Audemars Piguet


«Jouer avec les prix, c’est suicidaire!»

ENTRETIEN

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«Jouer avec les prix, c'est suicidaire!»

Echaudé par le dernier dossier d’Europa Star sur le thème sensible des prix pratiqués en horlogerie, François-Henry Bennahmias, le patron d’Audemars Piguet, a tenu à réagir: non, le prix ne doit pas devenir la question centrale du moment; mais oui, la transparence va devenir la nouvelle norme en horlogerie. Entretien.

C

ela commence par un coup de téléphone. François-Henry Bennahmias, l’homme fort d’Audemars Piguet, est au bout du fil. Courtois, mais énervé. Le dernier dossier d’Europa Star, consacré à la délicate voire taboue question des prix des montres, l’a fait «décoller comme la fusée Ariane». Plus particulièrement un tableau comparant l’évolution des prix de modèles emblématiques depuis l’an 2000, et montrant une augmentation considérable des tarifs pratiqués.

«Vos chiffres sont inexacts! Ces modèles ont évolué et on ne peut pas comparer des pommes et des poires...» Ajoutant: «En termes de prix, l’horlogerie est très sage par rapport à ce qui se pratique dans la maroquinerie, l’hôtellerie ou encore l’automobile!»

On sent que la question le titille. «Je veux être constructif et je suis transparent!» Alors, prolongeons la discussion. Rendez-vous est pris au Brassus, pour une longue conversation... qui, derrière le prix, révèlera bien d’autres facettes de l’industrie horlogère et de l’état d’esprit d’Audemars Piguet, de son patron, de la notion de valeur, le tout entre ses figurines de Maître Yoda, un autographe d’Arnold Schwarzenegger et même l’évocation du film Rain Man...

Nous avons réalisé dans notre dernière édition (Europa Star Chapter 1/17) un tableau qui montre, en prenant l’exemple de quelques modèles emblématiques sur le marché français, une forte évolution globale du prix des montres, de l’ordre de 60% entre 2000 et 2010, avant de ralentir à environ 12% entre 2010 et 2015.

Vous avez sorti votre tableau, et j’ai fait le même travail de mon côté. J’ai mobilisé mes équipes pour retrouver ces chiffres, et je n’arrive pas au même résultat en ce qui concerne le modèle Royal Oak acier et date. Mais surtout, les modèles comparés ont évolué: nous sommes passé à un fond ouvert, à un calibre manufacture, à des dimensions plus importantes... C’est un meilleur modèle! Et j’ai un œil de lynx en ce qui concerne les chiffres. Tout me saute aux yeux. Je suis un peu comme le caractère principal de Rain Man...

Sur ce modèle comme d’autres, les augmentations pratiquées sur le prix des montres vous semblent justifiées?

Je trouve que l’horlogerie a été très pondérée par rapport à d’autres secteurs d’activité ou d’autres marques. Un exemple: en l’an 2000, le prix d’une chambre dans un palace coûtait l’équivalent de 160 euros. Combien pensez-vous qu’elle coûte aujourd’hui? Plus de 1’000 euros! Autre exemple: J’ai reçu un sac à dépêches d’Hermès en 1994, pour mes 30 ans. A l’époque, il coûtait 14’000 francs français, soit environ 2’000 euros. Son prix aujourd’hui: 8’000 euros. De même, de beaux escarpins de femmes coûtaient 500 francs français, soit moins de 100 euros en 2000, contre au moins 600 euros aujourd’hui!

Tout de même, au-delà des comparaisons avec d’autres secteurs, la question du prix reste prioritaire pour le client, on ne peut l’écarter d’un revers de la main...

La thématique du prix est là depuis deux ans. En 2010, on n’en parlait pas. Pourquoi aujourd’hui, alors? Parce qu’il y a une forme de crise. On croit pouvoir trouver dans le prix une solution. Ce n’est pas la bonne solution. La solution, il faut la trouver dans l’innovation. On ne peut pas simplement associer le luxe au prix, c’est une pente périlleuse. Je suis d’accord sur ce point avec Jean-Christophe Babin, lorsqu’il dit dans votre dossier que l’«on associe la crise avec un manque d’argent, mais ce n’est pas le bon réflexe et l’on ne s’en sort pas forcément en baissant les prix».

Un certain nombre de marques ont pourtant baissé leurs prix et nombre de détaillants pratiquent des rabais importants. Peut-on revenir en arrière?

Regardez: la réponse, c’est cette montre que je porte au poignet, la nouvelle Royal Oak Perpetual Calendar noire en céramique. Elle vaut 91’800 francs, soit à peine moins qu’une Royal Oak en or. On l’a présentée le vendredi avant le SIHH et elle est partie comme un feu de forêt. Tous les détaillants la voulaient. Or, je n’ai pas reçu un e-mail qui me demandait des explications sur son prix. Nous aurions pu en vendre plus, mais notre capacité de production est limitée à 100 unités par an. Les histoires de concurrence me font rire: aujourd’hui, la concurrence pour notre marque ne vient pas que des autres marques de montres, elle peut venir d’une œuvre d’art, une voiture, un voyage... Le vrai luxe n’est pas une question de prix.

Quelle est votre définition du luxe?

Le seuil du luxe commence pour moi à 7’000.- CHF. Descendre en dessous serait du suicide! Vous savez pourquoi personne ne pratique des prix finissant en 99.- CHF en horlogerie? Cela rappelle les actions du supermarché, ce n’est pas le monde du luxe. Psychologiquement, c’est la tranche des 10’000.- CHF qui compte davantage: le seuil entre 43’000 et 49’000.- CHF est moins important qu’entre 49’000 et 55’000.- CHF par exemple. Mais ce qui compte vraiment, c’est l’émotion! Et, lorsqu’on a les moyens, l’émotion se situe au-delà du seul critère du prix. Récemment, un de nos ambassadeurs est venu visiter la manufacture avec ses enfants. Ce sont des gamins qui ont grandi à l’ère du tout digital: qu’est-ce qui pourrait bien les intéresser dans un produit mécanique comme une montre? Je peux vous assurer qu’ils étaient tout simplement émerveillés. Là, ils ont lâché leur tablette.

Des tablettes qui rendent néanmoins les consommateurs mieux informés... et donc plus sourcilleux et conscients de la pertinence ou non des tarifs.

Aujourd’hui, les clients sont bien souvent mieux informés que les vendeurs. Or, les détaillants parlent beaucoup d’argent et de prix car cela a été trop souvent leur principale arme de combat. Souvent, je remarque qu’un vendeur de voiture en sait plus qu’un vendeur de montre sur son produit. S’il ne lui reste que l’argument du prix, c’est qu’il a échoué.

Qu’il s’agisse du prix, de la manière de distribuer les montres ou des nouveautés à proposer, les mutations sociales, géopolitiques et digitales sont si rapides que nombre d’horlogers semblent un peu déboussolés...

Face aux mutations de notre société, tout le monde part dans tous les sens. C’est un peu l’anarchie, on voit des stratégies qui changent à 360°. Ce que l’on observe derrière tout cela, c’est que la notion de transparence est de plus en plus importante. Nous sommes à l’ère de la transparence! L’industrie ne peut plus continuer à tout cacher. Et nous voulons jouer le jeu. Allez voir d’autres marques horlogères et regardez s’ils sont aussi transparents que nous sur cette question du prix...

Mais si nous vous comprenons bien, au delà d’un certain seuil la question du prix n’est plus un critère déterminant dans l’acte d’achat?

Nous devons bien sûr faire attention aux prix, nous réalisons des benchmarks mais c’est une donnée qui doit rapidement sortir de l’équation. L’adéquation doit être totale entre le prix et la valeur perçue. Il y a deux ans, Axel Dumas, le patron d’Hermès, l’a très bien dit au Forum de la Haute Horlogerie: les produits Hermès sont chers… à fabriquer! Les prix en sont d’autant plus justifiés.

En quinze ans, les montres de plus de 3’000.- CHF sont passées de 10% à 60% de la valeur des exportations de montres suisses. Cette «ruée vers le luxe» n’est-elle pas aujourd’hui en train de connaître son contrecoup?

Attention, cela reste un exercice très difficile de vendre des produits luxueux! Beaucoup de petites marques indépendantes connaissent des difficultés actuellement, même en vendant des produits de qualité. Les exigences sont élevées, il ne faut pas décevoir, au contraire surprendre. Mais si je faisais une Royal Oak à moins de 7’000.- CHF, je tuerais la marque! Le prix n’est pas une fin en soi quand on parle du vrai luxe. La crise actuelle n’est pas une crise du luxe. Il n’y a jamais eu autant de richesse sur notre planète et de clients potentiels. Mais quand le temps se couvre, on se tourne vers les marques les plus solides, qui privilégient la qualité à la quantité. Nous faisons partie de ce cercle et en bénéficions, c’est pourquoi nous avons presque atteint les 900 millions de francs de chiffre d’affaires en 2016. Lors de la crise de 2008-2009 déjà, on pouvait observer cette concentration vers les meilleures marques. Nous devons absolument figurer dans le tiercé de tête.

Qu’est-ce qui vous distingue des autres?

Nous sommes une marque sérieuse qui ne se prend pas au sérieux. Les codes ont changé. On ne peut plus juger «à l’apparence»: je répète toujours à mes équipes «recevez de la même manière le client en short que celui en complet-cravate»! Mais je suis surpris à quel point certaines enseignes de luxe ont du mal à s’adapter. Une autre anecdote: récemment, j’étais habillé casual dans un grand établissement parisien à l’heure du brunch et le maître d’hôtel m’a dit, lorsque nous sommes arrivés: «Je vous rends attentif au fait que cela va coûter 150 euros». C’est incroyable, inadmissible!

Face à vous, vous avez aussi des clients de plus en plus habitués à accéder gratuitement à des services ou des produits, comme de la musique ou des films... Comment résister à cela?

La qualité et la créativité prennent du temps et ont un prix, ou mieux: une valeur! Aujourd’hui, la notion de gratuité fait beaucoup de tort à notre société. Je ne télécharge jamais de musique gratuitement, je l’achète toujours. Mais je pense qu’à l’heure du tout-jetable et du tout-gratuit, les gens recherchent paradoxalement plus d’authenticité. Ils veulent découvrir l’envers du décor et que ce soit cohérent avec l’image présentée. Alors avoir un prix élevé, oui, mais s’il est justifié.