Sous-traitance horlogère


Dans les coulisses d’un métier d’art: le guillochage

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décembre 2023


Dans les coulisses d'un métier d'art: le guillochage

Désenchantés, certains professionnels s’engagent parfois dans une reconversion radicale, souvent aux antipodes de leur parcours académique. C’est le cas de Yann von Kaenel, directeur de la société Décors Guillochés, guillocheur de cœur et physicien de formation. À Cernier, dans les locaux de l’entreprise, il dévoile pour Europa Star les joies et les difficultés du guillochage, un métier d’art en plein essor.

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Cernier, l’élégante architecture de la société Décors Guillochés s’inscrit à merveille dans le paysage du Val-de-Ruz, suivant une démarche esthétique doublée d’une conscience aiguë des enjeux environnementaux. «Les 120 m² de panneaux solaires ainsi que la toiture végétale couvrent 85 % de nos besoins électriques», explique Yann von Kaenel, directeur de cette maison indépendante, spécialiste du guillochage.

Le propriétaire des lieux nous retrace son parcours atypique: «Après huit ans de recherches appliquées à l’EPFL et au Canada et quatre ans au sein d’un spin-off du CSEM, j’avais envie d’indépendance; je ne voulais plus être un maillon d’une hiérarchie opaque.» Ce docteur ès sciences techniques (pour une thèse sur les propriétés des couches minces de diamant synthétique), doublé d’un guillocheur expérimenté, œuvre dans les coulisses d’un métier d’art en plein essor.

Yann von Kaenel entouré d'un tour à guillocher traditionnel (au premier plan) et d'un tour dit «lignes droites»
Yann von Kaenel entouré d’un tour à guillocher traditionnel (au premier plan) et d’un tour dit «lignes droites»

En 2005, après deux années totalement consacrées à l’apprentissage du guillochage – du réglage machine à la création des motifs, en passant par la production d’étampes en acier - Yann von Kaenel assume la direction de la société fondée avec son père René (voir encadré). Décors Guillochés compte aujourd’hui une dizaine d’employés, pour une production, en 2022, d’environ 4’000 cadrans.

A Cernier, l'élégante architecture de la société Décors Guillochés s'inscrit à merveille dans le paysage du Val-de-Ruz.
A Cernier, l’élégante architecture de la société Décors Guillochés s’inscrit à merveille dans le paysage du Val-de-Ruz.

Malgré plusieurs crises économiques successives, «aucun collaborateur n’a quitté la société de son plein gré», précise l’artisan, avant d’enchaîner: «Nous attirons des profils inattendus, de l’horticultrice à la technicienne dentaire, en passant par un cuisinier, passionné par les maquettes de bateaux. Seuls points communs exigés: une passion jusqu’au-boutiste et une capacité d’attention durable.»

Dans les coulisses d'un métier d'art: le guillochage

L’héritage de Breguet

À l’instar de la gravure, le guillochage consiste à enlever de la matière et à creuser des sillons réguliers et répétitifs sur un support métallique. L’objectif est d’aboutir à des motifs complexes dont l’harmonie visuelle est renforcée par un jeu savant d’ombres et de lumières.

Comme souvent dans les arts décoratifs, son origine oscille entre la France (au 15ème siècle, un dénommé Guillot aurait gravé ivoire, bois et cornes) et l’Italie (les verbes guiocciare ou guttiare évoquent plutôt un motif gravé en forme de goutte).

Publicité du fabricant de «machines à guillocher» Lienhard & Cie, de La Chaux-de-Fonds, publiée dans l'Indicateur Davoine de 1923
Publicité du fabricant de «machines à guillocher» Lienhard & Cie, de La Chaux-de-Fonds, publiée dans l’Indicateur Davoine de 1923
©Bibliothèque de la Ville de La Chaux-de-Fonds

Il est toutefois unanime d’accorder à Abraham-Louis Breguet la paternité du guillochage sur cadran. Il a ainsi composé un répertoire complet de motifs universellement reconnaissables, avec, entre autres, le clou de Paris, la crémaillère, le flinqué, le grain d’orge et le grain de riz ou encore le vieux panier.

Décor guilloché «Soleil Inca», exemple de la créativité de Yann von Kaenel
Décor guilloché «Soleil Inca», exemple de la créativité de Yann von Kaenel

La ténacité du guillocheur main

Les tours à guillocher sont des outils imposants et complexes à manœuvrer. Traditionnellement posé à l’horizontal, sur une table en bois semblable à l’établi d’un horloger, le tour se compose d’un cylindre métallique volumineux (l’arbre) entouré d’un jeu de plusieurs cames empilées, appelées aussi rosette. En anglais, le tour à guillocher se traduit d’ailleurs par Rose Engine.

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De la main gauche, le guillocheur tourne une manivelle qui entraîne lentement - par le biais d’une courroie – le cylindre du tour. De la main droite, il approche contre le cadran à graver un burin lui-même fixé sur un chariot. Une fois une ligne circulaire gravée, le guillocheur décale son burin et recommence l’opération. «Certains décors exigent mille traits, souligne Yann von Kaenel. Vous devez garder la même attention du premier au dernier. Et ne rien lâcher!»

Le second type de tour à guillocher traditionnel - les «lignes droites» - se présente sous une forme plus compacte, même si son mode de fonctionnement reste inchangé. Pour des raisons d’espace, on les retrouve aujourd’hui plus facilement. Par ailleurs, les «lignes droites» réalisent essentiellement des motifs rectilignes.

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De l’ombre à la lumière

Un peu à l’image de l’émaillage, le guillochage a également connu une très longue traversée du désert. Déjà en juin 1924, l’horloger Charles Piguet-Fages regrettait que la classe pour guillocheurs du Technicum de La Chaux-de-fonds ait été fermée, «trop d’ouvriers de cette spécialité étant encore inoccupés pour entreprendre la formation de nouveaux apprentis».

«Toutefois, ajoutait-il, bien qu’un long entraînement soit nécessaire pour faire un bon guillocheur, nous pensons que les éléments de cette spécialité devraient être enseignés aux apprentis graveurs.» La formation en guillochage va graduellement disparaître au profit de la gravure. Pendant des décennies, le peu d’intérêt pour ce métier d’art entraîne un déclin marqué de l’activité.

Décor guilloché traditionnel «Grain de riz»
Décor guilloché traditionnel «Grain de riz»

Puis, contre toute attente, l’affection renaît et «les grandes marques reviennent», comme le confirme le dirigeant de Décors Guillochés; l’écosystème horloger redécouvre cet art. Dans le Val-de-Travers par exemple, l’horloger indépendant Kari Voutilainen lance un ambitieux projet d’école de formation au guillochage, en engageant George Brodbeck – lauréat 2023 du Prix Gaia – et en sauvegardant de justesse plusieurs tours traditionnels.

Entre commandes numériques et fait main

Chez Décors Guillochés, les clients trouvent aussi un patrimoine inestimable, constitué de plusieurs centaines de décors. Hérités de décennies d’activité de René Von Kaenel (voir encadré), d’autres ont été développés par son fils Yann. «Lors des périodes creuses, nous en créons de nouveaux, détaille ce dernier. J’ai référencé à ce jour 580 décors. Ils sont classés par type, par la manière de les construire. Sur un tour à guillocher, la manière d’empiler les coups ou leur espacement permet une infinité de combinaisons: on peut créer pendant des générations.»

Certains puristes entendent que l’art du guillochage traditionnel se doit d’être fait à la main. Yann von Kaenel adopte une attitude nettement plus pragmatique et ne cesse de développer de nouvelles méthodes. Car le guillochage est en constante adaptation depuis des décennies.

Brevet de machine à guillocher Lienhard & Cie
Brevet de machine à guillocher Lienhard & Cie

Déjà au début du 20ème siècle, le fabricant Lienhard innove et introduit une machine à guillocher par copiage, que Roland Tille, directeur créatif du cadranier Stern Frères dans les années 1970, qualifiera de Tapisserie. Audemars Piguet utilise d’ailleurs cette technologie depuis l’introduction, en 1972, de son modèle Royal Oak.

L’autre possibilité consiste à emboutir le cadran grâce à une presse, sur une matrice guillochée en négatif, idéalement en acier. Ce procédé est aujourd’hui utilisé pour le décor du modèle Nautilus de Patek Philippe.

Enfin, un cadran peut être guilloché à l’aide d’une machine à commandes numériques. Il faudra pour cela toute l’expérience et le métier du guillocheur pour programmer la machine, ce qui est loin d’être un tabou pour Yann von Kaenel. «Même si depuis quelques années le guillochage main est très demandé, nos activités sont équilibrées entre commandes numériques et fait main.»

Une preuve de plus que tradition et modernité peuvent cohabiter en parfaite harmonie.


René von Kaenel, un passeur de savoir-faire

Europa Star: Vous êtes le fils du guillocheur René Von Kaenel qui a donné son nom à l’entreprise RVK Guillochage, aujourd’hui Metalem. Pourriez-vous nous décrire son parcours ?

Yann von Kaenel: Mon père, faiseur d’étampes de formation, était associé à deux graveurs main dans la société L’Eplattenier, Blandenier et Cie. À l’occasion du départ en retraite de l’un de ses clients guillocheurs à Neuchâtel - M. Béguelin -, il lui a alors repris plusieurs tours à guillocher. En pleine crise du quartz, il s’est mis, dès 1978, à apprendre en autodidacte le guillochage.

Pendant vingt ans, l’atelier de mon père a été le seul à former et à employer de futurs guillocheurs, et ce pour répondre à une forte demande. Il est devenu le passage obligé de nombreux cadraniers, dont Stern Créations et Metalem, ainsi que de plusieurs marques de haute horlogerie dont je dois encore taire le nom aujourd’hui. Il y fabriquait aussi des matrices guillochées en acier, fait rarissime dans l’industrie.

En 1996, alors que ses deux amis partent en retraite, mon père s’associe à Metalem et renomme l’entreprise RVK Guillochage (initiales reprenant le nom de René Von Kaenel). Deux ans plus tard, il cède ses parts à Metalem et continue encore à guillocher dans son garage, avec l’aide d’une ancienne collaboratrice – la mère de Yann Tripet, actuel directeur de RVK Guillochage.

Le début des années 2000 a vu l’activité de guillochage exploser. Je décide alors de le rejoindre, donnant ainsi naissance à Décors Guillochés SA.

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