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Jérôme Boutteçon, premier maître artisan de la marqueterie sur cadran

PORTRAIT

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décembre 2023


Jérôme Boutteçon, premier maître artisan de la marqueterie sur cadran

Jeune, il rêvait de devenir sculpteur. Effrayé à l’idée d’avoir un fils artiste, son père lui impose une formation d’ébéniste. Un destin professionnel improbable lui permettra de mettre au point une nouvelle technique actuellement en plein essor: la marqueterie sur cadran. Portrait de Jérôme Boutteçon, maître artisan discret.

A

ujourd’hui employé de la vénérable maison Patek Philippe, Jérôme Boutteçon a choisi de taire une étonnante aventure humaine. Nous l’avons rencontré à deux reprises. Une première fois en 2017, au palais Cipriani de New York, où se tenait l’exposition Patek Philippe «The Art of Watches Grand Exhibition», et en avril de cette année, au 41 rue du Rhône, dans les locaux de la boutique genevoise.

Sexagénaire au regard pétillant et à la verve facile, Jérôme Boutteçon transmet la sérénité et l’assurance d’un maître artisan au sommet de son art. Développant ses œuvres dans une demeure franc-comtoise sculptée de ses propres mains, isolée de la ville et de son vacarme, il ne cherche ni les médailles ni les flashes. La célébrité lui est tout à fait étrangère. Et pourtant, il a joué un rôle déterminant dans l’invention d’un nouveau métier d’art: la marqueterie de bois sur cadran de montres.

Montre de poche Patek Philippe «Oryx», réf. 995/118J-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2022».
Montre de poche Patek Philippe «Oryx», réf. 995/118J-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2022».
Hubert de Haro / HDH Publishing

Marqueterie ou parqueterie?

Les artisans de la Haute-Égypte utilisaient déjà la marqueterie il y a plus de trois millénaires. Bien plus tard, la Renaissance italienne, en la personne de Vanni dell’Ammannato de l’école de Sienne, en Toscane, remet au goût du jour cette technique alors appelée Intarsia de l’arabe tarsī.

En réalité, ce mot englobe deux techniques bien distinctes, que l’Encyclopédie Grove définit en ces termes: «Marqueterie: motif ou dessin assemblé à partir de petits morceaux de placage. Dans le cas de la marqueterie, toute la surface, y compris le fond, est plaquée, alors que dans le cas de l’incrustation, à laquelle la marqueterie est historiquement associée, les pièces du motif sont posées sur un fond solide.»

Minuscules morceaux de multiples essences de bois, sciés à la main puis triés et regroupés avant l'assemblage du motif complet sur le cadran de la montre de poche Patek Philippe «Oryx», réf. 995/118J-001.
Minuscules morceaux de multiples essences de bois, sciés à la main puis triés et regroupés avant l’assemblage du motif complet sur le cadran de la montre de poche Patek Philippe «Oryx», réf. 995/118J-001.
Hubert de Haro / HDH Publishing

Le 17ème siècle voit la marqueterie atteindre un degré de perfection inégalé, suite à deux événements déterminants. Outre-Rhin, les métallurgistes développent de nouvelles scies qui permettent des découpages extrêmement fins. Parallèlement, la Compagnie des Indes Orientales rapporte d’Asie des essences de bois exotiques, jusqu’alors totalement inconnues.

Peu à peu, cet art délicat s’étend à toute l’Europe pour finalement gagner la France par l’entremise de l’ébéniste Jean Macé (1602-1672), formé à Middelbourg en Zélande, dans les actuels Pays-Bas. À la demande d’Anne d’Autriche, ce dernier réalise pour le Palais Royal un délicat parquet aux figures géométriques saisissantes. Les éloges sont unanimes, tant et si bien que cette nouvelle technique sera baptisée «parqueterie», terme qui désigne encore aujourd’hui la marqueterie de bois aux figures géométriques.

La méthode Boulle

L’ébéniste Jean Macé loge et travaille dans les galeries du Louvre, privilège accordé par le Roi Louis XIV à quelques artisans reconnus pour leurs qualités exceptionnelles. Ceux-ci représentent aussi une main d’œuvre expérimentée et innovatrice, en service continu auprès du Roi et de ses architectes.

Après le décès de Jean Macé en 1672, son logement au Louvre revient à une gloire montante de l’artisanat français: André-Charles Boulle (1642-1732). Rapidement promu premier ébéniste du Roi, la définition de son brevet - et par conséquent de ses compétences professionnelles autorisées - dépasse très largement le travail sur bois, comme l’atteste le critique d’art Pierre Kjellberg: «architecte, peintre, sculpteur en mosaïque, ciseleur-graveur, marqueteur, inventeur de chiffres».

Montre de poche Patek Philippe «Cygne», réf. 995/130G-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2022». Total de 223 pièces, soit 23 essences de bois différentes.
Montre de poche Patek Philippe «Cygne», réf. 995/130G-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2022». Total de 223 pièces, soit 23 essences de bois différentes.

Jérôme Boutteçon, premier maître artisan de la marqueterie sur cadran

La rare longévité de Boulle, nourrie d’une frénésie créative sans limites, en fera l’un des artistes les plus recherchés des cours royales et des collectionneurs européens. Son empreinte sera telle que les historiens d’art utilisent aujourd’hui le terme de Boulle pour définir une marqueterie qui conjugue bois, métal (cuivre, laiton, étain, bronze) et écailles de tortue.

Bien plus que cela, comme l’explique Pierre Kjellberg, sa trouvaille «la plus originale consiste à découper ensemble une plaque de cuivre et une feuille blonde de tortue, selon le dessin choisi, permettant ainsi d’obtenir deux panneaux à la fois similaires et différents. Dans le premier, dit en première partie, le décor s’inscrit en cuivre sur fond d’écaille, dans le second, dit en contrepartie, il s’inscrit en écaille sur fond de cuivre.»

La méthode Boulle, à savoir les superpositions de lamelles de matière lors de la découpe, se généralise. Elle présente l’avantage considérable de pouvoir sélectionner la meilleure partie de la pièce parmi plusieurs, parfaitement identiques.

L’apprentissage du paysage boisé

De nos jours, certains professionnels de la marqueterie de bois restaurent ces anciens meubles signés ou d’inspiration Boulle. D’autres produisent des boîtes et des écrins aux couvercles parés de subtiles décorations. Enfin, certains se spécialisent dans les tableaux de paysage, une pratique où s’illustre depuis trois générations la famille Spindler.

Installés dans l’ancienne abbaye bénédictine de Saint-Léonard, en Alsace, ces artisans perfectionnent au fil des années la représentation en bois de paysages emblématiques de la région. Une clientèle fidèle acquiert ces œuvres étonnantes d’expression et de profondeur dont la dimension se compte parfois en mètres.

Dessin préparatoire signé «jb. nov. 2015», avec mention des espèces de bois choisies pour donner vie à un puzzle de 315 minuscules placages.
Dessin préparatoire signé «jb. nov. 2015», avec mention des espèces de bois choisies pour donner vie à un puzzle de 315 minuscules placages.
Hubert de Haro | HDH Publishing

Dans les années 1980, la notoriété de l’entreprise Spindler atteint la Franche-Comté voisine, où le jeune Jérôme Boutteçon termine sa formation d’ébéniste. Ce dernier se déplace en Alsace pour présenter sa candidature. Il sera admis et intégrera les locaux atypiques de la société familiale. Là où le néophyte ne voit qu’une planche inerte de bois, il apprend auprès des maîtres Spindler à distinguer les plus infimes nuances de couleurs, textures et nervures ligneuses.

Comme un artiste peintre, il élabore sa propre palette, non pas à base de pigments mais d’un nombre infini de fines lamelles de bois. Inlassablement, de la répétition du geste, il cultive une sensibilité unique pour la marqueterie et découvre la précision inouïe obtenue par ces scies manuelles à pédale.

Sainte-Croix, creuset de tous les possibles

Au début des années 1990, Jérôme Boutteçon décide de changer d’entreprise, de pays et de format de marqueterie. Il est admis dans la société Philippe Monti, spécialisée dans la production d’écrins en bois, installée à Sainte-Croix, balcon du Jura suisse et épicentre mondial d’un intense réseau consacré à la mécanique d’art.

Sa dextérité et sa sensibilité lui permettent d’imaginer d’audacieuses marqueteries aux formats miniatures. Il fait le bonheur de la maison Davidoff, principale cliente de la société… ainsi que le sien puisqu’il décroche en 1994 le titre très convoité de Meilleur Ouvrier de France. Les commandes affluent et exigent de nouveaux apprentis: le jeune ébéniste Bastien Chevalier vient alors renforcer l’équipe.

Pendule Atmos du millénaire marqueterie «Aurore» de Jaeger-LeCoultre. Série limitée de 25 coffrets inspirés des œuvres de l'artiste Alphonse Mucha, réalisés en 1999 et signés «ébénistes, J. Boutteçon et Ph. Monti».
Pendule Atmos du millénaire marqueterie «Aurore» de Jaeger-LeCoultre. Série limitée de 25 coffrets inspirés des œuvres de l’artiste Alphonse Mucha, réalisés en 1999 et signés «ébénistes, J. Boutteçon et Ph. Monti».

L’horlogerie remarque enfin la qualité des productions Philippe Monti: l’entreprise de Sainte-Croix réalise alors pour la manufacture Jaeger-LeCoultre 25 cabinets marquetés pour une série spéciale de la pendule Atmos Millénaire, inspirée des quatre saisons d’Alphonse Mucha. En 2000, l’artisan déclarait dans un rare entretien accordé au Journal des Arts: «La marqueterie? Au départ, c’est un travail artisanal. Si on y met son âme, elle devient de l’artisanat d’art.» Il décroche la même année le Concours National des Métiers d’Art.

Arrivée chez Patek Philippe

Un résultat d’une telle finesse que la société genevoise Patek Philippe entre en contact avec la maison Philippe Monti. Philippe Stern, propriétaire et dirigeant de Patek Philippe à l’époque, en fin esthète et amateur d’art, fait la connaissance du maître artisan Jérôme Boutteçon. Cette rencontre sera déterminante pour ce dernier. Elle intervient en effet alors que la société Philippe Monti traverse des difficultés de gestion interne qui aboutiront à son rachat en 2004 par un concurrent de La Chaux-de-Fonds: Opal Créations SA.

Le maître artisan intègre la nouvelle structure et développe pendant une décennie plusieurs projets en marqueterie de bois. Il est difficile d’affirmer avec certitude qui a soufflé l’idée à Jérôme Boutteçon de tenter l’exigeante technique Boulle sur un cadran de montres. Selon ses propres mots, il est certain, cependant, que de premières tentatives avaient été réalisées pour la maison Blancpain. D’autres suivront, à l’image du cadran «ours» pour la montre Cartier Rotonde Heures Sautantes.

Montre de poche Patek Philippe «Léopard», réf.995/137J-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2023». Cadran en or, marqueté en bois de tulipier teinté en noir et 21 autres essences pour un total de 363 pièces.
Montre de poche Patek Philippe «Léopard», réf.995/137J-001. Pièce unique de la collection «Haut artisanat 2023». Cadran en or, marqueté en bois de tulipier teinté en noir et 21 autres essences pour un total de 363 pièces.

Jérôme Boutteçon, premier maître artisan de la marqueterie sur cadran

Dans une vidéo de 2012, Jérôme Boutteçon expose avec minutie son travail, depuis le choix des essences de bois, jusqu’à la délicate étape de la découpe. «La quintessence du métier est d’appliquer avec rigueur les valeurs du métier, d’aller chercher les gestes justes», déclarait-il à l’époque.

Jérôme Boutteçon est aujourd’hui employé par la maison Patek Philippe. De projet en série exclusive, son art s’affine. Il multiplie les essences de bois pour parfaire des dessins toujours plus complexes, comme il le soulignait avec poésie au magazine Le Point en 2018 : «Dans certains bois, on découvre des motifs que seuls les plus grands peintres pourraient traduire, un marronnier par exemple pour un coucher de soleil.» Il affine son outil de travail monumental: une scie manuelle à pédale de sa propre création qui n’est pas sans rappeler un métier à tisser traditionnel, ainsi que ses premiers outils chez Spindler.

Un héritage conservé et interprété

«Il m’a tout appris», nous confiait récemment Bastien Chevalier. Cet artiste indépendant en marqueterie de bois perpétue l’enseignement de son maître Jérôme Boutteçon, avec lequel il entretient toujours une relation d’amitié, forte de six années de partage chez Philippe Monti. L’ex-apprenti s’est mué en un artiste exceptionnel de cet art miniature, un professionnel incontournable et l’un des rares dépositaires de cet enseignement acquis dans la société Philippe Monti, comme il nous l’explique: «J’ai conservé la même technique que Jérôme Boutteçon m’a enseignée.»

Montre de poche Patek Philippe «Portrait of a Samurai», réf.995/131G-001. Cadran en or, marqueté de plus de 800 tesselles de 53 essences de bois différentes. Pièce unique de la collection «Tokyo Rare Handcrafts 2023».
Montre de poche Patek Philippe «Portrait of a Samurai», réf.995/131G-001. Cadran en or, marqueté de plus de 800 tesselles de 53 essences de bois différentes. Pièce unique de la collection «Tokyo Rare Handcrafts 2023».

À son tour, et dans un geste de bienveillance qui le caractérise si bien, il a souhaité encourager Rose Saneuil, formée en ébénisterie et marqueterie à l’École Boulle de Paris, qu’il a rencontrée lors d’un salon. Elle ouvre son atelier en 2013 et s’engage dans la voie de la marqueterie miniature. Cette professionnelle appréciée pour son inventivité nous définit son activité en ces termes: «Je fais de la marqueterie multi-matériaux, je n’aime pas trop utiliser le terme de marqueteur. Mais la marqueterie reste un prétexte: ce qui m’intéresse avant tout est de faire se rencontrer les matières. Je travaille par exemple de nombreuses essences de bois (sycomore, platane maillé, amarante, loupe de noyer…) mais aussi la feuille d’or, l’os, la paille, la nacre, le cuir, le zinc, le galuchat, le parchemin ou encore le laiton, les élytres de scarabée, la coquille d’œuf, l’ardoise, la plume, les pétales d’immortelles et même le quartz.»

Le maître artisan Jérôme Boutteçon a donc bien légué un héritage universel à ses proches apprentis et à d’autres qui, peut-être même sans connaître son nom, s’essaient aujourd’hui à ce formidable nouveau métier d’art qu’il a inventé: la marqueterie de bois sur cadran.