Le marché horloger allemand


Leica se rêve gardien de tous les temps

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novembre 2023


Leica se rêve gardien de tous les temps

Avec sa nouvelle montre ZM11, la firme allemande se détache de son aura photographique afin de se lancer pleinement dans l’aventure horlogère, dans le respect de son héritage. Elle vise ainsi un public plus large que les aficionados et puristes de la marque mythique.

«U

n appareil photo est une horloge à voir», soutenait le sémiologue français Roland Barthes. Une imbrication de rouages, de ressorts et de pièces d’ingénierie fine servant à capturer le temps. En cela, montres et appareils photo entretiennent une origine et un objectif communs. Pas surprenant dès lors que le célèbre fabricant d’appareils photo Leica se soit lancé, il y a quelques années, dans l’aventure horlogère. Après des débuts tâtonnants, la firme allemande affirme ses ambitions cet automne: faire de l’horlogerie, une branche majeure de sa manufacture de haute précision.

En ce mois d’octobre, sous la fine drache de la ville allemande de Wetzlar qui l’a vue naître, Leica reçoit des journalistes du monde entier pour présenter sa nouvelle collection de montres, nommée ZM11, pour «ZeitMesser», garde-temps. Le design est épuré, d’apparence robuste, elle emprunte ses formes brossées à la longue tradition industrielle de la région.

Pas de fioritures, mais des lignes toutes en rondeur qui lui confèrent une aura plus luxueuse que la L1 ou la L2, premières tentatives de la marque pour percer le marché des montres de luxe en 2018. Ces dernières s’attachaient à imiter l’esthétique des célèbres appareils noir et rouge de la marque afin d’attirer les aficionados. Avec cette nouvelle mouture, Leica s’émancipe de sa branche photographique, dans le but avoué d’atteindre une nouvelle clientèle fortunée.

Le nouveau modèle ZM11 est équipé du Calibre LA-3001 d'une précision de -4/+6 secondes par jour et d'une réserve de marche de 60h.
Le nouveau modèle ZM11 est équipé du Calibre LA-3001 d’une précision de -4/+6 secondes par jour et d’une réserve de marche de 60h.

Partenariat avec Chronode

Logées dans un boîtier en acier inoxydable ou en titane de 41 millimètres, étanche jusqu’à 100 mètres de profondeur, les aiguilles diamantées tournent sur un cadran à facettes qui se présente comme la petite révolution technologique du modèle. Sous le verre bombé comme une lentille d’objectif, il faut tendre le regard, se pencher à la manière d’un photographe cherchant son angle pour apercevoir l’effet.

Composé de fines lamelles brossées et sablées, le cadran offre un jeu d’ombres évoquant «le charme subtil de la lumière du soleil passant à travers les stores», explique Dr. Andreas Kaufmann, président du conseil d’administration de Leica Camera AG. On pourrait même faire un parallèle photographique, tant l’effet de profondeur obtenu rappelle l’ouverture et la fermeture successive d’un obturateur.

Dr Andreas Kaufmann, président du conseil d'administration de Leica Camera AG
Dr Andreas Kaufmann, président du conseil d’administration de Leica Camera AG

L’intérieur du boîtier révèle un mouvement sur mesure nommé Leica LA-3001. Sur les précédents modèles L1 et L2, Leica avait confié la tâche complexe de la mise au point du mouvement horloger à une entreprise de la Forêt-Noire, Lehmann Präzision qui possède sa propre marque horlogère: Lehmann Schramberg. Leica revendiquait alors une montre intégralement Made in Germany.

Pour cette nouvelle collection, Leica s’est attaché les services de l’entreprise suisse Chronode, basée au Locle. Pendant un an de développement, l’entreprise neuchâteloise s’est appuyée sur son calibre C102 afin de créer ce nouveau mouvement automatique qui se démarque par une précision de -4 à +6 secondes, avec une réserve de marche de soixante heures.

Leica se rêve gardien de tous les temps

Les racines horlogères de Leica

Si Leica ne peut plus revendiquer une montre «100% allemande», elle présente son nouveau produit comme le marqueur d’une «excellence européenne». Un retour à ses racines germano-suisses en somme, car en y regardant de plus près, l’horlogerie est profondément inscrite dans l’ADN de Leica. Son fondateur Ernst Leitz I (1843-1920) a travaillé, dans sa jeunesse, au sein de l’industrie horlogère de Neuchâtel.

Le fondateur de Leica, Ernst Leitz I (1843-1920), a travaillé au sein de l'industrie horlogère suisse dans sa jeunesse.
Le fondateur de Leica, Ernst Leitz I (1843-1920), a travaillé au sein de l’industrie horlogère suisse dans sa jeunesse.

C’est dans l’usine de Matthäus Hipp, directeur de fabrication du réseau télégraphique fédéral à Berne et père de l’horlogerie électrique, que le jeune Leitz s’est formé à la mécanique de précision. Il reviendra en 1864 à Wetzlar où il sera engagé par l’Institut d’optiques de la ville. Lorsqu’il rachètera l’entreprise en 1869, il introduira la production en série apprise aux côtés de M. Hipp. Cette révolution projettera la petite fabrique d’optiques sur la scène internationale.

Au début du 20ème siècle, la société Leitz devient le premier producteur de microscopes au monde. A la fin de sa vie, Ernst Leitz regagnera la Suisse de sa jeunesse, avant de s’éteindra en 1920 à Soleure, alors coeur battant de l’horlogerie (peut-être y a-t-il même croisé le fondateur d’Europa Star, Hugo Buchser, qui à cette époque lance sa marque de montres Transmarine, ndlr).

Une vue de Wetzlar en Allemagne, siège de Leica, en 1913
Une vue de Wetzlar en Allemagne, siège de Leica, en 1913

Renommée Leica, contraction de «Leitz-Camera», la fabrique vivra sa deuxième révolution sous la direction du fils d’Ernst Leitz I qui reprend les affaires familiales après le décès de son père. Alors que les appareils de l’époque sont encombrants, ne permettant pas de les déplacer aisément, un ingénieur de la firme, Oskar Barnack, a l’idée de réduire la dimension des négatifs en exploitant le format 35 millimètre, réservé alors au cinéma, et ainsi diminuer la taille les appareils photos. Les tirages se feront désormais par agrandissement.

Son invention accompagnera la naissance du photojournalisme, de la photographie de voyage et de guerre, les «Ur-Leica» pouvant se glisser dans n’importe quelle poche. On peut dès lors capturer des instantanés dans des lieux où aucun appareil photo n’est jamais allé.

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Portable comme une montre

La marque allemande vivra ses grandes heures de gloire à partir des années 1930. Devenu outil fétiche des plus grands photographes de la planète, d’Henri Cartier-Bresson à Elliott Erwitt, en passant par Robert Capa et Gerda Taro, le Leica témoigne des événements iconiques du 20ème siècle en fixant le temps. C’est ce fantasme qui enjoint aujourd’hui la firme allemande à se tourner vers cet autre objet garde-temps qu’est la montre. Mais le public-cible n’est plus le reporter ou le baroudeur de guerre. Bien que robuste, la ZM11, par son apparence précieuse et son nouveau mécanisme de changement de bracelet Leica Easy Change, conviendra plus aux dîners de gala qu’au travail de terrain.

L'ingénieur Oskar Barnack a développé l'appareil photo compact de la firme qui s'imposera dans le monde entier.
L’ingénieur Oskar Barnack a développé l’appareil photo compact de la firme qui s’imposera dans le monde entier.

Plutôt inventif et gracieux, ce nouveau mécanisme prend l’apparence d’un bouton poussoir à point rouge, glissé à la base du bracelet qui rappelle le déclencheur vidéo de l’appareil photo M6 de la marque ou celui servant au déverrouillage de l’objectif des modèles argentiques. D’un coup de pouce, on sépare le bracelet du boîtier, pour le remplacer d’un simple clic par l’un des autres modèles: acier, titane à fermoir papillon, caoutchouc vulcanisé ou tissu Cordura avec boucle à ardillon.

L'usine Leitz en 1957
L’usine Leitz en 1957

C’est bien pensé, très simple, à vrai dire peut-être même trop: on soupçonne qu’une mauvaise manipulation du poignet dans des conditions actives pourrait décrocher le bracelet. Un reporter présent dans la salle s’en étonne: «Je ne me verrai pas me rouler au sol avec elle pour photographier mes sujets!» Le prix, lui aussi, indique le désir de Leica de tutoyer le haut de gamme: de 6’800 euros à 8’150 euros, en fonction du bracelet et de la finition choisie entre les trois coloris disponibles: noir café, bleu minuit et, en édition limitée à 250 exemplaires, rouge Leica. La mise sur le marché débutera à la fin du mois de novembre dans une sélection de boutiques de la marque à travers le monde.

«Contrairement à notre première collection qui ciblait les fans d’appareils photo Leica, nous avons choisi avec la ZM11 d’opérer un changement d’orientation. Désormais, nous faisons des montres, car nous croyons en la montre», affirme Dr. Andreas Kaufmann. Reste à savoir si, comme avec ses appareils photos, cette nouvelle direction horlogère convoitée par Leica saura, à son tour, marquer l’histoire.

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