Les Mystères du Temps


Mésopotamie: voyage hors du temps

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mai 2024


Mésopotamie: voyage hors du temps

Dans ce texte court et percutant, réflexion sur la perception du temps, la vie le long de l’eau qui vient (ou ne vient pas), l’auteure, photojournaliste et photographe documentaire indépendante française Emilienne Malfatto, lauréate du prix Goncourt du premier roman, part à la rencontre du peuple des marais du sud de l’Irak, dans le delta du Tigre et de l’Euphrate, là où se situait le Jardin d’Éden…

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n a laissé Bagdad et on a traversé le désert. Les palmiers de Babylone et la grande casse de voitures vers Samawa. On a croisé des pick-up à tombeau ouvert sur ces routes trop droites.

On a passé le grand check-point de Nassiriya, les militaires assommés de chaleur, visages masqués contre le soleil, arme en bandoulière, devant nous le pont de l’Euphrate et, sur la droite, Ur, le berceau de l’écriture, le tombeau du prophète et la grande ziggurat contre le soleil couchant.

On a continué vers le sud.

Mésopotamie: voyage hors du temps

Et puis on quitte le ruban d’asphalte qui taille le désert entre Bagdad et Bassora. On s’enfonce, à droite ou à gauche, dans les marais de Mésopotamie. À vrai dire, depuis plusieurs mois, on ne peut pas vraiment s’y enfoncer: ils sont à sec.

Mais imaginons – imaginons simplement – qu’on puisse monter dans les petites barques de bois et s’enfoncer à nouveau dans les marais (l’eau reviendra peut-être cet hiver?). Alors c’est comme un voyage hors du temps, hors de la réalité dure et violente qui est celle de l’Irak depuis plus de quarante ans. Les femmes et les hommes habitent sous des arches de roseaux, sur des îles ou d’anciennes routes que seuls parcourent les buffles d’eau. Parfois, à bord de la petite barque de bois, on perd le sens du lieu et du temps. Où est-on? Dans quel siècle? Va-t-on croiser Gilgamesh au bord de l’eau? C’est la Mésopotamie rêvée, fantasmée, des anciens explorateurs et des aquarelles bon marché qu’on trouve à Bagdad, le pays des deux rivières, de l’abondance, l’oasis en plein désert – littéralement.

Ici, la vitesse de la vie dépend de l’eau: on se déplace uniquement en bateau, plus ou moins rapidement selon le niveau des marais. Quand tout va bien, quand il y a de l’eau, les petites barquent fendent la surface dans de grandes éclaboussures. Quand, comme en ce moment, les marais sont à sec, les bateliers se traînent, le bois racle sur les fonds, certains villages sont inaccessibles.

Une fois sur les îles – ou sur la route désaffectée – c’est un rythme de campagne, cadencé par les bêtes et le soleil, en été ces heures interminables, assomées de chaleur sous les arches de roseau, avec les mouches, les coussins cramoisis et le thé brûlant.

Cadencé, aussi, par la religion, les prières quotidiennes et les célébrations tout au long de l’année. C’est un calendrier lunaire, il y a quelque chose de poétique, on ne sait jamais vraiment quand débutera ou finira le Ramadan, cela dépend de l’observation du croissant de lune. Et ainsi pour les autres temps forts religieux.

En ce moment, c’est l’Arba’een. «Qua-rante», en arabe. Quarante jours de deuil qui suivent l’Achoura, la commémoration du décès de l’Imam Hussein – personnage adoré en ces terres chiites. Pendant quarante jours, pas de vêtements de couleur ni de musique autre que religieuse. Et là-bas, sur le ruban d’asphalte qui relie Bagdad à Bassora, au bord des marais, ces silhouettes noires sur les routes, voiles des femmes et vêtements des hommes couverts de la poussière du désert, ils sont des dizaines de milliers, qui marchent marchent marchent, ça semble impossible, physiquement impossible, des centaines de kilomètres sous un soleil de plomb et au bout, tout au bout, les dômes dorés de Kerbala.

Ainsi pendant quarante jours le sud de l’Irak vit au rythme du pélerinage, des latmiyas où les hommes se frappent la poitrine pour exprimer leur douleur pour l’Imam Hussein – mort en 680. Tu ne pleures pas?, m’a un jour demandé mon ami Mahmood, les yeux plein de larmes quatorze siècles après. Comme si le temps ne passait pas.

Et pourtant, et en même temps, il semble passer plus vite qu’ailleurs: ce lieu hors du temps est frappé plus rapidement, plus fort par le changement climatique. Comme si la Mésopotamie, siège d’un passé mythique, nous donnait aussi à voir le futur – vision terrifiante, l’avenir de la planète en version apocalyptique et à échelle réduite. Températures au-dessus de cinquante degrés en été, assèchement des rivières et des marais, exode des populations en conséquence, bétail empoisonné par une eau dont le taux de salinité explose... Quand l’eau reviendra-t-elle?, demandent parfois, les mains au ciel, les pêcheurs de l’Euphrate en remontant leurs filets vides. Inshallah, disent les habitants, si Dieu veut. Seulement voilà: boukra inshallah, en arabe, signifie ‘demain, si Dieu veut’, mais aussi ‘jamais’.»

Mésopotamie: voyage hors du temps

Émilienne Malfatto est une auteure, photojournaliste et photographe documentaire indépendante française née en 1989. Elle est lauréate du prix Goncourt du premier roman 2021 pour son livre Que sur toi se lamente le Tigre et du prix Albert-Londres pour Les serpents viendront pour toi: une histoire colombienne.