Le marché horloger français


L’incroyable histoire de Jean Pommier et de la montre électrique Lip

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octobre 2023


L'incroyable histoire de Jean Pommier et de la montre électrique Lip

Star des années 1960, le mouvement électrique, à pile et bobine, promettait un avenir radieux à l’horlogerie mécanique, avant que le quartz n’abrège ses rêves et espoirs. En exclusivité, Europa Star a retrouvé l’un de ses inventeurs chez Lip.

T

out est là. Les prototypes, les composants d’époque. Les premières tentatives de pile miniaturisée. Les plans, bien sûr. Tous dessinés au critérium, rangés dans leur pochette cartonnée, sans la moindre pliure depuis... 1964.

Car il y a 60 ans, Jean Pommier claquait la porte. Après 10 ans chez Lip, de 1954 à 1964, l’ingénieur excédé par les sautes de tempérament de Fred Lip, fondateur de la marque, rompt ses amarres horlogères. Mais il emporte avec lui ses souvenirs, sa bonne humeur, et surtout l’incroyable genèse, jusque-là inédite, de la première Lip électrique. Une histoire que l’homme narre depuis sa retraite dans le sud de la France, avec une acuité et une gourmandise qui ne trahissent pas son âge. Jean Pommier a aujourd’hui 97 ans.

Aujourd'hui âgé de 97 ans, Jean Pommier nous raconte en détail son parcours horloger et comment il a développé le mouvement électrique de Lip.
Aujourd’hui âgé de 97 ans, Jean Pommier nous raconte en détail son parcours horloger et comment il a développé le mouvement électrique de Lip.

Méticuleux

Pour notre rencontre, en septembre, l’homme avait tout préparé. À la table de sa salle à manger, tous les dossiers sont là, à peine jaunis par les six décennies passées. Devant lui, une improbable pile de magazines scientifiques. À bientôt 100 ans, il s’intéresse à la fusion nucléaire.

Derrière lui, une pendule. Son cabinet, plutôt mal dégrossi, renferme pourtant un authentique mouvement à poids construit aux premières heures du règne de Louis XV. Une rareté que bien des musées s’arracheraient. Jean Pommier s’en défend, mais l’horlogerie a bel et bien traversé sa vie.

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Enfance chahutée

Cette vie, c’est celle d’un enfant des années 1920, travailleur assidu mais dyslexique. L’enfance n’est pas rose: peu de moyens, beaucoup de travail pour des résultats très mauvais à cause de ce handicap dont la nature l’a affublé. Il en gardera un certain sens de la revanche, une forte capacité de travail et, surtout, beaucoup d’ingéniosité pour apprendre à surmonter les épreuves de la vie.

Cette ingéniosité, le père de Jean Pommier la repère rapidement. Ne pouvant payer les études de ses deux enfants, il fait le pari de miser sur le petit Jean qui, manifestement, réfléchit vite et est habile de ses deux mains.

Pour lui, ce sera Besançon, son école d’horlogerie, puis un diplôme d’ingénieur. Le jeune homme, débarrassé des affres de la lecture et de l’écriture, explose, surclasse ses camarades de promo, arrive en tête avec des résultats qu’on ne lui avait jamais connus.

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La «sulfureuse»

Jeune marié des années 1950, deux enfants à charge, Jean Pommier n’arrive pas à joindre les deux bouts avec son premier emploi dans l’armement. Une annonce de l’horloger Lip le fait revenir à Besançon: «Ils doublaient mon salaire! J’ai accepté tout de suite, même si j’avais déjà entendu parler de Lip, et de sa réputation sulfureuse...»

Passant outre, il est bombardé responsable des méthodes, et plus particulièrement de l’optimisation du montage. Traduction: Lip, ancrée dans la réalisation de petites séries, veut passer à la vitesse supérieure, gagner en cadence, et entrer de plain-pied dans l’univers de la production en masse. L’objectif est alors d’atteindre 12’000 à 15’000 montres par jour, soit presque huit fois les volumes d’époque.

L’usine Lip s’en donne les moyens, emploie plusieurs milliers de salariés et vante les mérites d’une chaîne de montage... qui ne fonctionne pas: «M’en nommer responsable était un cadeau empoisonné mais j’ai réussi à la faire tourner, puis à l’optimiser. Les métaux n’étaient pas bons, le réglage des échappements se faisait encore à l’unité, à la main, et uniquement par cinq horlogers qualifiés, trop peu nombreux. J’ai créé un système de pré-ajustement de l’échappement et de contrôle des pièces par un système de projection inédit. Des ouvrières manuelles n’avaient plus qu’à faire une ultime retouche, très simple.»

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Objectif électron

Le système de Jean Pommier fonctionne à plein régime et a l’avantage d’être souple et modulaire. Conçu pour le calibre R25, il s’adapte aisément au R23, puis à sa nombreuse descendance. Mais l’homme, en catimini, est propulsé sur un projet parallèle cher à Lip: la montre électrique.

L’idée, résolument d’avant-garde, rassemble une équipe hybride, à l’image du mouvement lui-même, avec une partie mécanique traditionnelle, et une partie constituée d’une pile et d’une bobine. L’objectif n’est pas vraiment de valider son fonctionnement, assez simple, mais de le miniaturiser, puis de le produire en nombre.

Pour y parvenir, Lip monte un partenariat avec la firme américaine Elgin, qui travaille sur le sujet depuis 1939, rejoint plus tard par Hamilton et Bulova. La R&D est massive, mais Lip commet une erreur: «Ils voulaient fabriquer la pile eux-mêmes. Comme ils savaient faire du petit composant, ils se sont dit qu’une petite pile était à portée de main. Mais ça n’a rien voir. Une pile, c’est de la chimie, du courant électrique, de la haute précision des composants conducteurs. C’est un autre métier.»

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Marche forcée

Lip envisage alors de jeter l’éponge. Mais officiellement, c’est délicat: la «montre électrique de Lip» a déjà été annoncée. Et le Général de Gaulle en a déjà reçu une! «Deux», corrige Jean Pommier. «Un sacré coup de pub, en réalité. La pile ne tenait pas longtemps. Le mouvement ne fonctionnait pas bien. Lorsque la montre portée par le Général était hors service, on la lui reprenait et on lui donnait la seconde pendant que la première partait en SAV!»

Deuxième cadeau empoisonné: Jean Pommier doit donc fiabiliser une montre qu’il n’a pas conçue, qui ne fonctionne pas, sans moyens dédiés, mais qui doit malgré tout voir le jour parce qu’elle a été annoncée.

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Une 4 CV en or

Diplomatiquement, Jean Pommier sent qu’il ne peut pas tout jeter et repartir d’une feuille vierge. «Ca aurait pourtant été plus simple...», soupire-t-il aujourd’hui. Son plan de bataille tient en trois points. D’abord, remplacer la pile. Il fait son marché aux États-Unis et repère une marque, Union Carbide, et sa pile Eveready 201, de petite taille et de grande autonomie.

Ensuite, il redessine le calibre et décide d’incliner légèrement la pile, ce qui ne s’était jamais fait, pour libérer un peu de hauteur au centre du mouvement. Enfin, il repense tout le circuit électrique. «Avec du courant faible, il faut des soudures parfaites. J’ai fait les miennes à l’or. Ça a fonctionné».

Le Calibre R27 est né, la montre électrique avec. Lip en produira des quantités considérables. La direction lui en donnera une, en or. «Ca valait le prix d’une Renault 4 CV.»

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Tensions

Malgré cette réussite, les relations avec Fred Lip se dégradent. Cette R27 en or, il ne la lui a pas remise en main propre, mais il l’a faite porter par un subalterne. Jean Pommier n’a pas apprécié. Il en garde un souvenir aigre qui se confirme quelque temps plus tard, quand le même Fred Lip lui fait signer un acte de renonciation de propriété intellectuelle. La R27 qu’il a développée lui échappe.

Enfin, la montée en cadence de la production Lip ne s’accompagne pas des moyens techniques et financiers nécessaires. Un beau jour, en arrivant à l’usine, Jean Pommier apprend d’ailleurs, presque par hasard, qu’il a été nommé responsable de production. Troisième cadeau empoisonné: le poste est affublé de lourds objectifs, mais sans budget ni moyens humains, ni techniques.

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«Cordialement quand même»

Jean Pommier s’en inquiète. Certaines de ses machines sont hors d’âge. «J’en avais une qui datait de l’occupation allemande. Elle était cassée depuis six mois quand j’ai enfin obtenu l’autorisation de l’envoyer en réparation. Quand l’atelier de la marque, situé en Suisse, l’a reçue, ils m’ont rappelé. Ils croyaient qu’il fallait la mettre au rebut.»

Jean Pommier partage ses préoccupations avec sa direction. Le 29 avril 1963, il reçoit un courrier surréaliste, «dicté par Fred Lip avant son départ», où l’entrepreneur, dans un style d’une violence inouïe, reproche à son responsable de «se livrer à des cogitations philosophiques sur les difficultés de la fabrication des montres».

Dans le même paragraphe, il «n’admet pas de raison valable» à ces retards, soulignant pourtant dans la foulée que Jean Pommier l’a averti de problèmes «de fournitures», «d’ébauches», et «d’absentéisme». Pas à une contradiction près, Fred Lip blâme l’homme qui a pourtant fiabilisé son mouvement électrique de vivre dans un «passé périmé». Et l’homme de conclure d’un méphitique «la barbe, Pommier. (...) Cordialement quand même».

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Jean Pommier quitte la fabrique Lip l’année suivante. Il emmène ses deux meilleurs horlogers, qu’il place chez Kelton. Il emporte également les plans sur lesquels il travaillait en secret: la miniaturisation du R27. Elle aurait permis à Lip d’en décliner rapidement une montre féminine. La marque s’enfonça dans la plus violente crise syndicale de l’industrie horlogère. Jean Pommier, de son côté, déposa un brevet pour un échappement à coup perdu, validé en 2022. À 96 ans.

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