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Faut-il coloriser le passé?

EDITORIAL

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mai 2024


Faut-il coloriser le passé?

Un aimable lecteur* nous a récemment transmis la photographie jointe du fondateur d’Europa Star, notre ancêtre Hugo Buchser, sous un jour nouveau: alors que nous avions l’habitude de voir cette image, tirée de son voyage en Inde dans les années 1920, dans son noir et blanc originel, notre lecteur l’avait faite coloriser. Ce qui a suscité un débat intéressant dans notre rédaction: faut-il coloriser le passé?

L

a question peut sembler anodine mais ne l’est pas tant que ça. Il est parfaitement vrai qu’autrefois, de ses propres yeux, on ne voyait pas moins qu’aujourd’hui le réel en couleur. Par contre, on ne voyait la représentation photographique de ce réel qu’en noir et blanc. Le monde qui n’était pas directement sous nos propres yeux, le monde réel d’ailleurs, la représentation du monde en dehors de notre propre vision en couleur, on la recevait, on ne la voyait qu’en noir et blanc.

Mais cette même image, quand on la regarde aujourd’hui, vaut-il mieux la voir telle qu’elle était à l’époque, en noir et blanc, ou la coloriser pour la rendre «plus proche du vrai réel»?

Où se cache la «vérité» de cette photographie? Est-elle plus «authentique» une fois colorisée? Avec les incertitudes que ça comporte: la veste du marchand était-elle vraiment grise ou peut-être brune? Le pavillon du tourne-disque beige, rose, ivoire peut-être? Qui sait?

La question peut paraître futile, et pourtant! A l’époque où cette photo a été prise, elle faisait office de preuve de réalité. C’était ainsi, en noir en blanc, que le monde extérieur affirmait sa réalité à travers la photographie. La couleur était réservée à la peinture, transposition «irréelle» de la réalité.

Alors aujourd’hui ? Cette même photo est-elle plus «proche» du réel une fois colorisée ou laissée dans son état premier, telle que ses contemporains la voyaient et la collaient dans leur album? Dit autrement: aurait-on idée de coloriser les films de Charlot? N’y perdrait-on pas quelque chose de précieux: ressentir la façon dont les spectateurs de l’époque voyaient et percevaient ces films? Mieux comprendre leur propre expérience du monde en noir et blanc?

La même question se pose en horlogerie. Du moins pour les collectionneurs les plus pointus. Jusqu’où faut-il «coloriser», pardon, restaurer une montre vintage? Nettoyer son cadran? Effacer ses défauts? Polir les raies de son boîtier? Remplacer certains des composants de son mouvement? L’optimiser? La «booster» comme on dit d’une Fiat 500 dont on dote le moteur d’un turbo? Ou la faire fonctionner comme elle le doit tout en la laissant au plus que possible dans son jus? Avec son poids des ans?

En d’autres termes, vaut-il mieux une vieille photographie noir et blanc toute froissée ou sa glorieuse restauration numérique? La première porte tout son poids d’histoire, elle est passée de main en main, tant de regards se sont posés sur elle. La deuxième est séduisante mais n’a plus d’épaisseur. Elle n’est plus l’originale. Elle en est la copie, numérisée, colorisée, mise au goût du jour, prête à être instagrammée, mais vide et sans plus d’histoire.


Faut-il coloriser le passé?

*Ce lecteur, Aashdhin K. Billimoria, est lui-même l’auteur d’un nouveau livre sur l’horlogerie vintage richement illustré de photographies… en couleur! Contact (IG): aashdin.billimoria