Résilience: l’horlogerie face à la pandémie


Comment Louis Erard opère sa mue

DOSSIER FUTUR

English Español
janvier 2020


Comment Louis Erard opère sa mue

De l’entrée de gamme de la montre mécanique à l’entrée de gamme dans l’excellence horlogère, c’est en résumé tout le parcours de Louis Erard depuis 2004. Alain Spinedi nous détaille les raisons et les effets de la crise multiforme qui touche les marques mécaniques suisses de premier prix, et explique comment la stratégie de la marque s’adapte aux nouvelles donnes.

P

ilotée depuis 2004 par Alain Spinedi, la stratégie de Louis Erard était au départ considérée comme innovante et astucieuse, avec son positionnement clairement situé à «l’entrée de gamme de la montre mécanique suisse». Pendant les dix ans qui ont suivi, ce positionnement a porté ses fruits, la marque écoulant jusqu’à 20’000 montres par an.

Alain Spinedi
Alain Spinedi

Mais cette stratégie a commencé à être graduellement mise à mal. En cause, plusieurs facteurs concomitants. Parmi ceux-ci, le premier, selon Alain Spinedi, est l’augmentation des prix décidée par ETA. Un seul exemple: le prix d’un mouvement Valjoux est passé rapidement de 150 à 300 francs. Une augmentation non seulement difficile à répercuter pour des pièces d’entrée de gamme mécanique mais aussi procurant au Swatch Group un avantage concurrentiel évident. Dans le même temps, le franc suisse prenait l’ascenseur, renchérissant mécaniquement le prix des pièces.

A ces éléments extérieurs s’ajoutent aussi des erreurs internes, ce qu’Alain Spinedi admet volontiers. Ainsi la décision de rompre avec la stratégie initiale du tout mécanique, en introduisant des montres Dame quartz puis en commençant à produire des pièces Homme quartz. Pour conséquence, si le prix moyen a pu être abaissé, nulle création de valeur ni forte augmentation en volume ne sont venues s’ajouter. Selon ses propres dires, «la marque s’est ainsi appauvrie, dans tous les sens du terme».

Apparemment, ce nouveau mot d’ordre de «l’entrée de gamme de l’excellence horlogère» semble effectivement trouver bon accueil auprès de la distribution.

Le poids de la distribution

Parallèlement, la distribution a commencé à subir des changements qui se sont avérés radicaux. Dans le monde entier, et pour des raisons différentes, la distribution traditionnelle a disparu. En Suisse, par exemple, marché sur lequel Louis Erard réalise 1/3 de son chiffre d’affaires, le maillage des petites villes (les clients-détaillants B et C, comme on le dit dans le jargon) s’est détricoté au fil des fermetures de petits magasins multimarques. Cessations d’activité sans reprise, fermetures face à la concurrence conjointe des villes, des centres commerciaux et à la montée du e-commerce, changements sociétaux. Peu à peu, toutes les petites villes sont tombées.

En Asie, en Malaisie par exemple, ce sont les ouvertures successives de boutiques en nom propre, de malls de plus en plus hégémoniques, qui ont fait passer la marque de 13 points de vente à seulement 6. «Avec toute la question des stocks à gérer, retardant l’entrée de nouvelles pièces sur le marché», souligne Alain Spinedi.

Et la pomme, en plus

A tout ceci, l’arrivée de la montre connectée, tout principalement sa version «haut de gamme» hégémonique, l’Apple Watch, a donné un coup de balai supplémentaire. Lucide, Alain Spinedi se pose la question: «Pour quelqu’un de la classe moyenne, aujourd’hui, qu’estce qui vaut mieux? Ne serait-ce pas une bonne idée d’apparaître dans le coup en portant une Apple au poignet plutôt qu’une montre mécanique somme toute obsolète?»

Et d’insister: «Il y a un changement profond dans les modes de consommation. Louis Erard était fondé sur un choix rationnel, de prix, de qualité de beau design. Le client en avait ‘pour son argent. Mais on n’est plus dans le rationnel. On est dans l’émotionnel, disent-ils tous. Désormais, il faut entourer le produit de toute une histoire. Il ne suffit plus à lui-même. Il faut se glisser dans les réseaux sociaux pour y raconter des histoires, toutes sortes d’histoires. Par exemple, nous en racontons une avec le club de football Leeds United qui fête cette année les 100 ans de son club et de son stade. Ensemble nous avons créé une édition limitée, un chrono vendu directement par le club, dont le cadran comporte de la « poussière » du stade (une de ses briques pilée et mélangée) et qui est offert accompagné d’un maillot signé par les joueurs. Un produit qui ne s’adresse plus au public lambda mais aux collectionneurs fans de football.

Un nouveau concept

«Avec Manuel Emch, (lire « La stratégie de la niche » ) nous avons initié une démarche plus affinée, qui nous semble bien prendre. Manuel a repris toutes les bases de Louis Erard, et au premier plan le Régulateur, signe distinctif particulier de la marque. Tout ce qui était en-dessous de 1’200 francs a été sorti des collections. Le nombre de références est passé de 300 environ à une cinquantaine. Il n’y a plus aucun quartz et la collection est intégralement Homme, à l’exception d’une seule pièce Dame, la plus chère de notre gamme, à 4’000 francs.»

Alain Spinedi précise la stratégie mise en place: «Notre offre se redéfinit comme étant l’entrée de gamme de l’excellence horlogère. Elle vise une clientèle A. Et pour ce faire, le produit doit être affiné, sa décoration plus poussée, sans exagération toutefois. Car à part quelques pièces particulières, aucune n’excèdera les 4’000 francs, le prix moyen s’étageant entre 1’200 et 3’500 francs. Nous revenons ainsi avec une collection limitée, une niche assumée. Des beaux produits de belle qualité, identifiables, un design reconnaissable.»

Comment Louis Erard opère sa mue

«La croissance horlogère telle qu’on l’a connue est tout simplement terminée»

La croissance est terminée

Comme il l’explique, à ses yeux, «la croissance horlogère telle qu’on l’a connue est tout simplement terminée. Et il n’y aura pas de sitôt de nouvelle Chine, qui d’ailleurs s’est sérieusement calmée. Alors, il faut choisir sa voie, s’y tenir. Revenir sur les marchés matures. Il faut à nouveau susciter l’envie, en le faisant par le produit. C’est le bon moment pour implémenter notre nouvelle stratégie.»

Apparemment, ce nouveau mot d’ordre de «l’entrée de gamme de l’excellence horlogère» semble effectivement trouver bon accueil auprès de la distribution. Si Louis Erard a décidé de fermer certains marchés, d’autres reviennent ou de belles portes jusqu’alors fermées s’ouvrent. La stratégie de la «niche» (avec un objectif de 10’000 pièces) semble porter ses fruits.

Découvrez nos archives - Rejoignez le Club Europa Star
Nouveau: 40’000 pages ajoutées, depuis l’année 1950!
Plus de 100’000 pages d’archives à découvrir dans notre base de données du Club Europa Star - 70 ans de marques, de modèles, de marchés et leurs développements au fil du temps.