ondée à Sainte-Croix en 1865, la maison Reuge est l’une des ultimes détentrices d’un savoir-faire en voie de disparition: la boîte à musique et les oiseaux chanteurs.

A sa création produit technologique d’avant-garde capable de reproduire du son mécaniquement – le premier phonographe n’apparaît qu’en 1877 – la boîte à musique est peu à peu devenue obsolète. Aujourd’hui, chez Reuge qui emploie en tout 25 personnes, seuls 5 vétérans – un accordeur, un piqueur de rouleaux, un spécialiste des oiseaux chanteurs, un spécialiste des «grosses musiques» et un responsable du bureau technique – restent capables de créer ensemble une traditionnelle boîte à musique.

Et si Reuge existe encore, c’est qu’elle a été soutenue à bout de bras depuis une dizaine d’années par la famille saoudienne AlOtaishan. Mais tout récemment, au mois de février 2023, un pas supplémentaire en vue de la sauvegarde de ce savoir-faire aussi rare qu’exceptionnel a été franchi avec l’acquisition d’une part majoritaire des actions de Reuge par De Bethune, sous l’impulsion de l’horloger Denis Flageollet.

La nouvelle manufacture Reuge, à Sainte-Croix, inaugurée en 2016

Une reprise en forme de défi

«Cette reprise est un défi, nous avoue d’emblée Denis Flageollet, et une histoire avant tout émotionnelle. Nous avons pris cette décision car c’était pitié de voir que, malgré tous les investissements consentis par ses anciens propriétaires, Reuge courait vraiment le risque de disparaître du paysage. Je ne pouvais pas me résoudre à cette éventuelle perte. Et je suis persuadé qu’il y a mille choses à faire pour l’éviter.»

La savoir-faire de Reuge s’inscrit dans le véritable «biotope» de la mécanique d’art qu’est historiquement Sainte-Croix et sa région. Avec d’autres artisans d’art, parmi lesquels les automatiers Nicolas Court et François Junod, le constructeur Boris Masur, la bijoutière et décoratrice Victoire Halter, le coutelier et mécanicien d’art Renaud Lelièvre ou encore l’enseignant et arrangeur Jean-Michel Bolens, Denis Flageollet a créé et préside l’association Mec-Art qui entend «conserver les traditions ancestrales du lieu, les faire progresser sur les plans technologiques et artistiques, les disséminer dans le monde entier et faire émerger de futurs talents et de nouveaux entrepreneurs, assurant ainsi le cycle pérenne de la Mécanique d’Art». Vaste programme qui propose aussi des formations pratiques et Masters en mécanique d’art.

Récemment, une marque aussi prestigieuse que Van Cleef & Arpels, dont la fameuse Fontaine aux Oiseaux a été réalisée à Sainte-Croix par François Junod, a ouvert un atelier sur place et a rejoint l’association Mec-Art qui vient par ailleurs d’organiser ce mois de mai le premier Printemps de la Mécanique d’Art avec de nombreuses interventions, ateliers, films, débats. C’est dire que le momentum de la reprise de Reuge semble propice.

Sortir l’oiseau de sa cage

«Il y a 40 ans, qui aurait parié sur la renaissance de l’horlogerie mécanique? demande Denis Flageollet. Presque personne. Je crois que c’est la même chose pour la boîte à musique – dans le plus large sens du terme, celui de la mécanique d’art sonore.»

Dans la droite ligne de ce qu’il a accompli avec De Bethune, où la modernité unanimement reconnue de ses pièces s’appuie en fait sur une très profonde connaissance et conscience du passé, et notamment de la grande horlogerie classique du 18ème siècle, «il faut s’appuyer sur cette connaissance historique pour y apporter une nouvelle émotion. Il faut moderniser les oiseaux, qu’ils soient moins ripolinés, plus punk, si j’ose le terme. Il faut travailler en profondeur sur le son, améliorer volume et sonorité. Il faut créer des objets drôles, amusants, ludiques, sympathiques, oublier la boîte à musique de grand-père – tout en poursuivant la tradition.»

Pendule de vestibule attribuée à Pierre Jaquet-Droz, La Chaux-de-Fonds (vers 1750-1780) ©Musée d’horlogerie du Locle - Château des Monts, Le Locle, Suisse. Photo Renaud Sterchi

Le premier geste de la prise de pouvoir de De Bethune sur Reuge a été de «libérer l’oiseau» en ouvrant métaphoriquement sa cage, voire en la faisant complètement disparaître.

«Je me suis souvenu des cages à oiseaux mécaniques de Jaquet-Droz, que j’ai bien connues quand j’étais technicien restaurateur au Musée d’Horlogerie du Château des Monts, au Locle. Elles étaient destinées à être suspendues dans les escaliers de grandes demeures. Sous leur socle, il y avait un cadran indiquant l’heure, que l’on pouvait lire en gravissant les marches», nous raconte-t-il.

«J’ai ôté la cage, forgé à la main une branche d’arbre, libéré les oiseaux, logé une fonction horlogère numérique sur le pourtour du socle et disposé dessous un grand cadran à aiguilles. On peut donc tout aussi bien la suspendre dans une cage d’escalier que la poser sur une table, et lire l’heure de partout tout en écoutant les oiseaux chanter.»

Ecouter comme un oiseau

«Il y a tant de choses à faire, continue-t-il, qui ne sont pas de l’ordre de la cosmétique ou du tuning mais qui portent sur les fondamentaux. Il y a l’usage qu’on fait de la pièce (cage suspendue, objet de table voire table elle-même). On doit aussi travailler à l’amélioration du son – volume, sonorité, ampleur – en collaborant étroitement avec des luthiers, des musiciens, des acousticiens. Car on peut imaginer des pièces de quelques centimètres à plusieurs mètres et le son se traite à chaque fois différemment. Mais au-delà de la seule musique, c’est tout l’univers du son qui est à explorer, tout le vivant: le coeur qui bat, les vagues, le vent, les bruissements. J’aimerais travailler sur l’organique», résume-t-il.

Boîte à musique avec épis de blé Slightly Windy. Douze épis de blé dorés se balancent dans le vent au son de la musique (liste de mélodies au choix). Socle rond en frêne, platine de résonance en noyer plaqué en dessous avec une feuille de tulipier pour renforcer le maintien et donner la tension nécessaire... un vrai travail de lutherie pour rendre le meilleur son possible.

A ses yeux, le potentiel créatif est immense, ouvert à un art mécanique à la fois visuel et sonore. Qui puisse être émouvant, ludique, divertissant, voire philosophique – il imagine ainsi de véritables tableaux animés... Bref, il se sent en fait «libéré de la montre et de ses contraintes spatiales». Liberté, comme le dit l’oiseau.

Pour l’aider à apporter ce nouveau souffle, il a engagé Clara Martin, une jeune designer issue de l’ECAL de Lausanne, passionnée de «textures, formes, savoir-faire», capable à ses yeux d’apporter «de l’espièglerie, de l’intrépidité». De même qu’il rêve de pouvoir attirer une nouvelle génération, il est certain qu’il y a de très intéressantes collaborations à imaginer avec des designers, des artistes, des architectes, des décorateurs d’intérieur, des marques de luxe. Bref, le champ d’action – et de liberté – lui semble immense.

Un nouveau champ d’action

Reuge s’était départi de ses locaux historiques (un vrai musée vivant qu’à l’époque nous avions pu visiter) pour intégrer en 2016 un nouveau bâtiment à l’entrée de Sainte-Croix. L’entreprise avait aussi racheté Mermod Frères à Sainte-Croix et les Frères Rochat, du Brassus, également fabricants d’automates à oiseaux chanteurs. Mais avec l’arrivée de De Bethune, la gestion va être transformée, devenant plus horizontale et collaborative.

Au-delà des pièces de haute tradition aux finitions laquées ou des pièces plus modernes et «collector», Reuge a un très grand savoir-faire dans la production en volumes de ce qui s’appelle, dans le métier, «la petite musique». Aux belles heures, Reuge vendait jusqu’à 3’000 par mois de ses petites boîtes à musique. Aujourd’hui, on en serait à plutôt 1’000 par année mais ce savoir-faire est précieux, il doit être non seulement conservé et transmis mais aussi développé, rajeuni – continuation, rajeunissement et innovation allant de pair.

Rémy - fixeur et Bertrand - oiseleur

Sébastien - accordeur et Philippe - piqueur

La prise de contrôle par De Bethune (la famille AlOtaishan restant actionnaire minoritaire et l’ex-CEO Amr AlOtaishan au conseil d’administration) permet aussi de rationnaliser un modèle économique désormais dépassé et de planifier la production, avec un vrai plan directeur. Une leçon apprise de l’horlogerie. Acquisition de la matière, comme fabrication de nombre de pièces sont reprises directement par les ateliers de De Bethune à La Chaux, à quelques jets de pierre de Sainte-Croix.

La boîte à musique et l’oiseau chanteur réussiront-ils à sortir de leur cage dorée?

La réponse est plus large. A Sainte-Croix, l’initiative de De Bethune prenant en mains le destin de Reuge s’inscrit dans un contexte très favorable qui voit l’affirmation, aux côtés de l’horlogerie, de la mécanique d’art qui se nourrit d’horlogerie mais aussi s’en libère. Un terrain fertile, à n’en pas douter. Et un champ d’action ouvert à tous les possibles. Visuels et sonores.