvrage sur le chronographe militaire, en amont du retour en vol du Type XX de Breguet. Si la manufacture voyait, à l’époque, certains de ses «Type» assemblés par Mathey-Tissot, Dodane œuvrait pour sa part pour Heuer, Sinn et même Van Cleef & Arpels. Un acteur incontournable pendant plus d’un siècle, apprécié pour sa discrétion en tant que partenaire sous-traitant, pour sa précision en tant que fournisseur des pilotes et armées.

Un paysage recomposé

Que s’est-il passé? Les ventes militaires ont fortement décru depuis 30 ans. Les Garmin ont supplanté les «pendules», comme les pilotes nomment affectueusement ces instruments de bord purement mécaniques. La retraite puis le décès de Laurent Dodane, père de Cédric et de son frère horloger Florian, ont également marqué un cap. Sa silhouette bonhomme ne pouvait pas faire dix pas, à Baselworld, sans être alpaguée par un ami, un détaillant, un partenaire, un concurrent: en 50 ans de carrière, Laurent Dodane avait un réseau à la hauteur de sa notoriété.

Portrait de Laurent Dodane en 1989 dans Europa Star: l'entrepreneur était aussi un éminent membre de plusieurs représentations officielles françaises.
Portrait de Laurent Dodane en 1989 dans Europa Star: l’entrepreneur était aussi un éminent membre de plusieurs représentations officielles françaises.
©Archives Europa Star

Enfin, le paysage concurrentiel a fortement changé. Bell & Ross se lance en 1994 et rencontre rapidement, avec sa BR-01, le succès qu’on lui connaît. L’entrée de Chanel à son capital, quatre ans plus tard, lui confère une force de frappe supplémentaire qu’elle n’aurait pas eue seule. En 2000, Richemont rachète IWC, dont les gammes «Top Gun» siphonnent des années durant les ventes de chronographes aéronautiques.

Dodane: clap de fin et cession en vue

Puis en 2009, Breitling se dote de la puissance d’une manufacture intégrée. Huit ans plus tard, en 2017, CVC Capital Partners en prend le contrôle. La direction en est confiée à l’ex-CEO d’IWC Georges Kern qui, au passage, se porte acquéreur des parts restantes. Sans compter la très récente offensive de Breguet sur la montre de pilote, la Type XX, elle aussi aujourd’hui 100% manufacture. Autant d’investissements à coup de dizaines de millions, bien loin des moyens familiaux de Dodane.

Dodane: clap de fin et cession en vue

Manque de fonds

Pourtant, pour Dodane, plusieurs portes restaient ouvertes. De nombreuses souscriptions étaient engagées ou promises, toujours pour des corps militaires. Cédric Dodane travaillait également au retour du mouvement manufacture de la famille – dès 1936, voire vraisemblablement avant, Dodane possédait son propre calibre, complété au fil des décennies par des collaborations avec Valjoux, Dubois Dépraz ou encore Excelsior Park.

Mais ces opportunités n’ont pas suffi. Pour les mettre en œuvre, la maison familiale avait besoin de trésorerie. Ce qu’elle n’a pas eu. Pire que cela: des dettes se sont progressivement accumulées. Peu importantes, mais assez pour que les banques refusent les prêts nécessaires à la poursuite de l’activité.

Dodane: clap de fin et cession en vue

La liquidation judiciaire de la société est donc demandée en mai 2023. Les comptes sont fermés. Mais Cédric Dodane a eu le nez creux: la société et la marque ont été dissociées. La société est liquidée, mais la marque lui appartient, en propre. Aujourd’hui, malgré ses précautions, la marque doit être vendue afin de couvrir son passif. Un nom prestigieux, le sien, qui pourrait être valorisé à six chiffres. Avec, au final, le cruel paradoxe d’être en possession d’un nom qui vaut tout, mais d’une société qui ne vaut rien.

Dodane: clap de fin et cession en vue

Une reprise en cours?

La suite n’est pas encore écrite. Des discussions sont en cours avec un mandataire judiciaire, auprès de qui plusieurs lettres d’intention sont remontées. Bon nombre de marques et investisseurs sont aux abois pour prendre le contrôle de la belle enseigne et surtout de son nom et de son histoire.

L’intéressé n’est pas fermé à une telle cession, mais à certaines conditions: «Il serait inadmissible de se targuer du travail de mes aïeux sur cinq générations sans que la famille ne soit associée. Avec mon frère, nous portons la responsabilité de la conservation culturelle et historique de tous les descendants de la famille Dodane qui ont œuvré pour l’horlogerie française. Nous sommes les gardiens de cette marque qui nous appartient et n’est autre que notre propre nom de famille.» Las des plans de gestion et de reprise, Cédric Dodane n’aspire qu’à une chose: «Pérenniser la marque, dessiner de belles montres et les vendre. C’est mon job.»

Dodane: clap de fin et cession en vue

Ce job, quelques repreneurs sont prêts à le lui laisser. Si les règles du capitalisme sont connues – dépenser le moins pour gagner le plus – certaines maisons familiales tendent néanmoins une oreille attentive et surtout bienveillante. Herbelin en fait partie. Contacté à titre personnel, Maxime Herbelin y voit «un intérêt certain, c’est une belle marque française qu’il ne faut pas laisser partir, une marque qui a une âme». Comme Cédric Dodane, Maxime Herbelin est dépositaire d’un legs, un nom et une marque en même temps. Mais aujourd’hui, la direction d’Herbelin est collégiale et le dossier n’a pas été proprement étudié. L’avenir reste à écrire. Et Cédric Dodane n’a pas encore posé sa plume.

Dodane: clap de fin et cession en vue