Sous-traitance horlogère


Coup de projecteur sur les cadrans lumineux

English Español
janvier 2024


Coup de projecteur sur les cadrans lumineux

Plus d’un siècle après les premières applications de peintures radio-luminescentes, un livre suivi d’un film – The Radium Girls - rappelle le tragique destin de ces ouvrières, engagées à appliquer au pinceau cette matière lumineuse qui avait alors si bonne presse. Plébiscités par le monde militaire pendant des décennies, mais sous le coup de législations restrictives, les cadrans horlogers rayonnent aujourd’hui d’une phosphorescence nouvelle, éclipsant au passage un passé radioactif sulfureux. Éclairage d’Albert Zeller, chimiste et dirigeant de RC Tritec, le leader mondial du Swiss Super-LumiNova®.

U

ne fièvre lumineuse bouscule les sages codes esthétiques de l’horlogerie. La luminescence autrefois confinée aux chiffres et aux aiguilles se met en scène et déploie de nouveaux atouts sur l’ensemble de la surface des cadrans, à l’instar de la F.P. Journe élégante, de la Panerai Submersible eLAB-ID ou encore de l’IWC Pilot’s Watch Automatic 41 Black Aces, comme l’explique Albert Zeller, patron de RC Tritec, le leader mondial du Swiss Super-LumiNova®: «Ce qui était autrefois uniquement destiné à la lisibilité d’une montre dans l’obscurité est aujourd’hui un élément de design très utilisé.»

Le connaisseur se souviendra des premiers modèles Radiomir brevetés par Guido Panerai en 1915, en plein conflit armé. La construction audacieuse d’un cadran en deux strates laissait deviner la peinture radio-luminescente à travers des chiffres ajourés. Cette invention répondait à l’impérieuse nécessité pour la marine militaire italienne de pouvoir lire l’heure dans des conditions de luminosité souvent adverses.

Montre F.P. Journe Élégante 40, boîtier en titane forme Tortue Plate®. Le cadran saphir, entièrement habillé de Swiss Super LumiNova®, affiche une lecture nocturne singulière: la matière phosphorescente, autrefois cantonnée aux aiguilles et aux chiffres du cadran, s'exhibe pleinement, pour un effet saisissant. ©FP Journe
Montre F.P. Journe Élégante 40, boîtier en titane forme Tortue Plate®. Le cadran saphir, entièrement habillé de Swiss Super LumiNova®, affiche une lecture nocturne singulière: la matière phosphorescente, autrefois cantonnée aux aiguilles et aux chiffres du cadran, s’exhibe pleinement, pour un effet saisissant. ©FP Journe

Coup de projecteur sur les cadrans lumineux

La diaspora italienne de l’époque, installée outre-Atlantique, a peut-être guidé le génial Florentin. En effet, coïncidence ou pas, une année auparavant, en 1914, la Radium Luminous Material Corporation ouvre ses portes à New York, avant d’installer dans le New Jersey des usines employant des centaines de jeunes ouvrières. Nous sommes dans les années 1920 et la société est devenue l’US Radium Corporation, malheureuse protagoniste du livre et du film The Radium Girls. En imposant à ses employées d’affiner leur pinceau dans la bouche avant d’appliquer la peinture luminescente, l’entreprise a gravement nui à la santé de ces jeunes femmes, qui pouvaient peindre jusqu’à 250 cadrans par jour.

Publicité de la peinture luminescente Undark, inventée par la société new-yorkaise Radium Luminous Material Corporation (vers 1917). L'entreprise deviendra en 1921 l'U.S. Radium Corporation. Plus tard, à l'occasion d'un procès devenu célèbre, cette dernière sera tenue pénalement responsable de l'empoisonnement de centaines de jeunes employées de la société. En effet, dès leur arrivée à l'atelier, elles devaient effiler la pointe de leur pinceau dans la bouche, avant de le tremper dans la substance radioactive Undark et de l'appliquer sur le cadran d'une montre ou d'une horloge. Les meilleures d'entre elles répétaient cette méthode «lip, deep, paint» jusqu'à 250 fois par jour.
Publicité de la peinture luminescente Undark, inventée par la société new-yorkaise Radium Luminous Material Corporation (vers 1917). L’entreprise deviendra en 1921 l’U.S. Radium Corporation. Plus tard, à l’occasion d’un procès devenu célèbre, cette dernière sera tenue pénalement responsable de l’empoisonnement de centaines de jeunes employées de la société. En effet, dès leur arrivée à l’atelier, elles devaient effiler la pointe de leur pinceau dans la bouche, avant de le tremper dans la substance radioactive Undark et de l’appliquer sur le cadran d’une montre ou d’une horloge. Les meilleures d’entre elles répétaient cette méthode «lip, deep, paint» jusqu’à 250 fois par jour.

L’énorme retentissement médiatique du procès intenté alors par les ouvrières de l’US Radium Corporation résonne encore aujourd’hui. Selon l’historien Lukas Emmenegger, mandaté en 2016 par l’Office fédéral de la santé publique suisse, plus de 700 bâtiments ont utilisé du radium entre 1920 et 1960, principalement dans les cantons de Neuchâtel et de Berne. La radioactivité est bel et bien présente des ateliers spécialisés aux maisons particulières où opéraient ces employés.

Couverture du livre «The Radium Girls» (Kate Moore, édition Simon and Schuster de 2016), et affiche du film «Radium Girls» de Lydia Dean Pilcher et Ginny Mohler (2018).
Couverture du livre «The Radium Girls» (Kate Moore, édition Simon and Schuster de 2016), et affiche du film «Radium Girls» de Lydia Dean Pilcher et Ginny Mohler (2018).

Or, la radioactivité découverte par Henri Becquerel, puis étudiée par les époux Pierre et Marie Curie au début du 20ème siècle, jouit alors d’un prestige considérable. De nombreux produits de cosmétiques – dont la société française Tho-Radia – vantent ses bienfaits sanitaires.

Mais qu’est-ce qui distingue ces peintures radio-luminescentes des matériaux phosphorescents contemporains?

Radioactivité et auto-luminescence

Le radium est une matière radioactive. Il n’émet aucune lumière en soi. C’est seulement mélangé à une substance phosphorescente – le sulfure de zinc - que la peinture devient luminescente. Le sulfure de zinc interprète les rayons gamma émis par le radium comme les photons de la lumière. La peinture radioactive est ainsi auto-luminescente puisqu’elle ne dépend pas de la lumière pour l’«activer». Aujourd’hui, explique Albert Zeller, «il n’y a aucune raison de continuer de travailler avec des matériaux radioactifs dangereux pour les personnes et peu stables dans le temps».

Swiss Super LumiNova®, en émission Pink. ©RC Tritec
Swiss Super LumiNova®, en émission Pink. ©RC Tritec

Ce chimiste de formation dirige l’entreprise RC Tritec, spécialiste mondial de la luminescence en horlogerie. Il représente la quatrième génération d’une dynastie qui se consacre au développement industriel des matériaux luminescents depuis 1934. Dans les années 1950, l’entreprise familiale- la Radium Chemie Zeller – explore les potentialités du tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène, dont les émissions de type bêta ont un effet limité comparé aux émissions de type alpha du radium. Rolex – entre autres - inscrira au bas de ses cadrans le fameux «T<25», indiquant la présence de tritium à la radioactivité inférieure à 25 microcuries.

Montre d'Aviateur IWC Automatic 41 Black Aces, réf. IW326905. Cadran «Lumicast» blanc entièrement revêtu de Swiss Super LumiNova®. ©IWC
Montre d’Aviateur IWC Automatic 41 Black Aces, réf. IW326905. Cadran «Lumicast» blanc entièrement revêtu de Swiss Super LumiNova®. ©IWC

L’aluminate de strontium

Le développement du LumiNova proposé aujourd’hui par RC Tritec, une société comptant 26 employés établie à Teufen dans la région appenzelloise, passe par une collaboration entre Suisse et Japon, comme le relate Albert Zeller: «À la demande de mon père, dans les années 1990, la société japonaise Nemoto, un partenaire de longue date, a étudié - avec succès - la nouvelle matière phosphorescente que représentait l’aluminate de strontium, ce qui a abouti au dépôt du brevet du LumiNova en 1994.» Par la suite, RC Tritec et Nemoto ont ouvert en Suisse la joint-venture LumiNova Switzerland SA. Cette dernière est opérée par l’équipe RC Tritec et fournit pour l’horlogerie suisse les fameux pigments Swiss Super-LumiNova® (SLN).

Les locaux des entreprises RC Tritec et de LumiNova Switzerland SA, à Teufen. ©RC Tritec
Les locaux des entreprises RC Tritec et de LumiNova Switzerland SA, à Teufen. ©RC Tritec

«À l’heure actuelle, le Swiss Super-LumiNova® est la meilleure matière lumineuse du monde, par son intensité et sa durabilité dans le temps, souligne Albert Zeller. L’aluminate de strontium est dix fois plus performant que les alternatives connues dont, entre autres, le sulfure de zinc.»

Montre Sarpaneva Näkki Harvest Moon Lume. Ce cadran surprenant, illuminé de quinze couleurs distinctes de Swiss Super LumiNova®, illustre merveilleusement le champ infini des possibilités créatives de cette matière phosphorescente. Les œuvres de l'horloger finlandais Stepan Sarpaneva explorent souvent des territoires chromatiques peu conventionnels et offrent ainsi un terrain d'expression étonnant à la luminescence. ©Studio Sarpaneva
Montre Sarpaneva Näkki Harvest Moon Lume. Ce cadran surprenant, illuminé de quinze couleurs distinctes de Swiss Super LumiNova®, illustre merveilleusement le champ infini des possibilités créatives de cette matière phosphorescente. Les œuvres de l’horloger finlandais Stepan Sarpaneva explorent souvent des territoires chromatiques peu conventionnels et offrent ainsi un terrain d’expression étonnant à la luminescence. ©Studio Sarpaneva

Coup de projecteur sur les cadrans lumineux

En parallèle, la société suisse n’a cependant jamais cessé de commercialiser du tritium. Quelle part la radio-luminescence occupe-t-elle encore dans ses activités? «Mon grand-père est l’inventeur des peintures à base de tritium dans les années 1950. Lorsque les aluminates de strontium sont apparus, nous avons pris la décision d’arrêter toutes les applications radioactives luminescentes dans l’horlogerie. Toutefois, le tritium est encore utilisé dans un cadre hospitalier, notamment comme marqueur de nouveaux médicaments», précise Albert Zeller.

Coup de projecteur sur les cadrans lumineux

Une touche finale de couleur

RC Tritec propose aujourd’hui un «arc-en-ciel» de pigments SLN. Le chimiste nous en détaille le processus de fabrication: «Après une sélection rigoureuse des matériaux de base, nous les nettoyons et les mélangeons de manière à pouvoir les cuire dans un four à haute température. C’est lors de la cuisson que se forme la structure phosphorescente des aluminates de strontium (Swiss Super-LumiNova®). Ensuite, la céramique obtenue est transformée à la main, en une poudre, avec le plus grand soin.»

Albert Zeller, chimiste et CEO de RC Tritec, dans les laboratoires de la société à Teufen. ©RC Tritec
Albert Zeller, chimiste et CEO de RC Tritec, dans les laboratoires de la société à Teufen. ©RC Tritec

«Après un double contrôle de qualité, la poudre de base est colorée selon les attentes du client. Un autre contrôle de qualité est ensuite effectué, garantissant à nos partenaires le matériau conforme à leurs spécifications. Les contrôles de qualité sont extrêmement importants, car le Swiss Super-LumiNova® est toujours appliqué lors de la dernière étape de la production d’un composant. On pourrait donc détruire tout le travail préparatoire avec un matériau défectueux. Un gramme permet de fabriquer entre 100 et 300 cadrans. Nous pouvons créer toutes les couleurs du jour, mais aussi de la nuit. Les possibilités sont presque illimitées.»

Pot en céramique contenant des blocs de Swiss Super LumiNova®.
Pot en céramique contenant des blocs de Swiss Super LumiNova®.

Fournissant l’ensemble de l’horlogerie suisse et européenne, RC Tritec a adopté une attitude éco-responsable visant à réduire son empreinte carbone. «Notre entreprise est située dans une région très ensoleillée, ce qui nous a naturellement conduits à installer des panneaux solaires. Nous produisons en moyenne plus d’énergie que nous n’en consommons nous-mêmes. Nos locaux sont chauffés par l’énergie thermique de nos fours de production et nous utilisons l’énergie géothermique pour chauffer des locaux plus éloignés», précise Albert Zeller.

Mélange de différentes émissions de Swiss Super LumiNova®. La palette chromatique du Swiss Super LumiNova® n'a de cesse de s'étendre. Un gramme suffit à peindre entre 100 et 300 cadrans. ©RC Tritec
Mélange de différentes émissions de Swiss Super LumiNova®. La palette chromatique du Swiss Super LumiNova® n’a de cesse de s’étendre. Un gramme suffit à peindre entre 100 et 300 cadrans. ©RC Tritec

Comment l’entrepreneur envisage-t-il l’avenir? «Je pense que les montres mécaniques offrent un bon contraste avec un monde de plus en plus digitalisé, ce que beaucoup de gens apprécient. L’artisanat, mais aussi les matériaux utilisés, continueront d’avoir à l’avenir une grande valeur pour de nombreuses personnes, car ils transmettent une constance et une sécurité.» Et de promettre sous peu de nouvelles surprises à découvrir en matière de luminescence...

Coup de projecteur sur les cadrans lumineux