Un tour du monde horloger


Luch, l’horlogerie biélorusse rescapée

REPORTAGE

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février 2022


Luch, l'horlogerie biélorusse rescapée

Fleuron de l’industrie horlogère soviétique, l’usine Luch s’est vue propulsée dans l’économie de marché au début des années 1990. Confrontée à la concurrence, menacée de disparition, elle doit sa survie à l’intervention du nouvel Etat biélorusse. Elle a depuis lors été rachetée par le groupe suisse Franck Muller. Visite*.

L

e sourire jusqu’aux oreilles, Rafik Sarkisian ne dissimule pas son plaisir. «Accueillir un journaliste étranger signifie que nous faisons du bon travail», explique cet Arménien d’origine. Directeur du développement à l’usine Luch depuis 2020, l’homme travaille au sein de l’entreprise biélorusse depuis 2014.

Celle-ci possède «une histoire intéressante», souligne notre interlocuteur tout en nous montrant les lieux, composés de plusieurs bâtiments. Dans l’un d’eux, au rez-de-chaussée, un long couloir donne accès aux ateliers dans lesquels une vingtaine de personnes s’activent à la tâche principale: la fabrication de montres. Dans les étages supérieurs, au département de conception, les salariés ont le nez collé à leur écran d’ordinateur. «Excusez le désordre, nous sommes en plein dans les travaux de rénovation», explique M. Sarkisian.

Rafik Sarkisian, directeur du développement à l'usine Luch de Minsk (Biélorussie) depuis 2020
Rafik Sarkisian, directeur du développement à l’usine Luch de Minsk (Biélorussie) depuis 2020

Sur le bâtiment historique situé sur l’avenue de l’Indépendance de la capitale Minsk, une immense horloge signée de la marque trône sur une vieille tour d’immeuble. Jamais à cours d’anecdotes, notre guide en profite pour nous expliquer la fois où une vieille dame est venue les informer d’une panne technique. «Elle était dans le bus et, comme chaque jour en passant devant l’usine, elle regarda l’heure sur l’horloge: notant un décalage trop grand avec le moment de la journée qu’il était, elle s’empressa de venir nous avertir du problème.» Pour lui, une preuve indéniable du «lien tissé entre la marque et les gens».

Luch, l'horlogerie biélorusse rescapée

Plus de 10’000 employés dans les années 1970

Fondée en 1953, à Minsk, l’usine a été l’une des plus belles réussites industrielles de l’Union soviétique. Elle naît d’abord d’une volonté de l’Etat de lancer la production de montres-bracelet pour femmes sur le modèle des montres «Zarya», produites dans l’usine russe Penza (à l’Ouest de la Russie) grâce notamment à la participation d’ingénieurs et matériel français provenants des usines Lip.

A son tour, l’usine minskoise se destine donc à la production de ce modèle féminin dont le succès est immédiat. Environ 200 personnes y travaillent à ses débuts. Rapidement l’usine se développe, diversifie ses modèles et acquiert le nom de Luch («faisceau» en russe) en 1962. En 1965, le nombre d’employés atteint plus de 4’000 personnes et près d’un million deux cent milles montres sont produites.

Fondée en 1953 à Minsk, Luch («faisceau» en russe) a été l’une des plus belles réussites industrielles de l’Union soviétique. Elle naît d’abord d’une volonté de l’Etat de lancer la production de montres-bracelet pour femmes.

Luch, l'horlogerie biélorusse rescapée

L’usine atteint son apogée dans les années 1970. «À cette époque, plus de 10’000 personnes y sont employées, précise M. Sarkisian. Les travailleurs étaient si nombreux qu’on raconte que chaque jour, un membre de l’usine annonçait une naissance.»

Depuis la fin des années 1950, l’usine est le lieu où se déroulent des cours du soir dans lesquels se forment des spécialistes au sein même des ateliers, en coopération avec les ouvriers. Essentiellement centrée sur la fabrication de modèles mécaniques, Luch se lance dans les montres à quartz à partir des années 1970. Près de 300’000 montres par an sont vendues dans le pays à l’époque. Mais l’entreprise dispose de l’ensemble du territoire soviétique comme marché pour ses débouchés. De la Mer Baltique jusqu’en Asie Centrale, de nombreuses républiques sont alors demandeuses de ses produits dont la qualité est unanimement reconnu. Son pic de production atteint même les 14 millions de montres produites en une année .

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L’incertitude des années 1990

En toute logique, la désintégration de l’URSS en 1991 annonce une difficile traversée du désert pour Luch. Une fois les frontières ouvertes avec l’Ouest, la concurrence internationale inonde les nouveaux territoires conquis par le «libre marché». La demande de montres de la marque soviétique chute de manière vertigineuse à la fin du XXème siècle.

Devenu indépendant cette même année, l’État du Bélarus se retrouvé privé de ses anciens partenaires soviétiques et épouse la vague néolibérale qui balaye l’Europe de l’Est. Vendre au privé, détricoter son industrie, brader ses ressources naturelles et son capital humain sont les nouvelles consignes.

L’entreprise horlogère devient alors une «société par actions ouvertes» et peine à maintenir son attractivité au sein du nouveau contexte économique. Impossible pour la marque de rivaliser avec les produits européens et chinois qui se vendent moins chers (surtout sur le marché noir) et qui sont plus attractifs, d’autant plus au sein d’une société en phase de paupérisation accélérée.

Une fois les frontières ouvertes avec l’Ouest, la concurrence internationale inonde les nouveaux territoires conquis par le «libre marché». La demande de montres de la marque soviétique chute de manière vertigineuse à la fin du XXème siècle.

La sortie brutale du modèle économique socialiste planifié et les nouvelles mesures économiques provoquent des remous dans le pays - un rejet, même. Celui-ci se cristallise avec l’élection en 1994 du dirigeant Alexandre Loukachenko qui marque un frein à la privatisation accélérée de la Biélorussie. S’opère alors une «réorientation» qui «se réfère au modèle soviétique», comme l’écrit le chercheur Ronan Hervouet, et qui y introduit des formes propres au mécanisme de marché libre.

En équilibre sur le plan géopolitique, coincée entre l’Est et l’Ouest, la Biélorussie l’est donc également sur le plan économique. Cherchant à conjuguer les deux voies, le socialisme d’hier d’un côté et le libéralisme nouveau, le «socialisme de marché» est présenté par les autorités comme «non seulement plus juste, mais aussi plus efficace pour affronter la sortie du communisme». Une sorte de phase hybride dans la transition d’un modèle à l’autre.

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Nationalisation en 2009

L’entreprise Luch, comme de nombreux autres secteurs industriels du pays, va donc être l’objet de cette nouvelle stratégie de la part du gouvernement. Arrivée à bout de souffle au début du XXIème siècle, l’entreprise «se retrouve en banqueroute en 2005», explique M. Sarkisian. «Il n’y avait plus qu’une seule boutique Luch dans tout le pays.»

Face à une telle situation, l’Etat biélorusse nationalise l’entreprise en 2009 et, parallèlement, donne son feu vert à une éventuelle reprise en main par un acteur privé. C’est dans ce sens que des rencontres sont organisées entre les autorités et la société suisse Franck Muller. Engagé personnellement dans le dossier, le dirigeant biélorusse participe aux discussions avec Vartan Sirmakes, PDG de la compagnie.

Luch, l'horlogerie biélorusse rescapée

«Préserver l’usine horlogère est la chose la plus importante pour moi», déclare le président, assurant que celle-ci «sera relancée quoi qu’il en coûte». L’homme d’affaires se montre rapidement enthousiaste à l’idée de relancer la production, allant même jusqu’à demander au dirigeant biélorusse de «promettre» que chaque membre de son gouvernement portera l’une de ces montres. «Je suis prêt à porter des montres Luch, pas des Patek Philippe ou autre chose», répondit le président.

Le pari est risqué. D’autant plus que le groupe Franck Muller est en pleine vague de licenciements en Suisse suite à la crise financière de 2008. Une situation paradoxale quand on sait que la priorité du gouvernement biélorusse est de préserver la marque et les 700 emplois. «La précipitation avec laquelle s’est lancé le gouvernement dans la revente de l’usine s’explique aussi par la peur que le pouvoir avait de se retrouver avec des centaines de personnes au chômage», avance une source biélorusse, connaisseuse du dossier et qui a souhaité garder l’anonymat.

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Rachat par Franck Muller en 2010

En 2010, le rachat de l’entreprise est accordé, pour 10 millions de dollars. «Nous avons parcouru un long chemin pour signer l’accord, annonçait dans la presse le Premier ministre de l’époque Vladimir Semashko. Nous avons pesé le pour et le contre. Nous sommes parvenus à des solutions mutuellement acceptables. La conclusion de cet accord est la base d’un redémarrage.»

Un prix «ridicule» pour le journaliste Vladimir Volchkov, qui, dans un article de 2017 paru dans la presse gouvernementale, rappelait que l’entreprise avait également bénéficié d’avantages fiscaux. M. Sirmakes s’était également engagé à développer un «village horloger» à la périphérie de la capitale, mais ce projet n’aboutira pas.

Malgré les difficultés, l’usine existe et les travailleurs ont conservé leur emploi. En cela, les objectifs prioritaires du gouvernement ont été atteints. «Nous ne pouvons pas perdre la marque, l’entreprise, car le nom signifie beaucoup», avait martelé le dirigeant biélorusse durant les négociations de 2009.

Luch appartient donc désormais à 80% à la compagnie suisse, tandis que l’Etat reste propriétaire à environ 19%. Depuis le rachat, les bâtiments ont été rénovés et 27 boutiques ont été ouvertes dans tout le pays.

«Nous ne pouvons pas perdre la marque, l’entreprise, car le nom signifie beaucoup», avait martelé le dirigeant biélorusse durant les négociations de 2009.

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Changer d’image

«Le plus dur a été de combattre les préjugés, car pour beaucoup de jeunes Luch était associé à l’URSS et donc à quelque chose de négatif, souligne Rafik Sarkisian. Souvent, je reçois des messages de clients qui s’étonnent de la qualité de de nos montres. Je suis totalement convaincu de l’excellente qualité de notre travail, mais je suis surpris que l’on s’en étonne encore.»

Actuellement, l’usine produit 600’000 montres par an, ce qui constitue une légère amélioration par rapport aux années précédentes (environ 300’000 montres par an en 2009) mais reste très loin des performances d’antan. «Nous avons des montres qui vont de 40 à 700 dollars au prix de vente», poursuit M. Sarkisian, avant de préciser que de nombreux réveils sont également fabriqués dans l’usine. Pour une «très grande entreprise suédoise», dont le nom doit être tu...

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Au rez-de-chaussée de l’immeuble historique, une boutique de la marque invite le visiteur à se procurer l’un des modèles de montres exposés en vitrine. Au fond du local, un petit bar devant lequel se trouvent plusieurs tables et des chaises. Assis sur celles-ci, des clients sont venus déguster un café et des pâtisseries. «Nous avons eu cette idée afin de favoriser les ventes et faire de l’achat un moment de détente», précise M. Sarkisian.

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La montre mono-aiguille, la plus populaire

Les responsables de Luch assurent ne pas être une simple «usine d’assemblage». Dans un entretien donné en octobre 2018, l’un des directeurs affirmait que toutes les pièces étaient produites dans les ateliers, bien que plusieurs modèles utilisent des mécanismes suisse et japonais.

Parmi les produits les plus populaires de la marque, on retrouve les montres mono-aiguille. Sur le cadran, il existe trois tailles de barres. Les longues indiquent les heures (1 à 12). Les barres centrales représentent une demi-heure et les petites barres représentent les minutes (par tranche de 5 ou 10). «Nous sommes sans doute les seuls dans tout l’espace post-soviétique à avoir conservé un mécanisme très particulier pour cette montre, le 1801», assure M.Sarkisian.

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Très populaire durant la période soviétique, fabriqué dans les propres usines de Luch, le mécanisme 1801.1 a retrouvé un second souffle grâce à la proposition d’un des ouvriers, Oskirko Gennadiy Vladimirovitch, employé depuis 40 ans au sein de l’usine, et qui a eu l’idée de l’utiliser pour la montre mono-aiguille. «C’est le même employé qui a eu l’idée de faire une montre spéciale pour femme dans laquelle l’aiguille parcourt le cadran dans le sens contraire, comme ça elles ont l’impression de ne pas vieillir!», s’exclame le directeur.

Très populaire durant la période soviétique, le mécanisme 1801.1 a retrouvé un second souffle grâce à la proposition d’un des ouvriers de l’utiliser pour la montre mono-aiguille.

La montre mono-aiguille est appréciée pour son originalité. Fabriquée de façon à ne pas pouvoir indiquer l’heure exacte avec précision, elle inspire les amoureux du temps long et de la détente. Une manière d’obliger son utilisateur à ralentir. Métaphore idéale pour une entreprise qui a su, au milieu des secousses historiques de la fin du XXème siècle, prendre son temps pour traverser son époque.

*Cet article a été réalisé début août 2020.