Joaillerie et horlogerie


Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

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juillet 2023


Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

Lors d’un récent passage à Genève, nous avons rencontré Corinne Le Foll, la directrice générale de Dinh Van. L’occasion de faire le point sur l’évolution de cette marque révolutionnaire, créée en 1965 par Jean Dinh Van, un joaillier qui rêvait de faire descendre le bijou dans la rue.

C’

est dans le parc des Bastions à Genève, à l’abri de quelques arbres centenaires, que nous avons rencontré Corinne Le Foll, qui dirige Dinh Van depuis janvier 2022. Avant de prendre la tête de cette maison qui a révolutionné le bijou dans les années 1960, elle avait construit une solide carrière chez Cartier, où elle a passé plus de 20 ans. Son dernier poste de directrice générale pour le marché français l’avait préparée à diriger une marque. Mais pourquoi celle-ci?

On pourrait imaginer qu’il n’y a pas plus éloigné que Cartier et Dinh Van, mais ce serait oublier que Jean Dinh Van (1927-2022) a travaillé pendant dix ans pour le joaillier parisien, œuvrant à la conception de pièces exceptionnelles de haute joaillerie avant de lancer sa propre marque. Certaines créations portent d’ailleurs la double signature Cartier et Dinh Van. Passer d’une maison à l’autre relève d’une forme d’évidence, lorsque l’on se plonge dans l’histoire des deux marques.

Corinne Le Foll, directrice générale de Dinh Van
Corinne Le Foll, directrice générale de Dinh Van

Après avoir créé des parures d’apparat, Jean Dinh Van a eu envie d’inventer une joaillerie libre à une époque, les années 1960, où tout semblait possible. Il faut se replacer dans le contexte: on l’imagine assez bien, dans une France peuplée d’une jeunesse aspirant à jeter des pavés sur l’ordre établi, lancer son bracelet «Menottes» en 1976, son pendentif «Lame de Rasoir», en hommage aux Gillette de son père en 1978, sa «Punaise» en or, la bague qu’il avait créée pour Pierre Cardin en 1967, sobrement ornée d’une perle noire et d’une perle blanche, ou encore son collier «Pi» un cercle d’or martelé avec un trou au centre.

Bague créée par Jean Dinh Van pour Pierre Cardin en 1970
Bague créée par Jean Dinh Van pour Pierre Cardin en 1970

«A cette époque, le monde de la mode, des meubles, de l’architecture était en pleine révolution, de nouvelles signatures étaient apparues et dans la joaillerie: rien! J’avais envie de faire descendre le bijou dans la rue. Les femmes commençaient à s’émanciper et je voulais qu’elles puissent s’acheter leurs bagues», nous confiait Jean Dinh Van lors d’une interview en 2006. Dix sept ans plus tard, c’est une femme, Corinne Le Foll, qui est à la barre de ce beau navire qui continue à séduire les esprits non conventionnels. Entretien.

Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

Europa Star: Vous avez quitté une maison historique, Cartier, pour entrer dans une entreprise qui a participé à inventer la joaillerie contemporaine. Qu’est-ce qui vous a donné envie de faire ce grand écart?

Corinne Le Foll: Il y a un point commun très fort entre Dinh Van et Cartier: Jean Dinh Van fut pendant une dizaine d’années artisan joaillier chez Cartier. Il travaillait sur les pièces exceptionnelles de haute joaillerie avec Jeanne Toussaint, mais il portait déjà en lui des envies de créations très avant-gardistes. Ce qui m’a intéressée, c’est sa capacité, dans les années 1960, d’offrir une proposition nouvelle et son envie de faire sortir les bijoux des coffres pour les faire descendre dans la rue. Il avait une vision singulière. Son histoire et son patrimoine, qui sont fantastiques, m’ont fait sauter le pas de manière assez naturelle. Paradoxalement, son histoire est à la fois connue et méconnue. J’ai envie de faire découvrir ce trésor.

Bracelet Serrure, 1980
Bracelet Serrure, 1980

Quand vous êtes arrivée à la tête de la maison en janvier 2022, quelle fut la première chose que vous ayez faite?

Je me suis plongée dans les archives. Nous avons un patrimoine assez important: à la fois des créations que nous conservons et enrichissons, et des archives photographiques très riches. En revanche nous n’avons pas de dessin car Jean Dinh Van ne dessinait pas: il entrait directement dans la matière, il sculptait le métal. C’est ce qui fait le style Dinh Van. Il a été très prolixe et a créé beaucoup de pièces, des objets design, des sculptures. Quand vous vous plongez dans tout ce qu’il a fait, vous découvrez que sa façon de travailler était unique. Cela a été extrêmement inspirant que de m’imprégner de cette culture et de cette histoire.

«Jean Dinh Van ne dessinait pas: il entrait directement dans la matière, il sculptait le métal. C’est ce qui fait son style.»

Bague Maillon en or blanc et diamants
Bague Maillon en or blanc et diamants

Y-a-t-il un objet particulier qui vous a surprise ou que vous ne connaissiez pas?

Ce qui m’a interpellée, ce sont des bagues très sculpturales et architecturales, assez tubulaires, où l’on retrouve son sens de la géométrie, la notion de plein et de vide. Certaines pièces portent encore la double signature: Cartier Dinh Van.

Bague co-signée Cartier et Jean Dinh Van, 1968
Bague co-signée Cartier et Jean Dinh Van, 1968

Comment est-ce possible?

Dans les années 1970, Jean Dinh Van participait à une exposition universelle aux Etats-Unis et il a été repéré par les équipes de Cartier New York qui ont décidé de distribuer ses créations dans la boutique de la 5e Avenue. Jean Dinh Van avait déjà quitté Cartier à l’époque. Il avait lancé sa marque et commencé à produire ses propres créations. Pendant une dizaine d’années, Jean Dinh Van a fait fabriquer des bijoux dans les ateliers de Cartier New York et les pièces produites pendant ces années-là portent la double signature gravée. C’est rarissime chez Cartier! Le seul autre designer qui a eu le droit de signer ses créations était Aldo Cipullo (qui a inventé le bracelet Love et le Juste un Clou, ndlr). C’était le début de l’aventure américaine de Jean Dinh Van.

Les fameuses «Menottes Dinh Van»
Les fameuses «Menottes Dinh Van»

Jean Dinh Van détournait des objets du quotidien: la lame de rasoir, les menottes, la plaque G.I., la punaise. Est-ce difficile de continuer à faire vivre l’esprit créatif et révolutionnaire du fondateur à notre époque?

La plus grande difficulté, c’est finalement la singularité et la force du design de Jean Dinh Van. Il y a un style reconnaissable au premier regard, auquel on se doit de rester fidèle. Cela peut sembler au premier abord enfermant mais c’est aussi une chance et la grande force de cette marque. Elle possède un vocabulaire esthétique très puissant avec ces formes autour desquelles Jean Dinh Van a tourné: le rond, le carré, l’harmonie qu’il recherchait entre le plein et le vide. Quand on voit des dessins de créations, quand on commence à travailler la matière, on sait très vite ce qui est Dinh Van et ce qui ne l’est pas. Ce qui reste assez méconnu de l’histoire de Jean Dinh Van, c’est son utilisation de pierres ornementales de couleur. Lancer les «Menottes Dinh Van» avec des pierres de couleur, c’était l’occasion de rappeler la richesse de son patrimoine.

«Ce qui reste assez méconnu de l’histoire de Jean Dinh Van, c’est son utilisation de pierres ornementales de couleur.»

Du fait de cet univers singulier, allez vous faire appel à des designers ou des architectes qui ne viennent pas de l’univers de la joaillerie?

C’est une très bonne question mais je ne peux pas vous donner tous les éléments de réponse aujourd’hui... Disons que cela fait partie des champs d’exploration. Actuellement, nous travaillons avec des designers joailliers externes qui nous apportent leur regard sur la création d’aujourd’hui. Mais on ne s’interdit pas de travailler avec d’autres. Il y a notamment eu une collaboration avec Lapo Elkann, qui avait réinterprété le Pi à sa manière, en 2010.

Collection Pulse
Collection Pulse

Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

La dernière création de la maison est la collection Pulse lancée en 2017. On ne crée pas de nouvelles collections tous les ans. Où en êtes vous à ce jour?

Pulse est en effet la dernière esthétique de la maison que nous continuons d’enrichir. C’était une façon de revoir nos classiques géométriques. Nous réfléchissons à la suite en explorant plusieurs pistes: une nouvelle esthétique, de nouveaux portés, une collaboration avec une personne extérieure à la joaillerie, des rééditions… Nous ne nous interdisons rien. La maison va célébrer ses 60 ans en 2025. C’est une échéance importante pour nous. Lancer une nouvelle collection à cette occasion serait une manière à la fois de célébrer le passé et la création contemporaine.

«La maison va célébrer ses 60 ans en 2025. C’est une échéance importante pour nous. Lancer une nouvelle collection à cette occasion serait une manière à la fois de célébrer le passé et la création contemporaine.»

Collier Lame de Rasoir en or jaune
Collier Lame de Rasoir en or jaune

On parle beaucoup de bijoux pour hommes actuellement, même si Jean Dinh Van faisait partie des pionniers avec sa «Lame de Rasoir» et ses bijoux qui n’ont pas de genre. Ressentez-vous un regain d’intérêt des hommes pour ses créations?

Oui, on le ressent, mais l’universalité des créations de Jean Dinh Van fait que dès le départ la question d’un bijou pour homme ou pour femme ne s’était pas posée. Son but était de créer un bijou qui nous accompagne au quotidien. Sa joaillerie était très géométrique et s’adressait à tous les genres, sans distinction. Quand il a créé les Menottes, il s’est inspiré d’un porte-clés. Très vite les hommes et les femmes se sont appropriés ce bijou comme un symbole d’amour et d’attachement. Depuis la création de la marque, en 1965, les hommes achètent des créations Dinh Van. Leur design minimaliste plaît aux hommes. Ce bracelet «Maillon» que je porte, avec ses mailles à section carrées, qui a été lancé en septembre dernier, se vend aussi bien aux hommes qu’aux femmes. Le système d’encoche qui nous est propre fait qu’on peut les emboîter. Certains couples de clients s’offrent chacun son bracelet et il arrive que la femme pique de temps en temps celui de son compagnon pour s’en faire un collier ou un double bracelet.

Bracelet Maillon en or jaune
Bracelet Maillon en or jaune

Comment Dinh Van, qui était une marque révolutionnaire, s’inscrit-elle dans notre présent, en sachant que le nombre de marques indépendantes a décuplé depuis les origines?

La chance que nous avons, c’est que l’esthétique Dinh Van traverse le temps avec panache. Les créations intemporelles de la marque ont leur place dans le monde contemporain. Cet univers inspire encore aujourd’hui. Il y a un côté clanique chez les clients de Dinh Van: ce sont des gens qui connaissent très bien l’histoire, les codes et l’esthétique de la marque. Notre rôle est de renforcer cela et de faire venir à la joaillerie des clients qui attendent d’une marque une vision plus singulière, différente. Des personnes qui aiment le design. Il n’y a rien qui soit daté dans les créations de cette marque. Même dans les archives, on découvre plein d’objets dont on a encore envie aujourd’hui. Les grands designers de la fin des années 1960 sont toujours d’une modernité extraordinaire!

«La chance que nous avons, c’est que l’esthétique Dinh Van traverse le temps avec panache.»

Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

Y-avait-il une recherche autour d’une esthétique parfaite comme le nombre d’or chez Jean Dinh Van?

Je pense surtout qu’il suivait son instinct. Son processus créatif le prouve: il ne dessinait pas, ce qui veut dire qu’il avait le bijou en tête. C’était un sculpteur qui créait une joaillerie instinctive.

Vous avez 18 boutiques en nom propre. Avez-vous finalement ouvert une boutique en Chine comme cela était prévu?

C’est d’actualité. Le projet a pris un peu de retard du fait de la crise sanitaire en Chine mais normalement une première boutique va ouvrir ses portes à Shanghai en septembre prochain.

Collier Menottes en malachite
Collier Menottes en malachite

En 2021, le chiffre d’affaires de la marque était un peu supérieur à 43 millions d’euros. Communiquez-vous sur ce point?

Non nous ne communiquons pas, mais l’ordre de grandeur est correct. La marque se porte très bien. Elle bénéficie d’un marché de la joaillerie en pleine effervescence, malgré les multiples incertitudes du contexte économique et social, en particulier en Europe et aux Etats-Unis. Nous avons une offre assez équilibrée entre les pièces tout or et celles en diamants. La collection «Menottes Dinh Van» se porte particulièrement bien et a connu une croissance de 40% sur les deux dernières années.

Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

Vous êtes arrivée il y a un peu plus d’un an à la tête de la marque. C’est difficile de faire un bilan sur une courte période mais quelle est votre vision à ce jour?

Dinh Van est une maison de joaillerie avec un potentiel de croissance immense! Cette esthétique si singulière et universelle a la capacité de plaire au plus grand nombre et dans tous les marchés.

Quels sont les défis à relever à moyen terme?

Il y a un an, je me suis attachée à développer notre activité à l’international. La maison est très présente et connue en France, en Europe et nous sommes présents sur le territoire américain avec une trentaine de revendeurs. J’espère que l’ouverture de la boutique en Chine sera le début d’un rythme d’ouvertures important. Nous sommes en train d’investiguer la Corée, qui est un beau marché pour notre design. Quant à la Suisse, il s’agit d’un axe de développement important.

«J’espère que l’ouverture de la boutique en Chine sera le début d’un rythme d’ouvertures important.»

Dinh Van: une bijouterie «instinctive» du quotidien

En termes de marketing, songez-vous à des personnalités qui pourraient incarner la marque?

Nous avons le souci d’être juste dans le choix d’une célébrité par rapport à ce qu’est la marque. Jean Dinh Van a fait descendre la joaillerie dans la rue: le tapis rouge n’est donc pas notre univers. En revanche, cela ne nous empêche pas d’explorer de possibles collaborations avec des célébrités qui sont des faiseurs, des créateurs et choisir des partenaires qui fassent sens à la fois pour la marque et pour le marché dans lequel celle-ci s’inscrit.

Est-ce que la haute joaillerie est une piste que vous envisagez de développer?

Non parce que ce n’est pas Dinh Van. En revanche, depuis plusieurs années, nous proposons des bijoux entièrement pavés de diamants. Nous pouvons nous permettre de monter le curseur en termes de prix et de créer plus de belles pièces serties de diamants et de pierres de couleur, mais ce n’est pas ce que l’on appelle de la haute joaillerie.

Quelles sont vos ambitions pour la marque?

Continuer à faire connaître son patrimoine fantastique, faire vivre la création et faire découvrir la marque à une clientèle nouvelle. C’est une maison connue mais qui mérite d’être découverte de manière plus importante partout dans le monde.

«Jean Dinh Van a fait descendre la joaillerie dans la rue: le tapis rouge n’est donc pas dans l’univers de la marque.»