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Horlogerie: les icônes pleuvent

CHRONIQUE

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décembre 2023


Horlogerie: les icônes pleuvent

Après la Haute Horlogerie, Pascal Brandt s’attaque dans cet article à un autre mot-clé de l’horlogerie au 21ème siècle - l’«icône» - tout en reprenant toujours comme point de départ l’un de ses articles rédigés au 20ème siècle pour Europa Star, en l’occurrence sur la Speedmaster d’Omega. A savourer!

A

vez-vous remarqué? Les icônes horlogères pleuvent depuis quelques temps, au point que les collectionneurs et aficionados ne savent plus où donner de la tête. Dernière en date, la Freak d’Ulysse Nardin récompensée par le GPHG (Grand Prix d’Horlogerie de Genève) de son «Prix de la Montre Iconique».

Relax, le phénomène mérite nuance et remise en perspective. Prenons un exemple: Omega Speedmaster.

Je me souviens avoir interviewé Michele Sofisti, le boss d’Omega à l’époque, à l’occasion des 40 ans du lancement du modèle. «40 ans et toujours aussi forte!» marquait l’amorce de mon article. Toute l’interview mettait alors en exergue le lien reliant la Speedmaster à la NASA et l’expérience lunaire. La marque naviguait à l’époque dans les 500 millions de chiffre d’affaires pour une production de 500’000 à 600’000 pièces. Comme le soulignait Michele Sofisti: «Nos objectifs se résument à deux points: qualité du produit et message délivré au consommateur.»

Vingt-cinq ans plus tard, à l’approche du 70ème anniversaire, une constante: la Speedmaster demeure toujours aussi puissante, et ce n’est pas terminé. Ce qui a changé: les volumes et le chiffre d’affaires, qui ont très fortement progressé, ainsi que le discours. Si l’aventure lunaire reste au cœur du propos, la Speedmaster n’a plus autant besoin de cette béquille aujourd’hui. Quelle que soit sa déclinaison, elle a pris une autre dimension et est devenue un des rares grands classiques de l’horlogerie, un must have pour tout amateur éclairé.

Le cas Speedmaster recadre le sujet des «icônes» et en pose les fondements.

Le paysage horloger global est très compétitif, c’est une évidence. Multiplication des marques – des plus grandes en notoriété et volumes jusqu’aux micro-marques, l’offre est pléthorique et semble offrir à l’amateur un vaste choix dans la diversité. Pourtant, à y regarder de plus près, un pourcentage largement majoritaire de montres mises annuellement sur le marché n’intéressent finalement que peu, leur cycle de vie est court et elles sont écrasées par une poignée de modèles (et de marques) qui trustent le podium. Dix? Quinze? Peu en tout cas.

Horlogerie: les icônes pleuvent

L'article original de Pascal Brandt sur les 40 ans de la Speedmaster, paru en 1997 dans Europa Star. Un quart de siècle plus tard, il revient sur le phénomène de l'icône, qui s'est propagé à grande vitesse entre-temps.
L’article original de Pascal Brandt sur les 40 ans de la Speedmaster, paru en 1997 dans Europa Star. Un quart de siècle plus tard, il revient sur le phénomène de l’icône, qui s’est propagé à grande vitesse entre-temps.
©Archives Europa Star

Le mot-clé: icône

Le mot-clé qui agite le landerneau s’appelle icône. Il revient de manière récurrente dans le discours, chacun y va de son couplet … et de son icône. Un certain nombre de paramètres intangibles fixent toutefois le cadre de la définition, comme le démontre la Speedmaster.

Une icône horlogère est une montre dont le cycle de vie s’inscrit dans la durée. Les décennies sont un très bon marqueur qui permet d’en jauger la réalité. Elles sont quelques-unes, nées au 20ème siècle, qui ont traversé sans faiblir les années, qui ont conservé leurs attributs stylistiques et de contenu d’origine, qui rencontrent aujourd’hui encore une demande qui n’a pas faibli. Bien au contraire, dans quelques cas connus de tous, la cote du marché parallèle ou du marché de deuxième main en témoignent.

Une autre évidence: elles sont peu nombreuses à avoir acquis ce statut, qui voit pour certaines – pas toutes - leur attractivité se maintenir avec régularité dans le marché, voire exploser, et transcender les tendances contemporaines en matière de design. Nombre d’autres modèles ne sont pas considérés comme des icônes même s’ils comptent quelques décennies d’existence au compteur. Cela ne suffit pas à les propulser au sommet absolu.

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Modèles, pas marques

Autre point central, parallèle à la durée de vie de ces montres: on ne parle pas de marques, on parle de modèles. Il est question de quelques archétypes qui ont atteint ce statut iconique envié et objectivement reconnu auquel la planète horlogère aspire.

Leur particularité? Un ancrage historique inscrit dans un moment ou lié à un événement précis, corrélé à une fonction ou à son design qui ont instantanément matché avec un moment T de l’histoire. Ces modèles-là survolent les tendances et sont positionnés au-delà des dynamiques qui sont souvent éphémères dans cette industrie. Les icônes sont imperméables aux aléas que dicte une mode, qu’il s’agisse de design, de matériaux, de couleurs, etc.

Portée sur la Lune ou durant les parties de polo, inspirée des chars d’assaut de la Première Guerre mondiale, évoquant le sous-marin de Jules Verne, montre de référence destinée à la plongée ou encore allusion à quelque chêne royal, ces modèles surfent sur la vague d’un succès ininterrompu depuis longtemps sans pour autant être les seuls parmi les collections de l’une ou l’autre marque, mais de loin pas toutes.

Il arrive effectivement que l’icône devienne un hyper-modèle reléguant dans certains cas – pas tous évidemment – ravalant le reste de la collection au rang de faire-valoir microscopique pour conférer à la marque une image de mono-produit, rien de plus. Une sale trappe lorsque le nom du modèle devient plus fort que la marque, un piège duquel il est potentiellement difficile de s’extraire, certains en font l’expérience… après avoir privilégié de manière outrancière le culte du mono-produit comme vache à lait.

Les tentatives visant à élargir et promouvoir la gamme afin de desserrer l’étau ne manquent souvent pas, mais se heurtent au poids exagéré et paradoxal de… l’icône.

D’ailleurs, lorsqu’on parle d’icône, les appréciations des amateurs plus ou moins avertis mentionneront le nom du modèle, celui de la marque ne venant qu’en second lieu. Je veux une Speedmaster, le délai d’attente de ma Submariner ou de ma Daytona est de 7 ans, la Nautilus explose sur le marché parallèle, j’attends qu’ils reviennent avec la Tank Américaine, ma Royal Oak est gravée au dos, etc.

Tout est dit? Non, de loin pas. Car au-delà des quelques modèles iconiques avérés et unanimement perçus comme tels, une nuée de marques abusent clairement aujourd’hui du terme. Modèles récents, lancés il y a quelques années, ou moins, sont auto-propulsés au rang d’icône absolue sans pour autant en avoir fait la démonstration dans la (longue) durée. Le phénomène s’est accéléré depuis quelques années alors qu’auparavant la notion d’icône était tout simplement absente du vocabulaire horloger.

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Tendance du néo-vintage

Impossible de leur en vouloir, pour une raison évidente: le phénomène s’inscrit dans la tendance lourde du néo-vintage qui dicte sa loi à l’univers horloger, en dehors des «majors» dont il est inutile de citer le nom et qui tiennent le haut du pavé. Mais pour beaucoup d’autres, il est clair que marteler «l’iconicité» d’un modèle et tenter de l’imposer comme tel, de raccrocher le wagon à un passé distant, peut éventuellement contribuer à sauver la mise. Car l’icône par définition l’est devenue dans une durée longue sans jamais faiblir en termes de désirabilité et par conséquent commercialement.

Pour nombre de maisons dont l’heure de gloire appartient au passé, la réactivation de modèles créés il y a quelques décennies n’est qu’une tentative de les ancrer dans ce courant actuellement porteur, pour du même coup tenter de reprofiler la marque ou de lui maintenir la tête hors de l’eau. Bonne chance à celles-là pour surnager…

Au final, il y a icône et icône. Celles qui sont avérées, et dont on sait qu’elles conserveront ce statut. Une petite minorité qui se compte sur les doigts d’une main, comparée à toutes les autres qui ne le seront pas malgré l’existence ancienne du modèle, ou alors qui revendiquent leur appartenance à cette élite sans même avoir franchi le cap des deux ans d’existence. Il suffit de jeter un œil sur ce phénomène très actuel du pre-owned, du second hand market ou du marché parallèle/gris pour constater que seuls trois à quatre modèles trustent largement le podium.

Rendez-vous dans un futur éloigné pour tous les autres modèles qui prétendent au titre.

Horlogerie: les icônes pleuvent