our rejoindre l’atelier de Raúl Pagès, il convient de prendre le minuscule train qui mène du Locle – depuis la gare qui surplombe les historiques ateliers de la manufacture Zenith – jusqu’au petit village des Brenets, de l’autre côté de la chaîne du Jura. Le trajet prend une dizaine de minutes sur une étroite voie unique, inaugurée au 19ème siècle, qui traverse sublimes forêts et minces tunnels qui semblent taillés à la hache. De là, descendez quelques centaines de mètres en direction du lac des Brenets, tournez à gauche rue Pierre Seitz et, au numéro 10, vous trouverez l’atelier de Raúl Pagès, lauréat du Louis Vuitton Watch Prize for Independent Creatives, qui lui a été remis à Paris en février 2024.

Au début du siècle dernier, Pierre Seitz y taillait des «rubis» d’horlogerie et y inventa la «potence pour chasser les pierres», une invention d’apparence modeste mais qui décupla alors la productivité horlogère.

C’est bien là, dans ces mêmes locaux, qu’on retrouve Raúl Pagès rivé à son établi, bien loin des feux de Paris, des galas, des limousines et des applaudissements qui crépitent à l’intérieur de la futuriste Fondation Louis Vuitton.

Au soir de son élection, Raúl Pagès avait les larmes aux yeux en recevant son prix, doté d’un an de mentorat personnalisé par La Fabrique du Temps Louis Vuitton de Genève et d’une bourse de 150’000€. Une somme qui selon ses propres aveux va lui permettre d’engager «au moins un horloger supplémentaire» et de pousser plus avant l’intégration de certaines opérations.

Né non loin de là dans le Val-de-Ruz (canton de Neuchâtel) d’une famille d’origine espagnole sans lien aucun avec l’horlogerie, le jeune Raúl, qui adore dessiner, se sent très tôt attiré par «une carrière à la fois artistique et artisanale». Alors pourquoi pas l’horlogerie qui conjugue ces deux qualités! A 15 ans, sur les conseils d’un ami et après un bref stage en entreprise qui l’enthousiasme, il entre à l’Ecole d’horlogerie du Locle.

Il en sortira sept ans plus tard, après avoir accompli non seulement le cursus normal de quatre ans, mais aussi deux ans de spécialisation en restauration, sa passion, et en complications, plus encore un an de conception et de construction. A 22 ans, il est un horloger complet, «le plus complet possible», précise-t-il en souriant.

Des chenilles, des grenouilles et des œufs

Nous sommes en 2006 et Raúl Pagès postule spontanément auprès de Parmigiani Fleurier. Son rêve: intégrer l’atelier de restauration de la maison. Il tombe bien, un poste vient de se libérer, il est engagé.

Le ver à soie. Cet automate imite les mouvements complexes et progressifs d’une chenille, entraînés par un système mécanique interne complexe.

«Ce seront six années extraordinaires, nous explique-t-il, durant lesquelles j’ai énormément appris sur les techniques anciennes, les savoir-faire comme l’orfèvrerie, l’émaillerie, la gravure-ciselure, les méthodes de dorure ou encore la verrerie… Car j’ai eu la chance de travailler sur des pièces exceptionnelles, pour la fabuleuse collection Maurice Sandoz ou pour le Musée Patek Philippe…»

La Grenouille.Tel l’amphibien auquel il ressemble, cet automate restauré bondit en avant grâce à un système complexe de marteaux qui frappent son abdomen.

Il va ainsi avoir l’occasion de participer activement à restaurer nombre d’automates historiques et non des moindres, à l’image de L’Oeuf au Cygne de Fabergé, de la montre de poche Moïse Frappant le Rocher avec coup de bâton, rocher qui s’entrouvre et eau qui surgit, ou encore de la sublime et rampante Chenille No3 ou de la délicieuse Grenouille sauteuse…

De la détente de la grenouille à la montre à détente, en passant par la Tortue…

En 2012, Raúl Pagès quitte Parmigiani Fleurier et prend son indépendance. «L’envie de créer a commencé à me démanger, nous raconte-t-il. A mes heures perdues, j’avais réussi à concevoir ma propre Tortue automate en 3D. Et par ailleurs, en restauration, j’avais aussi travaillé sur des pièces très techniques, des pièces d’Houriet, des montres à détente… Bon, je prends mon indépendance et durant une année entière je me consacre à réaliser la Tortue dont j’ai déjà dessiné tous les plans. Je fais tout à la main, sans aucune CNC, seul à l’établi pour le mouvement et avec des artisans indépendants pour la gravure, l’émail, le sertissage, tous rencontrés lors de mes travaux de restauration chez Parmigiani. En 2013, je présente ma Tortue. Une pièce unique.»

Les 300 composants du mouvement de l’automate «Tortue» ont été réalisés artisanalement dans le plus grand respect des traditions horlogères. Finitions anglage main, guillochage, Côtes de Genève. Carapace gravée et émaillée par des artisans de la région. La carapace, les pattes et la tête sont en or 18 ct. Les griffes sont serties de diamants et les yeux ornés de saphirs. La Tortue se remonte à l’aide d’une clé puis avance en bougeant les pattes et la tête. Pièce unique.

…et par la Soberly Onyx

«J’ai eu énormément de retours positifs, poursuit l’horloger. Mais je ne l’ai pas vendue. J’avoue avoir été un peu déçu et m’être posé des questions. Que faire? En attendant, j’ai travaillé comme restaurateur à mon compte. Et en parallèle je me suis lancé dans le projet de réaliser ma première montre. Je suis parti d’une ébauche Cyma des années 1950 que j’ai entièrement retravaillée, dont j’ai refait le balancier, son pont, retravaillé toutes les finitions. J’ai refait un cadran onyx. Je voulais quelque chose de simple, minimaliste mais avec beaucoup de détails très soignés. Je suis passionné d’architecture, inspiré par la période Art déco. Et en 2016 ma Soberly Onyx était prête, 10 pièces en or rose ou en or gris.»

La Soberly Onyx, première montre-bracelet réalisée par Raúl Pagès.

En route pour la RP1

Commercialement, la Soberly Onyx lui permet de surnager. Mais il lui faudra quand même trois à quatre ans pour écouler ses 10 exemplaires. Avec la «cagnotte» ainsi réunie, il se lance enfin dans la réalisation de son premier mouvement «conçu et fabriqué de A à Z».

Le Régulateur à détente RP1

Son idée est de «rendre hommage à la chronométrie». Ayant eu la «chance», comme il le dit, de restaurer des montres de poche de précision, dont des montres à échappement à détente, il décide de se lancer sur cette voie, conscient cependant de la difficulté intrinsèque d’adapter le mouvement à détente à une montre de poignet.

«Jamais personne n’a réussi à vraiment industrialiser le mouvement à détente», affirme-t-il. Et pour souligner la vocation chronométrique du mouvement à détente, il opte pour un affichage à régulateur, à l’image de ces pendules ultra-précises qui donnaient autrefois l’heure officielle dans les ateliers d’horlogerie.

Pureté, sobriété du mouvement Régulateur à détente RP1. Grand balancier, fréquence 18’000 alt/h. L’échappement faisant deux fois moins de sauts, l’aiguille de la seconde ne fait que 21/2 sauts par seconde au lieu de 5, et le mouvement, à l’oreille, ne fait pas «tic-tac/tic-tac», mais «tac/tac/ tac».

L’avantage de l’échappement à détente par rapport au traditionnel échappement à ancre suisse est que celui-ci donne une impulsion directe au balancier sans passer par l’ancre. Le rendement s’en améliore car, avec une seule impulsion par oscillation, contrairement à deux avec un échappement à ancre traditionnel, le balancier se retrouve plus libre et subit moins de perturbation, d’où une chronométrie améliorée. Sans oublier l’absence de nécessaire lubrification. Mais l’inconvénient majeur de la détente est la sensibilité aux chocs qui résulte de cette «liberté», chocs qui peuvent occasionner jusqu’à l’arrêt du balancier.

La solution? «Simple» et élégante, inspirée d’un brevet déposé par Émile James en 1895. Un bec, monté dans la continuité de la détente, est équipé d’une came qui agit directement sur l’axe du balancier. En cas de choc, elle prévient le retour direct du balancier et l’empêche ainsi de sauter une dent, d’éventuellement se déboîter et de provoquer ainsi l’arrêt du balancier.

«Une visibilité décuplée avec le Prix Louis Vuitton»

Sorti en janvier 2022, le Régulateur à détente RP1 «a enfin fait un carton», comme le dit avec fierté Raúl Pagès.

«J’ai désormais, et même avant le Prix, un carnet de commande rempli (pour l’instant, il planifie la réalisation de 20 pièces, ndlr), du travail pour plusieurs années. Il faut bien avoir à l’esprit que le réglage du seul échappement à détente demande plusieurs semaines de travail par montre. Tout est fait main. Il faut régler pas à pas toutes les pénétrations des rouages entre eux. Les réglages sont très fins, il faut finement ajuster jusqu’aux deux ressorts qui agissent sur la détente. C’est impossible à industrialiser. Seuls à ma connaissance Jürgensen, Kari Voutilainen et Christophe Claret s’y sont attelés.»

Le bec de la détente (pour mieux le distinguer, le balancier a été ôté)

Quant à son habillage, Raúl Pagès a tout dessiné. Du boîtier en acier – «pour affirmer le côté technique de la pièce» – jusqu’à son cadran étagé et ses aiguilles. En amoureux de l’architecture, il a opté pour un bleu du compteur des secondes directement inspiré de la palette proposée par Le Corbusier. Petit mais superbe détail, les encoches du réhaut surélevé font office d’index des minutes.

Le Prix Louis Vuitton vient donner au travail de Raúl Pagès une visibilité inespérée, qui va au-delà de l’étroit cercle des collectionneurs les plus pointus. «C’est une chance extraordinaire», reconnaît-il, qui semble le booster pour ses projets futurs.

En ligne de mire: trois pièces uniques de son régulateur à détente, avec des cadrans hors norme et un projet RP2 encore mystérieux, avec échappement à ancre traditionnel mais une «particularité» mécanique dont on ne sait pas plus. Et un retour aux cadrans de pierre. Mais, semble-t-il, sa fascination pour les automates continue de le travailler aussi…

Quand la tortue se transforme en lièvre.