Portraits


L’émaillage pluriel d’Anita Porchet

ARTISANAT

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juillet 2023


L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Aguerrie aux techniques classiques de l’émaillage - cloisonné, champlevé, paillonné et bien sûr, à la peinture miniature -, Anita Porchet a développé en autodidacte une approche tout à fait singulière. Sa «griffe», comme elle le souligne lors de notre rencontre, l’a rendue célèbre dans l’écosystème horloger.

A

nita Porchet appartient au très rare cercle des émailleurs sur cadran. Héritière d’une culture ancestrale tombée dans l’oubli, cette créatrice farouchement indépendante collabore de longue date avec les plus grandes marques horlogères, de Patek Philippe à Chanel en passant par Hermès, Piaget, Chaumet ou encore Vacheron Constantin.

De distinctions en prix prestigieux, Anita Porchet affiche pourtant une modestie forgée par un art du feu aussi imprévisible qu’exigeant. Elle nous a ouvert les portes de son atelier et laboratoire de recherche où elle n’a de cesse d’innover depuis quelques décennies. Pleinement consciente des enjeux économiques de son art, elle défend une nouvelle vision de son métier et de son futur.

Anita Porchet prépare tous ses émaux manuellement, dans son atelier. Ici, elle broie du verre coloré à l'aide d'un pilon jusqu'à l'obtention de particules colorées aussi fines que le sable. C'est ensuite, dans une solution aqueuse qu'elle pourra les appliquer sur le cadran.
Anita Porchet prépare tous ses émaux manuellement, dans son atelier. Ici, elle broie du verre coloré à l’aide d’un pilon jusqu’à l’obtention de particules colorées aussi fines que le sable. C’est ensuite, dans une solution aqueuse qu’elle pourra les appliquer sur le cadran.
©Audemars Piguet

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet
©Hubert de Haro / HDH Publishing

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet
©Hubert de Haro / HDH Publishing

Europa Star: L’émaillage puise sa source dans les arts du feu. Cette technique traditionnelle semble regagner les faveurs d’une clientèle esthète. Comment expliqueriez-vous simplement ce qu’est l’émail?

Anita Porchet: Avec les enfants, je réalise souvent l’expérience suivante: je casse du verre coloré jusqu’à ce qu’il devienne fin comme du sable, ce qui me permet, au passage, de rappeler que le verre tire son origine du sable. J’applique ensuite cette poudre de verre coloré sur du métal avant de le mettre au four à très haute température. Le verre fond, coule et colle au métal. Sorti du four, il durcira à nouveau. Voilà: l’émaillage, c’est ça!

Vous citez souvent en exemple les œuvres des émailleurs Carlo Poluzzi2 (1899-1978) et Suzanne Rohr3 (1939). De votre côté, pensez-vous avoir créé un style «Anita Porchet»?

Par rapport à eux, je me sens encore comme une élève. C’est mon parrain qui m’a initiée et ouvert les yeux sur la technique de l’émaillage. Il m’a aussi avertie que plus personne ne l’utilisait et que je devrais donc me débrouiller toute seule! Au début des années 1980, il n’y avait aucun débouché dans ce métier. Malgré tout et à partir d’une montre de la fin du 18ème siècle que j’avais à la maison, j’ai étudié toutes les couleurs avec exactitude, ainsi que les procédés utilisés jusqu’à pouvoir refaire la même. Il m’a fallu deux années de recherche pour terminer ma première pièce. Aujourd’hui, je crois avoir développé ma propre «patte», notamment dans les techniques du paillonné6 et du cloisonné4.

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Collection privée de milliers de paillons en or, acquise par Anita Porchet. Certains d'entre eux seront utilisés dans de prochaines créations de l'émailleuse.
Collection privée de milliers de paillons en or, acquise par Anita Porchet. Certains d’entre eux seront utilisés dans de prochaines créations de l’émailleuse.
©Hubert de Haro / HDH Publishing

Vous avez ouvert votre propre atelier au début des années 1990 pour répondre à une demande croissante des maisons horlogères. Le terme de Métier d’art commençait alors à se frayer un chemin dans les narratifs marketing de l’époque.

Avant de me lancer comme indépendante, j’ai donné six ans de cours d’initiation à l’émail à La Chaux-de-Fonds1. Même si aucun de mes élèves n’était voué à devenir émailleur ou émailleuse, pour moi, il s’agissait de réintroduire dans l’esprit des jeunes bijoutiers et graveurs qu’il existait un autre métier permettant d’embellir les objets. J’avais la sensation de semer et que peut-être une des graines pousserait. Et puis, un jour, Philippe Stern, le président de Patek Philippe, m’a rencontrée et m’a soutenue financièrement. Cela m’a permis de me mettre à mon compte et d’embaucher des apprentis désireux d’apprendre le métier d’émailleur. Il n’a pas exigé d’exclusivité et m’a laissé le choix de pouvoir travailler pour d’autres marques horlogères. C’était formidable! Je lui dois beaucoup.

À cette époque, qui d’autre s’intéressait à votre travail?

Les collectionneurs japonais ont été les premiers intéressés. Ils sont venus me rendre visite et m’ont posé des questions très pointues. Ce pays ne distingue pas l’art de l’artisanat. On m’en a expliqué un jour la raison: les tremblements de terre fréquents obligent souvent les Japonais à reconstruire le patrimoine détruit. Pour ce faire, ils conservent les savoir-faire ancestraux des artisans et les réutilisent inlassablement. C’est pourquoi, dès 1950, le Japon a défini le concept de «trésor national vivant» qui consiste à garantir aux maîtres artisans des moyens de subsistance jusqu’à la fin de leur vie. En contrepartie, ces derniers doivent partager et transmettre leurs savoirs.

Montre-bracelet Patek Philippe Golden Ellipse Aigrettes blanches ref. 5738/50G-026. Collection Haut artisanat 2023. Exposée pour la première fois en avril 2023 dans la boutique genevoise de la marque, Anita Porchet exprime ici son talent d'émailleuse, dans cette interprétation d'une estampe japonaise de 1920, où elle a recours à la technique du cloisonné non pas pour séparer des couleurs mais pour souligner les coutours des aigrettes. Les flocons de neige, d'un réalisme saisissant, semblent virevolter dans une chorégraphie aléatoire delicate.
Montre-bracelet Patek Philippe Golden Ellipse Aigrettes blanches ref. 5738/50G-026. Collection Haut artisanat 2023. Exposée pour la première fois en avril 2023 dans la boutique genevoise de la marque, Anita Porchet exprime ici son talent d’émailleuse, dans cette interprétation d’une estampe japonaise de 1920, où elle a recours à la technique du cloisonné non pas pour séparer des couleurs mais pour souligner les coutours des aigrettes. Les flocons de neige, d’un réalisme saisissant, semblent virevolter dans une chorégraphie aléatoire delicate.
©Patek Philippe

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Montre de poche Patek Philippe émaillée par Anita Porchet. Réinterprétation de l'oeuvre Le Baiser du peintre autrichien Gustav Klimt (1862-1918).
Montre de poche Patek Philippe émaillée par Anita Porchet. Réinterprétation de l’oeuvre Le Baiser du peintre autrichien Gustav Klimt (1862-1918).
©Patek Philippe

Nos sociétés européennes ne valorisent guère les professions artisanales, même si certaines d’entre elles, notamment l’horlogerie, attirent un nombre croissant de jeunes. Avez-vous souffert de ce manque de reconnaissance?

Je revendique le statut d’artisan(e), qui est pour moi égal à celui d’artiste. Pour apprendre un métier comme le mien, il y a toute une série de contraintes liées à la maîtrise des outillages et des matières. On ne dira pas à un musicien qui interprète les œuvres composées par un autre qu’il en est «moins» musicien, parce qu’il n’a pas créé ce qu’il joue. Aujourd’hui, l’horlogerie a souvent recours aux métiers d’art, dont l’émaillage qui est de nouveau à la mode. Mais, à l’exception de quelques grandes marques indépendantes, le but de toute entreprise est le rendement financier. Je suis donc très réservée face à un marketing qui met tout à coup en valeur les métiers d’art.

«Je suis très réservée face à un marketing qui met tout à coup en valeur les métiers d’art.»

La pratique quotidienne de l’émaillage exige du temps, une concentration absolue et une grande pratique des gestes acquis au fil des ans. Avez-vous été tenté d’appliquer ce savoir-faire à d’autres techniques, le vitrail par exemple?

Le vitrail est une technique très différente puisqu’il n’utilise pas le feu. C’est un autre métier. Mais cela m’intéresse comme tous les artisanats, depuis la poterie jusqu’au métier de tisserand. Je suis fascinée par la laque japonaise, un art très délicat également. Tous les métiers manuels sont magnifiques. Prenez un luthier par exemple: d’un bout de bois, il crée un instrument de musique. C’est exceptionnel! J’aurais pu faire de la dentelle ou tout autre artisanat où ma créativité aurait pu s’exprimer. La matière est aussi très importante. Au début, j’ai essayé de travailler les bijoux, mais la sensation du métal ne me convenait pas. Dans l’émaillage, ce qui me passionne, c’est précisément de ne pas maîtriser, d’être toujours en difficulté.

Code 11.59 by Audemars Piguet Grand Sonnerie Carillon Supersonnerie
Code 11.59 by Audemars Piguet Grand Sonnerie Carillon Supersonnerie

Quel est votre technique préférée?

Peu importe. On me demande parfois de décrire les techniques utilisées, de compter les couleurs employées ou calculer le nombre de fois que le cadran est allé au four. C’est ridicule. Ce qui compte vraiment, c’est l’émotion, le ressenti du client. Le reste se résume à du marketing.

Signez-vous vos émaux?

J’ai été formée aux Beaux-Arts de Lausanne1 et j’aime toujours explorer des univers créatifs très différents. Mais je n’ai jamais ressenti le besoin d’avoir ma propre marque. Je préfère être deuxième que première, à savoir améliorer et interpréter le travail d’un artiste ou d’un designer. Cependant, avec le temps, mon travail a gagné sa propre «patte» et se distingue des autres. Mes clients me demandent aujourd’hui de signer mes pièces. Si je réalise intégralement une pièce unique, je signe A. Porchet. Si en revanche il s’agit d’une petite série réalisée dans mon atelier, je signe A. P. Et même dans ce cas, je commence et je finis toutes les pièces. Je trouve cela éthiquement correct.

Pensez-vous que les autres émailleurs devraient aussi signer leurs cadrans, ce qui leur conférerait un «droit d’auteur»?

Dans le cas des miniatures émaillées4, la question ne se pose pas: la tradition a toujours exigé une signature. Pour le reste, les artisans actuels travaillent souvent dans des entreprises. En tant qu’employés, il est bien sûr difficile pour eux de revendiquer des droits d’auteur. Dans mon cas, comme indépendante, je peux me le permettre même si je refuse parfois de signer un travail qui n’apporte pas de réelle valeur ajoutée artistique au cadran final.

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Vos techniques inspirent-elle d’autres marques?

Oui, et je dois dire que malheureusement, mes procédés sont parfois copiés. Mais peu importe, cela me pousse à continuer à trouver de nouvelles solutions.

«Mes procédés sont parfois copiés. Mais peu importe, cela me pousse à continuer à trouver de nouvelles solutions.»

Est-il possible de continuer à innover en émaillage?

Sans aucun doute. Il suffit de regarder autour de nous. Prenez la maison Hermès, avec ses 25 designers en interne et un répertoire de milliers de foulards. Il ne s’agit pas de créer de nouveaux dessins. En revanche, l’interprétation d’un dessin est pour moi une nouvelle création. L’émaillage n’a rien à voir, par exemple, avec la copie fidèle d’une œuvre. Chaque couleur est source de grande difficulté, car même lorsque vous trouvez la couleur exacte au modèle, sans aucune bulle dans l’émail, et que vous en juxtaposez une autre juste à côté, cela peut engendrer une nouvelle difficulté à résoudre: l’harmonie des couleurs. Par ailleurs, à chaque cloisonné, la pose des fils présente une autre difficulté. Mais c’est ce que j’aime dans ce métier: les défis constants.

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Plusieurs montres en collaboration entre Anita Porchet et la maison Hermès témoignent d'une longue et fructueuse entreprise.
Plusieurs montres en collaboration entre Anita Porchet et la maison Hermès témoignent d’une longue et fructueuse entreprise.
©Hermès

Votre travail et votre méthode révèlent une certaine «intranquillité» à toujours vouloir apprendre...

C’est vrai. Travailler quatre mois sur une seule montre n’est pas suffisant pour moi. J’aime étudier plusieurs projets en même temps, dans mon atelier.

Depuis votre premier émail sur cadran, vous vous intéressez à une technique particulière que vous avez su affiner au gré de vos projets et que vous utilisez régulièrement: le paillonné6.

Tout à fait. Depuis ma première montre, j’ai toujours été fascinée par ces minuscules objets étampés dans des feuilles d’or, la perfection de ces formes, le geste et l’intelligence de la main de l’artisan qui a réussi à atteindre cette qualité, sans outil informatique. C’est magique! J’ai récemment eu la chance de pouvoir mettre la main sur un stock de milliers de paillons. Le seul problème: ils ont tous été mélangés dans un même pot à confiture! Je dois les séparer et les classer par motif: feuilles, arabesques, chiffres…

C’est tout un répertoire infini de formes qui datent du début du 19ème siècle. Je me dis parfois que je suis complètement folle et que j’en ai pour des années de travail. J’y passe souvent une partie de mes nuits mais c’est un nouveau monde qui s’ouvre à moi! Je viens de terminer une pièce spéciale pour l’exposition de Patek Philippe au Japon. Elle inclut des paillons. Dans l’émail qui laisse passer la lumière, les paillons scintillent comme des pierres précieuses.

«L’interprétation d’un dessin est pour moi une nouvelle création. L’émaillage n’a rien à voir, par exemple, avec la copie fidèle d’une œuvre.»

Datant de 2013, une des cinq pièces uniques de la collection Mademoiselle Privé Coromandel du nom des panneaux de Coromandel de l'appartement de Gabrielle Chanel, rue Cambon. Cette dernière vouait une admiration pour ces objets d'art décoratif: «J'aime les paravents chinois depuis que j'ai dix-huit ans. J'ai cru m'évanouir de bonheur quand, pour la première fois, en entrant chez un marchand chinois j'ai vu un Coromandel… Les paravents, c'est la première chose que j'ai achetée.» Technique d'émaillage cloisonné, rehaussée de paillons d'or.
Datant de 2013, une des cinq pièces uniques de la collection Mademoiselle Privé Coromandel du nom des panneaux de Coromandel de l’appartement de Gabrielle Chanel, rue Cambon. Cette dernière vouait une admiration pour ces objets d’art décoratif: «J’aime les paravents chinois depuis que j’ai dix-huit ans. J’ai cru m’évanouir de bonheur quand, pour la première fois, en entrant chez un marchand chinois j’ai vu un Coromandel… Les paravents, c’est la première chose que j’ai achetée.» Technique d’émaillage cloisonné, rehaussée de paillons d’or.

Vous pratiquez également la technique du cloisonné4 que vous avez adapté au format des cadrans horlogers. Dans vos créations, les fils d’or ne servent pas seulement à séparer des pigments mais sont aussi utilisés pour mettre l’accent sur des lignes, des traits et des contours. Le rendu final est très expressif. Quelle est sa principale difficulté?

Dans le cas de la technique du cloisonné, si vous n’êtes pas détendue, rien ne sort. Il faut un geste sûr et très délicat. Tenir le fil, le guider avec une certaine pression, ni trop, ni pas assez, avant de le couper. Lorsque rien ne va, je préfère broyer des pigments ou aller en forêt. La nature est source d’inspiration pour moi. Ma palette se nourrit de mes promenades.

Montre de poche Vacheron Constantin Les Cabinotiers Westminster Sonnerie, 2021. La saisissante peinture miniature en émail signée A. Porchet 2018-2020 réinterprète la célèbre peinture La jeune fille à la perle du peintre hollandais Johannes Vermeer (1632-1675). Pièce unique.
Montre de poche Vacheron Constantin Les Cabinotiers Westminster Sonnerie, 2021. La saisissante peinture miniature en émail signée A. Porchet 2018-2020 réinterprète la célèbre peinture La jeune fille à la perle du peintre hollandais Johannes Vermeer (1632-1675). Pièce unique.
©Vacheron Constantin

Quelle est votre palette actuelle?

Avant, j’aimais les sables, les bleu-gris, le mauve et les couleurs assez douces. Aujourd’hui, j’aime toutes les couleurs, même celles pour lesquelles je n’ai aucun attrait particulier. Elles peuvent entrer en résonnance avec d’autres couleurs, dans l’ensemble du cadran.

Revenons sur la profession même d’émailleur. Échangez-vous avec d’autres confrères?

À mes débuts, je faisais partie du groupement des émailleurs à Genève. L’idée de départ était de pouvoir acheter des émaux en groupe et de les partager, mais l’association a périclité. Pour moi, aujourd’hui, comme il n’existe pas d’école, et donc pas de diplôme d’émailleur, personne ne peut affirmer être émailleur! Pas même moi! C’est un métier très secret: le résultat d’années d’expérience, de succès et d’échecs. Par exemple, je n’ai jamais vu Suzanne Rohr3 travailler. Elle a attendu vingt ans pour commencer à me transmettre ce qu’elle savait et ce qu’elle sait. Alors peut-être un jour, lorsque je terminerai une peinture miniature que je réalise en suivant ses conseils et qu’elle en sera satisfaite… je pourrai dire que je suis émailleuse!

Avez-vous à cœur de transmettre à nouveau ce savoir-faire acquis et avez-vous jamais été contactée pour mettre en place une école d’émaillage Anita Porchet?

Oui, bien sûr. J’enseigne mon métier chaque jour, à mes deux collaboratrices. Elles m’accompagnent depuis huit années déjà car l’émaillage exige un apprentissage très long. Quant à une école d’enseignement de l’émaillage, j’y suis favorable. Mais il faudrait que cela soit une école indépendante des grands groupes, ce qui est difficile aujourd’hui.

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet

Dans un futur proche, serait-il souhaitable d’agrandir votre atelier?

Pas du tout. Comme je termine et polis tous les cadrans moi-même, c’est difficile. Par ailleurs, je prévois que les grands groupes horlogers intègrent prochainement encore plus en interne le métier d’émailleur. Je ne pense pas que cela soit la meilleure solution pour les marques horlogères. Dans mon cas, en tant qu’indépendante, je reste très fidèle à mes clients alors que des artisans employés en interne changent souvent d’entreprise.

Comment envisagez-vous votre avenir et celui de la profession?

Plutôt bien. J’ai actuellement la chance de beaucoup partager avec mes clients, en amont des projets. Avec Hermès par exemple, je peux proposer des techniques très différentes. Je peux d’abord graver avant la pose de l’émail ou même utiliser de la peinture miniature sur certaines zones. Pour le futur de la profession ici en Suisse, l’émail est trop limité à l’horlogerie. C’est dommage. L’émaillage a un champ d’applications très vaste, comme la bijouterie bien sûr, mais aussi et pourquoi pas les fermoirs de sacs à main par exemple. Comme vous voyez, les idées ne manquent pas…

Sur ce cadran de montre Hermès, Anita Porchet exprime toute sa maîtrise de la technique d'émail cloisonné dans la réalisation d'une tête de tigre (en haut à droite). Chaque couleur est clairement délimitée par un fil d'or, délicatement appliqué à la main. Il en résulte un effet de profondeur surprenant et enchanteur.
Sur ce cadran de montre Hermès, Anita Porchet exprime toute sa maîtrise de la technique d’émail cloisonné dans la réalisation d’une tête de tigre (en haut à droite). Chaque couleur est clairement délimitée par un fil d’or, délicatement appliqué à la main. Il en résulte un effet de profondeur surprenant et enchanteur.
©Hermès

BIOGRAPHIES

1 Native de la Chaux-de-Fonds en Suisse, Anita Porchet (1961) possède son atelier chez elle, à Corcelles-le-Jorat. Après une formation aux Beaux-Arts de Lausanne (où elle rencontre François Junod), elle décroche un Certificat Fédéral de Capacité ou CFC, avec option gravure et émail à la Haute École Arc en 1984. Puis, elle y enseigne durant sept années le dessin et l’initiation à l’émail. En 1985, elle finalise son Certificat d’aptitude artistique à l’École Cantonale d’Art de Lausanne. Les premières années comme émailleuse indépendantes seront difficiles; l’émail n’est toujours pas à la mode dans l’horlogerie. Cependant, grâce à l’appui de Philippe Stern, alors Président de Patek Philippe, elle développe peu à peu un langage artistique propre. Sa technique évolue et conjugue peinture miniature, cloisonné, champlevé, grisaille tout en innovant avec l’introduction de matières tombées dans l’oubli, notamment les paillons5. Ses nombreuses collaborations avec plusieurs marques de prestige (Patek Philippe, Hermès, Chanel, Vacheron Constantin, Piaget et plus récemment Audemars Piguet), lui ont valu la reconnaissance de ses pairs. Elle reçoit en 2015 le Prix Gaïa dans la catégorie Artisanat-Création puis partage en 2017 le Prix spécial du Grand Prix d’Horlogerie de Genève avec la fameuse émailleuse Suzanne Rohr2, auxquels se rajoutent le prix «Hommage au Talent» décerné par la Fondation de la Haute horlogerie, ainsi que le prix culturel du patrimoine immatériel vaudois.

2 Né à Bologne, en Italie, c’est à Genève que l’artiste et peintre miniaturiste Carlo Poluzzi (1899-1978) acquiert ses lettres de noblesses. Les informations disponibles sur sa biographie sont malheureusement trop rares. Il semblerait qu’il ait débuté sa carrière en tant qu’orfèvre avant de se tourner vers l’émaillage. Sa célébrité lui vient de ses miniatures émaillées qui puisent leur inspiration dans un répertoire naturaliste. Indépendant, il a travaillé pour de nombreuses marques dont Patek Philippe et exploré pratiquement toutes les techniques traditionnelles connues: émail cloisonné, champlevé et surtout la peinture miniature. Pour cette dernière, il a mis à profit des matériaux tels que l’or, l’argent et le cuivre pour sublimer ses effets esthétiques. Reconnu internationalement, il a reçu entre autres le Grand Prix de la Triennale de l’Émail en 1935, en 1948, et en 1951 pour la troisième fois. Le Musée Patek Philippe, le Musée des Arts Décoratifs à Paris et le Victoria and Albert Museum à Londres conservent quelques-unes de ses œuvres emblématiques.

3 Suzanne Rohr (1939) est une émailleuse originaire de Genève spécialisée dans la peinture miniature sur cadran, dans la grande tradition genevoise. Suite à sa formation d’émailleuse à l’École des Arts Décoratifs de Genève, elle ouvre son propre atelier dans les années 1950, une époque difficile pour l’émail. Sa rencontre avec le peintre miniaturiste Carlo Poluzzi2 sera déterminante pour sa carrière. Un long partenariat sur s’établit alors en 1967 avec Henri Stern, président de la maison Patek Philippe, et son fils Philippe Stern, tous deux grands collectionneurs d’émaux miniatures. En 2019, elle remporte le prestigieux Prix Gaïa dans la catégorie Artisanat-Création pour sa contribution exceptionnelle dans le domaine de l’émail, soit à peine deux ans après avoir partagé avec Anita Porchet le Prix spécial du Grand Prix d’Horlogerie de Genève.


LEXIQUE TECHNIQUE

4 La technique du cloisonné consiste à isoler les couleurs à l’aide d’un fil métallique, souvent en or. Ainsi, lors du passage au four, les teintes ne se mélangent pas.

5 La peinture miniature en émail utilise une poudre pigmentée mélangée à de l’huile qui donne une pâte plutôt liquide et permet d’être extrêmement précis. Dans tous les autres cas de figure, l’émail est appliqué en solution aqueuse.

6 La technique du paillonné consiste à ajouter des paillons à l’émail. Selon le dictionnaire de l’Académie française, les paillons tirent leur origine du mot «paille». Ils constituent, dans le contexte des arts décoratifs, en de «très minces feuilles de métal brillant que l’on place dans les chatons des gemmes pour leur donner plus d’éclat, ou qui servent de fond à un émail translucide». Ces minuscules objets peuvent revêtir des formes très diverses: géométriques (ronds, carrés, rectangles, triangles), numériques, arabesques, botaniques…

L'émaillage pluriel d'Anita Porchet