Les Mystères du Temps


La machine d’Anticythère: 2200 ans d’avance

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avril 2024


La machine d'Anticythère: 2200 ans d'avance

Depuis maintenant plus d’un siècle on se penche sur un petit agglomérat métallique remonté de la mer Égée. Il ne nous pas encore livré tous ses secrets, mais ce qu’on sait désormais est stupéfiant: c’est le premier calculateur astronomique mécanique au monde, il a plus de 2200 ans et est capable de prédire les éclipses du Soleil et de la Lune.

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u printemps 1900, un pêcheur scaphandrier d’éponges grec plonge dans la mer le long des côtes abruptes de la petite île d’Anticythère, croit voir des corps humains allongés sur le fond de la mer, replonge et ramène la main d’une statue de bronze. Il vient de découvrir, à environ 60 mètres de profondeur, les lieux du naufrage d’un navire antique romain qui, dans les années 50 av. J.-C. (une date déterminée grâce à une monnaie retrouvée), transportait une cargaison de «produits de luxe».

Parmi ceux-ci, entre splendides statues, objets précieux, bijoux, monnaies, vaisselle, verrerie, instruments chirurgicaux (qui occupent aujourd’hui trois salles du Musée national archéologique d’Athènes), les fouilles menées rapidement par la marine grecque remontèrent aussi un petit amas enchevêtré de bronze mangé par la mer, aux formes étonnantes, comme prises dans la masse. Une énigme. Qu’est que ça pouvait bien être?

Dans cet agrégat de métal comme pétri par la mer, un archéologue grec distingue des fragments de roues dentées, des bouts d’inscription… Et en 1905, un savant allemand est le premier à supposer qu’il doit s’agir selon toute vraisemblance d’un planétarium. Mais faute des moyens scientifiques nécessaires à son exploration, l’agrégat reste un mystère et le restera jusqu’au milieu du 20ème siècle.

La machine d'Anticythère: 2200 ans d'avance

Dès 1959 et jusqu’au milieu des années 1970, D. J. de Solla Price, un physicien et historien des sciences de l’Université de Yale, se penche dessus de plus près et explore les secrets des 82 fragments répertoriés de la machine en utilisant la radiographie aux rayons gamma. Il va mettre au jour l’architecture très complexe d’un mécanisme composé d’une trentaine de roues à engrenages, des axes, des tambours, des aiguilles mobiles et des cadrans gravés de plus de 600 inscriptions et signes astronomiques.

Il publiera ses résultats en 1974 dans un ouvrage qui fait date, Gears from the Greek. Il parvient à déterminer que la machine d’Anticythère est animée par manivelle et qu’au moins un des mécanismes correspond à un ancien cycle luni-solaire connu dès les Babyloniens.

En 1976, le Commandant Cousteau explore à son tour l’épave, ramène divers objets, des statuettes... Entretemps, les recherches sur le mécanisme ne peuvent être poursuivies, faute de pouvoir «découper» les fragments de la machine sans les endommager définitivement.

Cependant, en 2000, deux astrophysiciens anglais et grec, Mike Edmunds et John Seiradakis, avec un mathématicien anglais, Tony Freeth, imaginent pouvoir explorer plus avant la machine en utilisant un tomographe, soit un scanner à rayons X de très haute résolution. Mais pour y parvenir il faut construire un appareil scientifique pesant plus de 8 tonnes.

Détails de rouages et d'inscriptions scannés par tomographie sur les fragments de la machine d'Anticythère
Détails de rouages et d’inscriptions scannés par tomographie sur les fragments de la machine d’Anticythère

Une équipe pluridisciplinaire s’y attelle, réunissant entreprises spécialisées, astronomes, physiciens, paléographes et archéologues montée avec les Universités de Cardiff, d’Athènes et de Thessalonique. Leur tomographe permet de produire des images tridimensionnelles d’une précision de 50 micromètres. Ils partent en exploration à l’automne 2005…

Mathias Buttet nous raconte la suite…

Mathias Buttet, ingénieur de formation, dirige le département de R&D de Hublot depuis 2010. C’est à lui et à ses équipes que l’on doit notamment le fameux Magic Gold, produit uniquement dans les labos de la R&D, ou encore l’exclusive céramique de couleur vive, rouge ou autre.

Fou de matériaux, il a aussi récupéré de vieilles machines datant de l’URSS pour y produire ses propres pains de verre saphir. Dans un autre espace de la R&D, on pousse une porte et on tombe sur deux drones sous-marins en construction, peaufinés par des étudiants en master de l’EPFL (université scientifique suisse reconnue internationalement), et sur un très curieux objet, semblable à un satellite constitué d’une myriade de facettes, dont la destination est encore secrète mais dont on peut dire seulement que ce sera peut-être la machine d’Anticythère du futur…

La «machine d’Anticythère!» Quand Mathias Buttet en prend connaissance, en 2008, via un article co-écrit par le physicien-astronome grec Yanis Bitsakis dans le magazine français de vulgarisation scientifique Science et Vie, il reste totalement fasciné: «Cette machine antique semblait défier tout ce que je connaissais sur l’histoire des sciences de la mécanique.» Il contacte alors l’auteur et passe une semaine avec lui à Athènes pour comprendre les prouesses de cette machine et écouter les arguments qui lui permettaient de situer sa conception à environ 200 avant notre ère. «Il avait raison. La machine d’Anticythère, souvent décrite comme le premier calculateur analogique antique, est un témoignage incroyable de l’ingéniosité humaine. Cette expérience a été une véritable leçon d’humilité pour l’ingénieur que je suis.»

Mathias Buttet dirige le département de R&D de Hublot depuis 2010.
Mathias Buttet dirige le département de R&D de Hublot depuis 2010.

A ce moment, en 2008, il est encore à la tête de BNB, une manufacture de mouvements compliqués, forte de 180 employés. La crise passe par là, les clients n’alimentent plus le cash flow, il doit déposer le bilan. Jean-Claude Biver, à la tête de Hublot, alors principal client de BNB, qui avait déjà racheté avant faillite les stocks de mouvements, des brevets et embauché directement 30 des horlogers, embarque alors Mathias Buttet, avec le parc des machines, leur leasing et 28 spécialistes supplémentaires représentant une dizaine de métiers. C’est grâce à cet apport décisif qu’Hublot peut constituer rapidement les bases de sa propre manufacture.

Quand Buttet parle de son projet à Biver et lui explique la chose assez inouïe qu’est la machine d’Anticythère, qui bouleverse totalement l’histoire des sciences et de la technologie, le patron, emballé, décide: «On y va!» Et Hublot, chez qui il a fait engager Yanis Bitsakis qui entre-temps est devenu un ami proche, de rentrer très concrètement dans l’histoire de la machine d’Anticythère.

Le mécanisme

«La machine d’Anticythère est sans équivalent, s’enthousiasme Mathias Buttet. C’est le premier calculateur astronomique de l’humanité, d’une précision incroyable. On estime désormais avec assurance qu’il a été conçu et fabriqué au cours du deuxième siècle avant notre ère, soit entre l’an 150 et l’an 100 av. J.-C, voire peut-être même avant. On reste confondu devant la somme de connaissances astronomiques, de calculs mathématiques et de savoir-faire manuel qui ont été nécessaires à sa réalisation. Imaginez un peu, ce véritable ordinateur mécanique avant l’heure permet d’indiquer de multiples cycles astronomiques, de prédire les éclipses et les événements stellaires, les phases de la lune, le lever et le coucher héliaques de certaines constellations, le cours des saisons, le cycle des Jeux panhelléniques de la Grèce antique (dont les fameux jeux Olympiques).»

De la grandeur approximative d’une boîte à chaussures – un coffret de bois qui a presque entièrement disparu – ses engrenages et rouages de bronze sont entraînés par une manivelle latérale. Elle possède deux faces. Sur l’une on trouve un calendrier solaire avec affichage du jour de l’année, une sphère bicolore indiquant les phases de la Lune, un affichage statique des douze signes du zodiaque et une échelle circulaire pour les 365 jours de l’année du calendrier égyptien divisé en 12 mois de 30 jours, soit 360 jours plus 5 jours additionnels dit «épagomènes», considérés comme jours de naissance des grands dieux de l’Egypte. L’échelle est mobile pour pouvoir y ajouter un jour intercalaire, notre bissextile, tous les quatre ans.

De l’autre côté, on trouve dans deux grands cadrans en spirale un calendrier luni-solaire «métonique» (du nom de l’astronome grec Meton) qui couvre un cycle de 19 ans, soit 235 lunaisons, un calendrier callipique (du nom de l’astronome grec Callipe), qui court lui sur 76 ans, soit 940 lunaisons ou 4 fois le cycle métonique. Figure aussi le cycle d’Exelgimos, soit 3 cycles de Saros ou 54 ans, ce qui permettait de pouvoir indiquer avec précision la récurrence des éclipses du Soleil et de la Lune. Enfin, un petit calendrier, divisé en quatre, affiche la série des villes et des dates des Jeux panhelléniques.

Reconstitution de la face A de la machine d'Anticythère
Reconstitution de la face A de la machine d’Anticythère

Mathias Buttet se récrie: «Aucune de nos Lunes horlogères dites de précision ne parvient à de tels résultats. C’est proprement bluffant. Pas moins de 69 engrenages de bronze interagissent avec précision, les dents des diverses roues sont d’une finesse exceptionnelle, jusqu’à 1 mm, et on découvre des types d’engrenages dont nous avions oublié jusqu’à l’existence et que les archéologues nous ont dévoilé, comme ces engrenages circulaires à cycles non linéaires, qui permettent de changer de rapport en pleine course. Autre fait extraordinaire, on est parvenu aujourd’hui à lire quelques 12’000 caractères gravés avec une finesse inouïe: c’est le mode d’emploi de la machine d’Anticythère, qui est ainsi littéralement dévoilé sur elle. Les concepteurs ont cherché à additionner des connaissances, à expliquer les opérations afin de lire correctement les indications et bien manipuler les chiffres. Et encore, on ne connaît pas tout de la machine d’Anticythère.»

La montre Anticythère

En 2012, Hublot présente avec le Musée National Archéologique d’Athènes sa montre hommage à la machine d’Anticythère. Celle-ci reproduit le mécanisme de l’Anticythère en le miniaturisant à l’échelle horlogère. On y trouve d’un côté le calendrier des Jeux panhelléniques, le calendrier égyptien, la position du Soleil et le mouvement et les phases de Lune dans les constellations. De l’autre, on découvre les cycles luni-solaires astronomiques: callipique, métonique, de Saros et d’Exelgimos.

L'Anticythère de Hublot, présentée en 2012. Il en existe deux exemplaires identiques, l'un exposé au Musée National Archéologique d'Athènes aux côtés des fragments du mécanisme d'Anticythère, et l'autre au Musée des Arts et Métiers de Paris.
L’Anticythère de Hublot, présentée en 2012. Il en existe deux exemplaires identiques, l’un exposé au Musée National Archéologique d’Athènes aux côtés des fragments du mécanisme d’Anticythère, et l’autre au Musée des Arts et Métiers de Paris.

Seule concession à notre modernité horaire, l’indication des heures et des minutes (une division inconnue dans l’Antiquité) et, en lieu et place d’une manivelle, un échappement à tourbillon avec une réserve de 5 jours.

L’aventure n’est pas terminée

Mais en parallèle à cette réalisation unique en son genre, l’aventure de Hublot avec Anticythère ne s’arrête pas là. Et de loin. Désormais partie prenante des fouilles officielles qui se poursuivent (retrouvera-t-on un jour les parties manquantes du mécanisme?), Hublot a mis sa R&D au service de cette exploration. Mathias Buttet, qui est de toutes les campagnes annuelles de fouilles dans les eaux de la petite île d’Anticythère, n’est pas peu fier de nous expliquer ce que font dans ses laboratoires les deux drones sous-marins en montage.

«Le navire a coulé vers 60 av. J.-C. et depuis lors une épaisse couche de sédiments s’est déposée. Et en plus, vers l’an 400 après J.-C., l’île a connu un fort tremblement de terre, il y a eu un tsunami et des pans de la falaise qui surplombe le lieu du naufrage se sont écroulés. Nous avons mis au point des ballons afin de soulever des roches par 70 mètres de fond. Il y a plus de 10 tonnes de roches à déplacer. Cela a notamment permis de retrouver la gigantesque tête d’une monumentale statue de Neptune qui se trouve, encore décapitée, au Musée d’Athènes. Et nous avons mis au point ces drones sous-marins explorateurs.»

Déplacement de roches effondrées à l'aide de ballons sur le site où a été retrouvée la machine d'Anticythère
Déplacement de roches effondrées à l’aide de ballons sur le site où a été retrouvée la machine d’Anticythère

Equipé de deux caméras qui louchent légèrement et permettent d’obtenir d’impressionnantes images 3D à haute résolution, un tel drone est aussi équipé d’un sophistiqué détecteur de métal. Un gicleur permet, tel un Kärcher, de nettoyer et creuser le sédiment qui est aspiré par pompe et mis dans des sacs qui sont remontés en surface afin de clarifier la zone.

Au passage, le sédiment est directement analysé à l’intérieur du drone par voltampérométrie qui permet, avec une précision de 2ppm (deux particules par million), de déterminer la nature des oxydes qui s’y trouvent. Et donc celle de l’objet qui se trouve peut-être enfoui là. «En plus de 2000 ans, vous imaginez que tout ce qui était ferreux, dont le revêtement extérieur du navire, s’est dissous dans les parages. Le détecteur bipe partout mais les moyens d’analyses du drone permettent de raffiner les analyses en y décelant des concentrations de bronze, par exemple, de cuivre, de plomb voire d’or ou d’autres métaux encore», nous précise Mathias Buttet.

Un drone sous-marin et sa «maman», conçu et construit dans les labos de R&D de Hublot
Un drone sous-marin et sa «maman», conçu et construit dans les labos de R&D de Hublot

Restent de nombreuses questions. «Cette machine d’Anticythère est unique au monde, mais l’était-elle à l’époque?, se demande-t-il. Mettre en équation ces engrenages et leur rapport est une opération mathématiquement très pointue, qui fait appel à du calcul différentiel. Et pourquoi miniaturiser cette construction à ce point? Pourquoi la rendre transportable? C’est un effort considérable qui a été fourni. Qui l’a financée? Son concepteur a fait une machine capable de prédire les éclipses, c’est-à-dire de lire l’avenir… Il y a de la magie là-dedans, de quoi vous conférer un prestige immense… Et il y a aussi la volonté de transmettre le savoir, avec ces explications gravées sur la machine elle-même…»

On sent l’homme envoûté par toutes ces questions et subjugué par le niveau des connaissances antiques. Et, à voir le mystérieux objet qu’il est lui-même en train de concevoir, il y a à parier que cet envoûtement n’est pas près de cesser. « Je suis tombé amoureux d’Anticythère et je suis déterminé à continuer à apprendre de cette machine fascinante et de son histoire.»

Quand le cinéma s'empare de la machine d'Anticythère. Ici, réimaginée en Cadran de la Destinée, machine à remonter le temps dans le récent Indiana Jones V.
Quand le cinéma s’empare de la machine d’Anticythère. Ici, réimaginée en Cadran de la Destinée, machine à remonter le temps dans le récent Indiana Jones V.