Sous-traitance horlogère


Sellita: savoir se rendre indispensable

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octobre 2023


Sellita: savoir se rendre indispensable

L’histoire de Sellita, assembleur en masse de kits en provenance d’ETA, devenue «société indispensable à l’industrie suisse», comme le dit son discret mais charismatique patron Miguel Garcia, est exemplaire du glissement de plaques tectoniques qui a transformé le paysage manufacturier de l’horlogerie suisse dès l’annonce par Swatch Group de son arrêt de livraison de kits puis de mouvements. Par la force des choses, l’entreprise est passée par une longue expertise dans l’assemblage industrialisé des «tracteurs» d’ETA, puis par le clonage de calibres pour désormais, devenue florissante, proposer une offre propriétaire de calibres fiables, éprouvés, adaptables, pas moins de 11 familles, une offre devenue effectivement indispensable avec une production de plus de 1,5 million de mouvements par an. Un retournement de situation.

I

l y a un peu plus de 20 ans, en août 2002, ETA (Swatch Group) annonçait qu’à partir du 1er janvier 2003 elle réduisait la livraison d’ébauches de mouvements et cessait toute livraison au 1er janvier 2006 pour ne plus livrer «que des mouvements terminés» voire même, comme on le découvrira, ne plus en livrer du tout – sauf discrets accords à l’amiable.

Dans le viseur direct de cette décision, les quelques firmes suisses spécialisées dans l’assemblage de mouvements mécaniques à partir de kits de fournitures, dont la plus importante était Sellita. Selon la tournure que pouvaient prendre les événements, il pouvait y avoir quelque 750 emplois menacés dans le secteur historique des «assembleurs». Mais, quoi qu’il en advienne, tout un équilibre industriel était désormais à remettre à plat (lire à ce propos «The coup d’ETA», paru en 2002 dans Europa Star).

Plantés sur la route qui mène de La Chaux-de-Fonds au Locle, les imposants bâtiments de Sellita témoignent de sa nouvelle puissance. Reliés par un pont suspendu qui prend la forme d'une montre, ils abritent essentiellement l'assemblage de mobiles, l'empierrage, l'assemblage final, l'emboîtage, la logistique, les stocks, mais également Sellita Engineering qui met au point machines et chaînes de montage.
Plantés sur la route qui mène de La Chaux-de-Fonds au Locle, les imposants bâtiments de Sellita témoignent de sa nouvelle puissance. Reliés par un pont suspendu qui prend la forme d’une montre, ils abritent essentiellement l’assemblage de mobiles, l’empierrage, l’assemblage final, l’emboîtage, la logistique, les stocks, mais également Sellita Engineering qui met au point machines et chaînes de montage.

S’en est suivie une longue, très longue bataille, ponctuée de décisions parfois contestées prises par l’arbitre COMCO (la Commission suisse de la concurrence) sur laquelle nous ne reviendrons pas ici, car beaucoup a déjà été dit et publié à ce propos au cours des années et divers retournements de situation (pour plus d’informations, consulter à ce propos nos archives numérisées).

Toujours est-il que 20 ans plus tard le paysage a bel et bien été bouleversé, et nombre de marques – et de groupes – ont été obligés d’investir dans leurs propres outils de production, comme le prévoyait Nicolas Hayek qui se lamentait d’être devenu «un supermarché» où ses concurrents venaient avec leur caddies choisir les mouvements qui leur plaisaient.

Dans cette configuration nouvelle, Sellita courait alors le risque de disparaître corps et biens. Elle est au contraire ressortie triomphalement de cette longue bagarre, à tel point qu’elle est désormais devenue un acteur central voire incontournable de l’industrie du mouvement mécanique Swiss Made, avec une production de plus de 1,5 million de mouvements par an.

Agir «derrière le rideau»

Cette éclatante réussite, voire ce retournement de situation, doit tout à un homme: Miguel Garcia, seul propriétaire, président et CEO de Sellita depuis qu’il l’a rachetée en 2003 à son créateur Pierre Grandjean, qui a fondé l’entreprise en 1950 (ce dernier est décédé en 2005).

A l’époque, les hostilités dans le secteur des mouvements viennent d’être déclenchées. Fils d’immigrés espagnols, le petit Miguel, qui a été atteint de la polio à l’âge de six mois, arrive en Suisse avec ses parents en 1971 pour y subir une énième intervention chirurgicale. Tout jeune, il arrête les écoles et entre chez Sellita en 1987 comme simple assistant de bureau. Mais de là, il va vite grimper les échelons.

Et 1987, il occupe déjà un poste de responsabilité et en 1997 il est promu directeur de l’entreprise, avant donc de la racheter à son fondateur en 2003. Sa force et son obstination proviennent en grande partie de ce parcours d’outsider hors norme, rare dans l’industrie horlogère. En 20 ans à la tête de Sellita, Miguel Garcia va tout changer et donner une nouvelle dimension à l’entreprise. Le tout avec discrétion, sans battage, «derrière le rideau», aime-t-il à dire: «Notre communication est volontairement très restreinte.»

«D’une certaine façon, la décision de Swatch Group a réécrit l’histoire et nous a dégagé un vaste espace, explique-t-il. Depuis 1970, nous ne faisions qu’assembler des ébauches et jusqu’en 2013 nous n’avions aucune capacité manufacturière. En 2014, nous étions 250 personnes. Aujourd’hui, nous sommes 600. Ceci dit, reprendre d’ETA la responsabilité de fournir toute l’industrie en mouvements mécaniques abordables et de qualité était un pari très risqué. Nous n’étions pas une manufacture, aujourd’hui nous le sommes pleinement. Et nous sommes devenus une société indispensable à l’industrie suisse.»

Recréer un mouvement en douze mois

Cette montée en puissance s’est naturellement faite progressivement. Dès 2006, qui était la date fatidique annoncée par Swatch Group pour l’arrêt des livraisons de kits à assembler, il a fallu créer un mouvement en 12 mois. C’est ce qu’on a alors appelé les «clones ETA», soit des mouvements qui reprenaient les mêmes gabarits et étaient interchangeables avec les tracteurs de Swatch Group, tels par exemple les fameux 2824 ou 2892 ou encore le célèbre chronographe Valjoux 7750. L’avantage de travailler sur ces bases génériques? Entre autres la possibilité offerte au client d’interchangeabilité et la facilité du service après-vente dans le monde entier, par n’importe quel horloger habitué aux mouvements ETA.

Mais Miguel Garcia et ses équipes n’en sont pas restés là. A ces mouvements génériques, fiables, éprouvés, ils ont apporté une évolution notable. Ils ont notamment fait passer les réserves de marche d’un 42h standard à 56h. Sur le mouvement chronographe conçu à partir d’une base dérivée, ils ont développé de nouvelles complications originales.

SW100: Mouvement automatique, 3 aiguilles, date, 42h de réserve de marche, le SW100, avec son diamètre de 17,20 mm pour une hauteur de 4,80 mm, est «le mouvement automatique dame par excellence, idéal pour équiper les montres dame ou de forme».
SW100: Mouvement automatique, 3 aiguilles, date, 42h de réserve de marche, le SW100, avec son diamètre de 17,20 mm pour une hauteur de 4,80 mm, est «le mouvement automatique dame par excellence, idéal pour équiper les montres dame ou de forme».

SW210: Mouvement mécanique à remontage manuel. Affichage par aiguilles heures, minutes, secondes. Quantième à guichet avec correcteur rapide. Stop-seconde. 4Hz. 25.60mm - 3.35mm. Réserve de marche 45 heures.
SW210: Mouvement mécanique à remontage manuel. Affichage par aiguilles heures, minutes, secondes. Quantième à guichet avec correcteur rapide. Stop-seconde. 4Hz. 25.60mm - 3.35mm. Réserve de marche 45 heures.

«Au départ, les marques avaient peur et voulaient l’interchangeabilité, nous explique Sébastien Chaulmontet, à la tête de l’innovation et du marketing de Sellita. Mais aujourd’hui, nous avons dépassé cette étape de génériques. Nos propres mouvements ne sont plus gabarisés et nos produits sont montés en gamme. Le SW200, par exemple, l’équivalent du 2824 d’ETA et qui est notre véritable fonds de commerce, nous l’avons entièrement refondu et avons amélioré la réserve de marche. Tous nos calibres Sellita ont ainsi évolué non seulement en terme de réserve de marche mais aussi de robustesse et de fiabilité. Et nous offrons désormais 11 familles de calibres, du 3 aiguilles dame au chronographe haut de gamme manufacture AMT (Advanced Mechanical Technology).»

Passer d’assembleur à producteur

Alors qu’en 2013, comme nous l’avons déjà signalé, Sellita ne disposait d’aucune capacité manufacturière, elle s’est transformée en véritable manufacture largement verticalisée qui produit jusqu’à une partie de ses propres organes réglants, balancier, roues, ancre et même spiral. Sellita travaille avec un réseau de plus d’une centaine de fournisseurs, essentiellement dans l’Arc jurassien, mais a constitué en parallèle un groupe de sociétés directement affiliées.

A l’exemple de Gurofa à Glashütte en Allemagne, où 120 personnes travaillent exclusivement pour elle à la fabrication de ponts et platines en laiton. Ou encore Helios, une société de 130 personnes spécialisée dans le décolletage pour laquelle un nouveau bâtiment vient d’être inauguré à Court, dans le Jura bernois. On peut encore citer Technicor aux Breuleux, spécialisée dans la décoration et les traitements galvaniques, Atiles, qui s’occupe de design horloger et d’habillage et offre des services de private label, et enfin AMT, le bras haut de gamme qui planche sur les solutions technologiques avancées.

SW500: Chronographe à remontage manuel. 60 secondes, compteurs 30 minutes et 12 heures. Quantième et jour à guichet avec correcteur rapide. Mécanisme chronographe à cames intégré au mouvement. 30mm – 7,00mm. 4Hz. Réserve de marche de 63 heures.
SW500: Chronographe à remontage manuel. 60 secondes, compteurs 30 minutes et 12 heures. Quantième et jour à guichet avec correcteur rapide. Mécanisme chronographe à cames intégré au mouvement. 30mm – 7,00mm. 4Hz. Réserve de marche de 63 heures.

SW1000: Famille de mouvements automatiques haut de gamme extra-minces (3,90 mm de hauteur pour un diamètre de 20 mm). Segment de prix supérieur pour la réalisation de montres dame ou de forme. Heure, minute au centre. Date avec correction rapide. Dispositif stop seconde. Réserve de marche de 46 heures.
SW1000: Famille de mouvements automatiques haut de gamme extra-minces (3,90 mm de hauteur pour un diamètre de 20 mm). Segment de prix supérieur pour la réalisation de montres dame ou de forme. Heure, minute au centre. Date avec correction rapide. Dispositif stop seconde. Réserve de marche de 46 heures.

A cet égard, AMT est emblématique de la montée en gamme de l’offre de Sellita. Elle propose des produits spécifiques et exclusifs sur des bases existantes – à partir, ceci dit, de 50’000 exemplaires par produit exclusif dont la propriété revient au client –, offre des solutions techniques de haut niveau et, si elle répond à des demandes précises, AMT conçoit aussi des projets originaux qu’elle propose à certains clients.

Sellita entre aussi en matière avec les marques plus modestes et peut livrer ses mouvements à partir de 50 exemplaires. «Mais uniquement à des sociétés constituées, nous précise-t-on, nous ne vendons pas à des particuliers.»

«Nous ne parlons pas beaucoup, opine Miguel Garcia. Mais on livre! Et on livre une gamme de produits très large. D’une certaine façon, c’est une responsabilité.»