LVMH


Julien Tornare, l’homme providentiel de Zenith

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août 2023


Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

En à peine six ans à la tête de l’entreprise, le dirigeant a plus que doublé le chiffre d’affaires de la vénérable société que l’on disait endormie. Quels ont été ses plus grands défis, ses réussites et ses secrets? Entretien dans ses bureaux au Locle.

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orsque Julien Tornare est devenu CEO de Zenith, en 2017, il était âgé de 44 ans. En le nommant à la tête d’une d’une manufacture née en 1865 qui avait trois fois et demi son âge, le groupe LVMH, propriétaire de la marque, a fait le pari de la jeunesse et l’a gagné haut la main. En à peine six ans à la tête de Zenith, Julien Tornare a plus que doublé le chiffre d’affaires.

Après avoir fait ses armes chez Raymond Weil, Julien Tornare est entré dans le groupe Richemont, chez Vacheron Constantin. Avant de prendre la tête de Zenith, il dirigeait le marché Asie pour la vénérable manufacture genevoise. Il est passé de Hong Kong au Locle, à charge pour lui de redonner du lustre à une magnifique manufacture hélas souvent malmenée et en difficulté.

Le groupe LVMH lui a offert le luxe de mettre en œuvre une vision à long terme: il a réussi à lui offrir des résultats inattendus à court terme, et ce, malgré la pandémie de Covid. Quel est le secret de ce grand sportif, qui fut champion de ski nautique en 1988? Et celui de cette manufacture dont l’histoire est émaillée de moments difficiles et de résurrections? Nous avons rencontré Julien Tornare dans ses bureaux au Locle. Entretien.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Europa Star: Selon la banque Morgan Stanley, le chiffre d’affaires de Zenith est passé de 75 M CHF à votre arrivée à 120 M. Comment réussit-on à augmenter à ce point le chiffre d’affaires en à peine six ans à la tête de Zenith?

Julien Tornare: D’abord ces chiffres sont faux (rires). Ils sont trop conservateurs: dans cette étude, la banque a coupé une bonne partie de nos revenus. Quand je suis arrivé, la marque faisait un chiffres d’affaires d’un peu moins de 80 millions et nous l’avons plus que doublé. L’important étant que notre propriétaire connaisse les véritables chiffres. Nous avons redonné à la marque une santé financière. Elle est saine et 2021 comme 2022 ont été des années records chez Zenith. L’année 2023 est dans cette même lignée mais dans un contexte un peu plus difficile.

Comment y êtes-vous parvenu?

A mon arrivée en 2017, j’ai pris le temps de faire un état des lieux. J’ai décidé de garder ce qui me semblait le plus pertinent - l’histoire de la manufacture et son héritage - tout en voulant moderniser la marque et l’inscrire dans le 21ème siècle. Tous mes prédécesseurs ont fait des choses bien et j’ai essayé de m’en inspirer, tout en trouvant un équilibre entre le passé et le présent, le côté conservateur et le côté innovant de Zenith. De 2017 à 2019, nous avons remis les fondamentaux en place. Cela allait de l’écrin au concept des boutiques, en passant par le site internet auquel on ne pouvait pas accéder autrement que depuis un écran d’ordinateur. Fin 2019, nous avons célébré les 50 ans du mouvement El Primero. Ce fut l’occasion de pouvoir nous exprimer puissamment. Nous avons retrouvé les faiseurs d’El Primero qui avaient travaillé avec Charles Vermot, nous avons fait d’innombrables choses et dès janvier 2020, durant la Dubai Watch Week, nous avons ressenti que la marque était en train de retrouver son lustre. Puis le Covid est arrivé. Avec le recul, cette période nous a forcés à nous restructurer encore plus vite. Ce qu’il fallait faire, c’était réveiller la marque.

Julien Tornare
Julien Tornare

Quel fut le premier défi que vous avez dû relever quand vous êtes arrivé?

Comme toujours, ce sont les hommes et les femmes qui font une marque. Il a fallu remobiliser toutes les équipes. Elles m’ont vu arriver du coin de l’œil en Genevois ayant vécu cinq ans à New York et sept ans à Hong Kong. Ce fut donc à moi de m’adapter, de me réancrer dans mes racines suisses pour parler aux gens, leur dire que je n’avais pas l’intention de les licencier mais de travailler avec eux sur cette marque magnifique, parce que j’y crois. La plus grande difficulté fut de rallier tout le monde. J’ai été honnête avec les équipes: je leur ai expliqué ma vision de la marque en espérant qu’elles y adhéreraient. La très grande majorité des employés sont restés. Aujourd’hui, l’une de mes plus grandes satisfactions, c’est que l’on a retrouvé une sérénité chez Zenith. Les gens sont ambitieux, dynamiques, ils sont soudés et croient au projet.

Et quel était votre plus grand atout?

La deuxième semaine de mon arrivée, j’ai eu une discussion avec Jean-Claude Biver (qui avait repris la direction de Zenith ad interim, ndlr). Il m’a demandé, probablement de manière provocante, ce que je pensais du fait que nous n’utilisions que des mouvements que nous fabriquions et du «El Primero» qui est tellement fort qu’il fait presque de l’ombre à la marque. Je lui ai répondu que j’arrivais d’une manufacture qui avait effectué un énorme travail pour n’utiliser que des mouvements qu’elle fabriquait et que je trouvais cela fabuleux. Il me semblait qu’il fallait capitaliser sur ce point. A mes yeux, si El Primero a une réputation tellement puissante, ce n’est pas un désavantage, au contraire! Combien de marques rêveraient d’avoir un mouvement aussi légendaire? En revanche, ce n’est pas parce que la marque est faible du point de vue de la notoriété et du marketing qu’il faut affaiblir El Primero. Il faut solidifier la marque pour qu’à côté d’El Primero, elle se renforce. Ce sont les deux ensemble qui feront le Zenith de demain. Pour répondre à votre question, mon plus grand atout, c’était ce mouvement légendaire, toujours utilisé dans sa forme originale et cet outil de travail, cette manufacture que peu de marques possèdent aujourd’hui.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Vous êtes un dirigeant de la nouvelle génération, avec une gouvernance plus transversale que verticale. Est-ce que cela participe au succès de la marque?

J’en suis convaincu. Quand je suis arrivé, on m’a dit que c’était une marque compliquée. Les équipes étaient déprimées, il y avait eu de nombreux burn-outs. J’ai choisi un style de gestion plus horizontal, que l’équipe a immédiatement adopté. Aujourd’hui, quand on poste une offre d’emploi chez Zenith, on reçoit des quantités de réponses incroyables! C’est fou le nombre de gens qui veulent travailler ici! J’étais l’un des plus jeunes CEO - j’avais 44 ans à mon arrivée - aujourd’hui j’ai 50 ans, mais je n’ai pas changé et ma porte est ouverte. Nous travaillons dans l’industrie du luxe, or là où il y a le mot «luxe», les égos sont souvent surdimensionnés. Ce n’est pas du tout le style chez Zenith et je pense que cela a fortement contribué au succès de la marque.

La marque va avoir 160 ans en 2025, or elle est d’une grande modernité. Comment expliquer sa jeunesse éternelle?

C’est une marque qui est passée par de nombreuses étapes. Je pense qu’il y a une vraie passion autour de Zenith. Les gens qui travaillent ici sont très attachés à cette manufacture: on ressent chez eux un sentiment de fierté, d’appartenance. Nous avons le taux de rotation de personnel le plus bas de l’industrie! Le succès que l’on rencontre aujourd’hui est largement partagé par les employés. Cela a contribué à ce que la marque perdure, même dans les années difficiles. Il faut souligner aussi que Zenith appartient à un groupe, LVMH, qui nous a toujours soutenus et qui nous permet de nous développer. Lorsque j’ai été nommé, on m’a dit que les chiffres ne devaient pas être un objectif à court terme et que les bons chiffres étaient la conséquence d’une vision, de la mise en œuvre de cette vision et d’un bon travail. J’ai trouvé cela fabuleux! On m’a donné le temps de bien faire les choses et cela n’a pas de prix.

Vous auriez pu tomber dans un marketing nostalgique qui se serait appuyé sur le fameux mouvement El Primero, or ce ne fut pas le cas. On sent chez Zenith comme un esprit de «senior start-uper».

Vous avez entièrement raison. C’est d’ailleurs un mot que j’ai utilisé dès le départ: je voulais que cette manufacture, âgée alors de 152 ans, ait un esprit de start-up. J’ai demandé à de jeunes talents de penser différemment et de proposer de nouvelles idées sortant des sentiers battus. Par exemple, l’un de mes collaborateurs qui s’occupait des réseaux sociaux, un jeune qui avait environ 25 ans, est venu me voir un jour en me disant que l’on pourrait travailler avec un «street artist»: Felipe Pantone. Je ne le connaissais pas, je l’ai rencontré il m’a proposé un partenariat et j’ai proposé à ce jeune collaborateur, dont ce n’était pas le métier, de devenir le «project manager» de cette opération. Il a réussi cette tâche avec brio: la collaboration avec Felipe Pantone fut un succès phénoménal pour la marque! Il a agi comme un entrepreneur au sein de l’entreprise. C’est la mentalité que je souhaitais développer dans les équipes. Un autre collaborateur, qui s’occupe de la formation des horlogers, Romain Mazzilli, a eu l’idée de créer la Watch Clinic (des cours horlogers itinérants, ndlr), qui voyage désormais dans le monde entier. Ce qu’il faut, c’est croire dans un projet, créer l’environnement propice pour qu’il se développe et donner à la personne les moyens pour le réaliser.

Defy Extreme Pantone Edition
Defy Extreme Pantone Edition

C’est une forme de management participatif.

On ne peut pas tout savoir et être bon dans tous les domaines. Il faut savoir s’entourer de gens talentueux et les encourager à créer. Un leader, c’est quelqu’un qui sait reconnaître qu’il a des équipes extraordinaires et qui le fait savoir. Les réussites sont communes, mais il faut créer l’atmosphère pour cela. Il existe encore des entreprises où règne un management de la terreur alors que cela fait depuis quarante ans que l’on sait que cela ne fonctionne pas. Certaines grandes compagnies engagent des «chief happiness officer». Nous n’en avons pas les moyens et surtout il me semble que c’est le job à la fois du comité de direction et de moi-même d’être des «chief happiness officers». Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas être exigeant, mais il s’agit de faire en sorte que les gens aient envie de venir au travail.

Zenith Watch Clinic
Zenith Watch Clinic

J’ai interviewé le fameux commissaire-priseur Aurel Bacs au sujet des marques présentes sur le marché secondaire et lui ai demandé sur qui miser, en dehors de l’éternel quatuor Patek Philippe, Audemars Piguet, Rolex et François-Paul Journe. Il a répondu Zenith. Vous confirmez?

Oui. C’est une marque qui a été sous estimée et sous évaluée pendant de nombreuses années. Elle avait besoin d’une nouvelle direction, d’une nouvelle dynamique et d’un nouvel équilibre. Zenith va connaître une évolution super positive durant les années à venir!

Que représente le marché secondaire pour Zenith et comment le travaillez-vous? Vous avez la chance quasiment unique dans le monde horloger d’avoir des archives qui remontent aux premières montres et vous pouvez toutes les réparer…

Nous avons en effet une chance énorme! Pour commencer, et cela n’est pas anodin, la marque a eu une histoire ininterrompue et elle est installée sur le même site depuis 1865. Nous pouvons effectivement réparer n’importe quelle montre qui remonte à 1865. Certaines seront peut-être plus difficiles à remettre en état que d’autres, nous devrons peut-être reconstruire des outils, mais nous sommes capables de maintenir le parc horloger depuis le premier jour. Chaque montre Zenith produite contient un mouvement Zenith. Nous n’achetons pas de mouvement à l’extérieur. Nous faisons partie des quatre ou cinq dernières grandes marques avec un certain volume qui fabriquent tous leurs mouvements et nous en sommes très fiers. De ce fait, nous sommes capables de traiter la seconde main. Nous ne sommes pas encore dans une dynamique où nous revendons des montres vintage de manière quantitative dans nos boutiques: nous laissons le marché naturel gérer le parc de modèles de seconde main à travers les ventes aux enchères, les sites de revente, etc. Et cela se passe plutôt bien.

En revanche, nous avons décidé de mettre en lumière certaines icônes de Zenith grâce au programme «Zenith Icons» lancé en 2019 dans le cadre des célébrations du cinquantième anniversaire du mouvement El Primero. Nous allons à la recherche de pièces iconiques des années 1960-1970 dont nous restaurons le mouvement, sans toucher à la patine, puis nous les authentifions, les certifions et les vendons avec une garantie de trois ans à travers nos propres canaux. C’est un bel hommage rendu à nos clients, à nos collectionneurs et à l’histoire de la marque. Les personnes qui veulent acquérir une montre Zenith d’époque peuvent le faire ainsi en toute sécurité, à travers l’entreprise. Pour être très honnête, c’est aussi une manière de dire aux clients qui achètent une montre Zenith contemporaine: «Regardez comment nous traitons une montre qui a 50 ans et plus: nous sommes garants de votre garde-temps pour les années à venir!»

Quelqu’un qui achète une Zenith aujourd’hui peut être sûr qu’il pourra la transmettre aux futures générations, sans paraphraser la campagne de publicité de Patek Philippe. Par ailleurs, nous avons la chance d’appartenir à un groupe doté d’une solidité financière qui rassure. Nous allons travailler le marché secondaire plus en profondeur et pour le 160ème anniversaire de la marque, nous ferons des annonces importantes à ce sujet.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Zenith est une marque miraculée qui ne cesse de ressusciter: elle a failli mourir dans les années 1970, puis quand vous l’avez reprise elle était un peu moribonde. Quel est son secret et le vôtre?

Je pense que le secret de Zenith, c’est une très forte résilience. La manufacture a vécu des moments d’une violence incroyable. J’ai eu la chance de parler aux faiseurs d’El Primero qui m’ont raconté comment ils ont vécu l’arrivée des propriétaires américains qui leur avaient demandé d’arrêter de fabriquer des mouvements mécaniques pour faire du quartz. Quand on connaît l’amour d’un horloger pour son métier, c’était un crève-cœur. Mais ils ont obéi. Evidemment, il faut compter avec l’acte héroïque de Charles Vermot qui a caché et sauvé tout l’outillage nécessaire pour fabriquer le El Primero. La marque s’est renforcée à travers ces épreuves. Je suis convaincu que Zenith ne s’effondrera jamais, quelles que soient les circonstances. Quant à mon secret, c’est avant tout une histoire de passion. Nous avons connu aussi des moments difficiles, nous avons traversé le Covid, mais l’équipe est forte et c’est ma plus grande fierté. J’ai des défauts et des qualités, mais je suis un rassembleur et c’est à mes yeux le rôle d’un manager. On voit de grandes équipes de sport qui y arrivent et d’autres pas: c’est l’état d’esprit qui fait la différence. Il faut réussir à rassembler autour d’un projet commun et créer une équipe forte.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

En parlant de sport, vous avez été champion de Suisse de ski nautique en 1988. Est-ce que cela vous a aidé pour diriger des équipes?

Cela m’a sûrement aidé à plusieurs niveaux: la discipline, le goût de l’effort, je les ai appris à travers le sport. Le fait d’aller dans l’eau froide, dès le 1er mars, de m’entraîner dur toute l’année, de faire parfois 500 km pour participer à une compétition, de tomber au premier virage et de refaire les 500 km dans l’autre sens avec ses parents et un sentiment de déception… Le sport de compétition nous apprend à gérer l’échec mais aussi le goût de la réussite. Quelle émotion quand, en 1988, j’ai vu le drapeau suisse se lever et j’ai entendu l’hymne national! Ces moments-là m’ont beaucoup aidé. J’essaie de transmettre cet esprit à mes enfants, y compris la gestion des moments compliqués.

Zenith est la seule manufacture à pouvoir accoler le mot Pilot à ses montres. Lors de Watches and Wonders, vous avez présenté le visage de la nouvelle ligne Pilot, qui s’éloigne du look vintage dont on avait l’habitude. Pourquoi ce revirement stylistique?

Lorsque je suis arrivé chez Zenith, nous avons relancé la ligne Defy qui incarnait les montres du 21ème siècle et donnait un côté moderne à l’entreprise. Nous avons fait la même chose avec la Chronomaster que nous avons liftée en 2021. La Pilot était jusqu’à présent très tournée vers le passé, avec un style vintage. Nous avons donc décidé de la moderniser, de la rendre plus actuelle. C’est aussi pour cela que nous avons créé une ligne de produits transversale aux quatre collections que l’on a appelée «Revival». C’est une aire de jeu où l’on décide de lancer des pièces très proches des modèles du passé, que ce soit dans les lignes Defy, Chronomaster, Pilot ou bientôt dans la collection la plus classique de Zenith, Elite. Nous avons déjà abordé ce segment classique en lançant dix chronomètres animés par le calibre 135-O en collaboration avec Kari Voutilainen en 2022. Nous irons aussi puiser dans les années 1950, une époque pendant laquelle Zenith a créé des montres au design incroyable! On n’oublie donc pas le vintage, mais il fait partie de cet axe transversal.

La nouvelle ligne Pilot
La nouvelle ligne Pilot

Quels sont les éléments différenciants de la nouvelle Pilot?

Nous voulions utiliser des éléments liés aux montres de pilotes, avec le flyback, la date instantanée, la forme de la montre, la lisibilité des chiffres ou encore le cadran qui rappelle le carénage d’un avion - toutes les caractéristiques d’une Pilot, mais rendues plus contemporaines.

L’aventure de Charles Vermot , qui a sauvé le mythique mouvement El Primero, pourrait devenir le scénario d’un film. Y avez-vous pensé pour les 160 ans de la marque? Avez-vous déjà été abordé par un cinéaste?

Cela fait quasiment depuis mes débuts ici que j’éprouve ce désir, c’est presque un fantasme! Il y a quatre ans, nous avons eu la visite d’un groupe d’Américains et parmi eux il y avait le cinéaste David Cronenberg. J’en ai profité pour lui faire visiter le grenier où Charles Vermot avait caché tout l’outillage nécessaire pour produire le mouvement El Primero et lui demander si l’on pourrait réaliser un film autour de cette histoire. Il m’a répondu que toute cette aventure était géniale mais qu’il fallait la romancer si l’on voulait passer d’un documentaire à un film grand public. Il faut le faire! L’histoire est tellement belle! Il existe tellement de détails, de témoignages à recueillir auprès d’horlogers octogénaires qui ont vécu ce moment... Il faut trouver le temps et les moyens de réaliser ce film qui pourrait sûrement intéresser le public. Ceci est d’ailleurs un appel: si des producteurs lisent cet article, j’aimerais faire un film qui ancrerait cet événement dans l’histoire et mettrait l’horlogerie suisse au centre d’un film grand public.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Le monde de la vente et de la distribution a évolué de manière drastique en quelques années. Quelle place pour le e-commerce et quel visage auront les boutiques de demain?

On ne peut pas se revendiquer comme étant une marque du 21ème siècle, dynamique, moderne, si l’on ne fait pas d’e-commerce, quel que soit le niveau de prix ou le produit. Les chiffres ont prouvé que cela fonctionnait. En ligne, l’expérience et le contact avec le client peuvent être aussi intéressants: j’ai organisé des entretiens par visioconférence avec des personnes qui avaient acheté une montre en ligne et qui se posaient des questions sur la marque. Elles étaient les premières surprises car, du fait du hasard des agendas, il y a peu de chance qu’elles puissent me rencontrer dans une boutique à l’autre bout du monde.

Avec l’e-commerce, on permet à des clients qui ne vivent pas dans une ville proche d’un point de vente, de pouvoir acheter l’une de nos montres. J’ai reçu beaucoup de témoignages allant dans ce sens. Par exemple, un Américain de Kansas City et un Australien de Darwin m’ont dit à peu près la même chose: ils n’auraient pas attendu d’aller à New York ou à Sydney pour acheter leur montre. Je leur ai demandé pourquoi. Ils m’ont répondu que lorsque l’on a très envie de quelque chose, on souhaite l’acquérir tout de suite, sinon, l’envie passe avec le temps. En Suisse, il y a toujours un point de vente à moins de 25 km d’où l’on se trouve mais on doit se mettre à la place des habitants de ces grands pays qui doivent faire des milliers de kilomètres pour atteindre un point de vente.

Concernant l’expérience en boutique, il reste encore du travail à faire. La boutique de demain doit être le prolongement de la manufacture, d’ailleurs, nous avons complètement revu le programme des visites de la manufacture. Et ce n’est que le début… L’expérience sera toujours meilleure au sein de la manufacture mais nous devons être capables, à la fois en ligne et dans nos boutiques, d’offrir un prolongement, un relais de ce que l’on offre ici. C’est ainsi que l’on crée de l’émotion - et l’émotion, c’est finalement ce que l’on vend.

Avez-vous déjà mis des choses en place en ce sens dans vos boutiques?

Nous présentons les Zenith Icons, ce qui est une manière de permettre aux clients d’acheter des montres anciennes révisées, restaurées et certifiées, même si nous n’en avons pas beaucoup. Elles nous permettent surtout de raconter l’histoire de la marque. Nous ne pouvons pas reproduire le grenier de Charles Vermot dans les boutiques, mais à travers des outils, nous pouvons faire vivre aux gens une expérience autour de cette histoire. Quand les visiteurs viennent à la manufacture, ils nous disent qu’ils comprennent Zenith, l’émotion qu’il y a dans cette marque et la passion qui anime les équipes. J’aimerais que l’’on arrive à reproduire cela à travers des expositions itinérantes.

Coffret Zenith Icons
Coffret Zenith Icons

Pour revenir au e-commerce, vous avez fait de très bons chiffres pendant le Covid. Où en êtes-vous aujourd’hui?

Nous avions atteint 6 % du chiffre d’affaires mais cela va se corriger. Et ce pour deux raisons: l’effet Covid a boosté les ventes en ligne d’une part et d’autre part, nous avons beaucoup grandi et donc la proportion diminue forcément. Mais je pense que les chiffres vont repartir à la hausse car, sur le long terme, c’est un modèle d’avenir.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Quel est l’âge moyen de votre clientèle?

Quand je suis arrivé, il était de 46 ans, alors qu’aujourd’hui il est de 37 ans. Notre clientèle a rajeuni de 9 ans en 6 ans, ce qui est énorme!

Comment l’expliquez-vous?

Pour commencer, la Chine tire les moyennes vers le bas car les clients y sont toujours plus jeunes. Mais d’une manière générale, nous avons travaillé le «cool factor» de la marque en faisant des choses disruptives. Nous sommes une vraie marque sérieuse qui existe depuis 1865, qui possède un magnifique héritage, qui a toujours été basée au même endroit et tous nos mouvements sont fabriqués chez nous. C’est une richesse mais cela pouvait paraître ennuyeux aux yeux des jeunes générations. Nous avons donc choisi d’exprimer tout cela de manière très contemporaine.

L’horlogerie a souvent tendance à mettre les choses en opposition; d’un côté les marques avec une longue histoire et un héritage et de l’autre celles qui sont plus récentes et qui bouleversent les codes. Or les unes ne doivent pas nécessairement s’opposer aux autres. Zenith est riche de son histoire, de sa manufacture, de son mouvement emblématique El Primero, mais cette marque doit aussi parler un langage contemporain et donner envie aux gens de la porter. C’est d’ailleurs le défi de l’horlogerie suisse mécanique dans son ensemble: comment respecter les fondamentaux tout en étant attrayant pour les jeunes générations.

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith

Dans les collections, comment composez-vous pour à la fois réussir à créer de nouvelles esthétiques, rééditer des modèles vintage et modifier le look de collections existantes?

C’est un vrai travail d’équipe qui résulte de débats animés. L’une des règles d’or, c’est de toujours partir du passé, de qui l’on était, de ce que l’on a fait, et comment on peut réinterpréter des choses. On s’éloigne parfois des modèles historiques mais en respectant certains des codes auxquels on apporte quelque chose de très nouveau. Je porte la Chronomaster Sport: elle s’inspire à la fois d’une A277, qui est une pièce de 1965, la première avec une lunette noire, de la De Luca sortie quelques années plus tard et de la Rainbow. Quand on les dévoile toutes ensemble, cela permet d’expliquer la réflexion derrière l’évolution stylistique de la pièce contemporaine. Nous avons créé quatre prototypes avant de parvenir au bon équilibre entre le respect des codes anciens et l’esprit nouveau que l’on voulait lui donner!

Chronomaster Sport
Chronomaster Sport

Finalement, quelle est votre ambition pour Zenith?

J’en ai plusieurs. La première, que j’ai réussi à atteindre et j’en suis ravi, c’est d’avoir remis cette magnifique marque sur les rails, que ce soit en termes de santé, de volume d’affaires, de business, de profitabilité, tous ces éléments qui permettent de mesurer la performance d’une marque. Cela se ressent aussi au niveau de l’équipe qui est très soudée autour de la marque. C’est une maison qui a un potentiel immense: nous avons des ambitions de développement sur les 5-6 ans à venir, mais même si la demande est très forte, nous ne chercherons jamais à vendre de très grands volumes: tous les mouvements continueront à être fabriqués au sein de la manufacture. Nous avons plutôt tendance à augmenter la qualité de finition et les gammes de prix. Quand j’étais jeune, il y a eu des choses que je n’ai pas faites par peur de l’échec. Nous avons été éduqués comme cela: si tu échoues tu es mauvais et si tu réussis tu es bon. En réalité, c’est faux! Zenith est une marque qui va grandir au fil du temps et la limite, c’est le ciel qui nous la donnera.


BIO EXPRESS

1972: Naissance à Genève le 9 août

1988: Champion de Suisse de ski nautique

2004: Mariage

2006, 2009, 2012: Naissance de ses trois enfants

2017: Prend la direction de Zenith

Julien Tornare, l'homme providentiel de Zenith