Sous-traitance horlogère


A la (re)découverte du cadran

English
mai 2024


A la (re)découverte du cadran

Ces derniers mois, nous avons rencontré des dizaines de professionnels du cadran – chefs d’entreprises, gestionnaires et artisans indépendants – dont les ateliers et les usines jalonnent l’Arc jurassien, terroir unique pour son dense réseau de microentreprises spécialisées. Ces échanges – sous le signe de la transparence et de la générosité – nous ont ouvert des pistes de réflexion, autour des enjeux d’un modèle économique souvent fragile.

D

ans un récent podcast, le présentateur vedette de l’émission de téléréalité Shark Tank, Kevin O’Leary, collectionneur et «investisseur» en horlogerie, s’exclamait: I am a dial-man!

Si le cadran a récemment gagné de nouvelles lettres de noblesse, les entreprises, artistes et artisans qui contribuent chaque jour à la production de séries allant de la pièce unique aux centaines de cadrans restent très largement méconnus du grand public. Leurs propres noms sont souvent étouffés par des clauses de confidentialité d’un autre temps.

Pourtant, ils participent au rayonnement de la belle horlogerie et sont indissociables des grands «mythes fondateurs» de l’horlogerie moderne: Rolex Daytona, Patek Philippe Nautilus ou Audemars Piguet Royal Oak… Autant de modèles phares du 20ème siècle qui n’auraient jamais vu le jour sans l’ingéniosité des cadraniers et l’usage d’une multitude d’outils dont le répertoire spécifique, sans cesse renouvelé, laisse rêveur: crème de tartre (à ne pas confondre!), brosse en bois de Panama, fils de laiton, fraiseuse multiaxes, guillocheuse à tapisser, finition opalin fin…

Des 23 cadraniers recensés dans cette étude, treize ont aujourd’hui intégré des marques horlogères, tandis que deux viennent d’être rachetés par leurs concurrents. Un temps menacé par la vertigineuse boulimie de verticalisation des groupes horlogers. Il s’est ouvert ces vingt dernières années plus de nouveaux cadraniers qu’en un siècle d’industrie horlogère.

Le mot même de «cadranier» englobe des réalités très distinctes, de l’atelier de design 3D qui sous-traite la plupart des opérations de fabrication à l’industriel gérant plusieurs centaines d’employés, ainsi que des cellules spécialisées dans un ou plusieurs métiers d’art.

Mais le modèle économique reste fragile pour tous. Il ne subsiste d’ailleurs aujourd’hui qu’un seul cadranier centenaire helvétique totalement indépendant: Jean Singer, leader incontesté avec 1,5 million de cadrans produits l’an dernier. Son administrateur et seul propriétaire – Joris Engish – nous rappelait lors de notre visite que ses principaux concurrents sont aussi ses clients – marques horlogères – qui détiennent chacun un cadranier historique et dont la capacité d’investissement est incomparablement supérieure.

De Meyrin aux Bois dans les Franches-Montagnes, en passant par Boudry, Le Locle et La Chaux-de-Fonds, la cartographie de la production suisse de cadrans suit rigoureusement la topographie de l’Arc jurassien. Rien d’étonnant à cela. Le territoire industriel s’est construit au fil des générations autour d’une multitude d’ateliers de mécanique, de fabricants de machines-outils, de galvanoplasties et autres traitements de surface. Ce dense réseau de petites et moyennes entreprises constitue l’épine dorsale de l’industrie horlogère, un amalgame de talents, de fortes personnalités qui se retrouvent souvent aussi, le soir, autour d’un vin chaud ou d’une bonne fondue…

La culture industrielle de l’Arc jurassien s’appuie sur l’étonnante inventivité de ces mécaniciens, chimistes, designers et ingénieurs, toujours prêts à collaborer et à faire face aux nombreuses crises cycliques du secteur. Une sorte de fatalité qui n’entame en rien leur capacité à entreprendre. C’est un langage parfois difficile à appréhender pour le néophyte venu des grandes capitales européennes…

Enfin, cette anatomie du cadran ne serait pas complète sans l’opinion de certains artistes, perpétuant des «métiers d’art» séculaires, et/ou les adaptant avec élégance aux goûts modernes. Il s’agit ici de la production de séries limitées dont les quantités sont purement anecdotiques mais qui mobilise l’enthousiasme intarissable de certains collectionneurs «accros» à l’émaillage cloisonné et paillonné d’Anita Porchet ou à la précision vertigineuse des guillochages faits main de Yann von Kaenel.

Ces caractères bien trempés, foncièrement indépendants, sont cependant menacés d’extinction par une tendance à l’intégration de ces métiers d’art au sein même des manufactures horlogères. Une forme de précarisation plane sur ces métiers, d’autant plus incompréhensible que le talent de leurs virtuoses est souvent mis en exergue. Ces trésors nationaux devront-ils être un jour, reconnus – comme cela est déjà le cas au Japon – et protégés afin de garantir une indispensable transmission?