Un tour du monde horloger


Géopolitique et horlogerie: 2024, année charnière

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janvier 2024


Géopolitique et horlogerie: 2024, année charnière

L’agenda horloger tourne comme un chronomètre. Pas l’actualité géopolitique. 2024 sera une année exceptionnelle par sa densité politique, économique et géopolitique. Quels en seront les effets sur l’industrie horlogère?

L’

industrie horlogère est fondée sur la récurrence, la prévisibilité et la désidérabilité. C’est l’exact opposé des grandes secousses qui animent le monde. Elles sont soudaines, immédiates, souvent imprévisibles dans leurs causes comme dans leurs conséquences. Les réponses des États et institutions diffèrent souvent, convergent parfois.

L’agenda géopolitique 2024 sera l’un des plus chargés des dernières décennies. Certains «hot spots» sur la carte du monde clignotent en rouge depuis plusieurs mois et exigent une attention immédiate. D’autres passent déjà à l’orange. Ainsi, en 2024, 4,2 milliards de personnes iront aux urnes – la moitié de l’Humanité. 76 pays sont concernés, soit plus d’une nation sur trois dans le monde. Parmi eux, Mexique, Inde, Venezuela, Taïwan, Brésil, Pakistan, Bangladesh, Indonésie, Russie, États-Unis, Royaume-Uni, sans oublier les élections européennes. Les rapports de force vont être profondément modifiés. Avec quels impacts pour l’industrie horlogère suisse?

Taïwan – Chine: une crise aux ramifications étendues

Dans un monde aussi profondément interconnecté, les conséquences d’une crise en Asie peuvent être multiples. D’abord économiques: un coup de force de la Chine sur Taïwan (qui vient d’élire un pro-indépendance pour la troisième fois consécutive) isolera profondément la première sur la scène internationale, avec un risque non négligeable de sanctions sur l’import et l’export. Mais les effets inverses sur Taïwan ne doivent pas être négligés non plus: l’île produit à elle seule 90% des semi-conducteurs les plus avancés. Les effets sur les fabricants de smartwatch, d’Apple à Garmin en passant par Samsung, seraient immédiats. Le problème pourrait aussi se poser pour LVMH (TAG Heuer, Louis Vuitton, Hublot), sans compter sur les difficultés d’approvisionnement en matériel micro-technique de pointe pour l’ensemble de l’industrie.

Guerre en Ukraine: la délicate question de la Turquie

L’issue de l’élection russe (100 millions d’électeurs) ne pose pas vraiment de question. Vladimir Poutine est candidat à sa propre «réélection» qui, en réalité, ne comporte pas d’opposition. De facto, la poursuite de la guerre en Ukraine semble elle aussi inéluctable. Ce qui risque de changer concerne les rapports de force entre blocs soutenant un camp ou l’autre: coalition pro-russe (qui englobe notamment la Chine, la Corée du Nord et un certain nombre d’États africains) d’un côté, et la plupart des pays occidentaux de l’autre. Et surtout, les États qui naviguent dans les eaux interstitielles troubles. Parmi eux, la Turquie. Elle représente la porte dérobée de l’import/export horloger vers le marché russe, ainsi que pour la plupart des pays d’Europe centrale. La Turquie verrouille aussi la mer Noire et permet d’adresser en direct ses pays frontaliers comme la Géorgie ou l’Arménie. Erdogan est passé maître dans l’art de l’équilibrisme politique, mais sa bascule dans un camp ou dans l’autre aurait un impact économique immédiat pour l’Europe, Suisse comprise.

États-Unis: un résultat joué d’avance?

Le système électoral américain ne permet pas encore de prédire le résultat des présidentielles américaines de novembre. Les candidats semblent toutefois en place: Donald Trump et Joe Biden. Match déjà joué? Pas vraiment. Le premier fait l’objet de 91 chefs d’accusation répartis en 4 procédures pénales. Toutefois, la Constitution américaine n’empêcherait nullement un président élu de gouverner depuis sa cellule, une incongruité difficilement compréhensible en Europe. Le second, 81 ans, jouit d’un bilan économique positif mais qui, étrangement, n’est pas perçu comme tel par les Américains (35% à 40% d’adhésion en moyenne). Rien ne dispose donc sa base démocrate à le soutenir une seconde fois.

Quel impact pour l’horlogerie suisse? Majeur, car le marché américain représente à lui seul plus de 16% des exportations de montres suisses. Une montre suisse sur six est donc vendue aux États-Unis. Toutefois, sa croissance ralentit déjà fortement (moins de 1% à fin 2023). Traditionnellement vu comme le contrepoids du marché chinois qui, lui aussi, risque de traverser une année 2024 compliquée (situation à Taïwan, crise économique latente), une contraction post-électorale de l’économie américaine serait fortement préjudiciable à l’industrie horlogère.

Inde: le colosse aux pieds d’argile

Fin mai, l’Inde va mobilier à elle seule un demi-milliard d’électeurs. L’issue de l’élection fait peu de doute en faveur de M. Modi. Le marché indien n’est pas critique pour l’industrie horlogère suisse (22ème position). Toutefois, ce rang éloigné ne doit pas masquer sa vitalité: 15% de croissance en 2023. Si la part États-Unis et/ou de la Chine s’effrite, l’horlogerie devra trouver d’autres marchés d’expansion et l’Inde pourrait en être un, à condition que son économie ne s’embrase pas. Or ses troubles sont nombreux: conflit territorial avec la Chine, tensions ethniques et religieuses, pauvreté endémique, pression climatique extrême. Si le moteur économique indien cale, l’industrie horlogère devra trouver un relais de croissance de même taille.

Un candidat pourrait être le Mexique. Son taux de croissance de l’export horloger est sensiblement le même (17% à fin novembre). Sauf que le Mexique lui-même va traverser, en 2024, une année électorale. Ce sera une année d’élection présidentielle mais aussi législative. Or le Mexique affiche une situation préoccupante: insécurité, violence, pauvreté, réformes du marché du travail, rôle croissant de l’armée. Une contraction de l’économie mexicaine priverait l’horlogerie suisse d’un marché certes non déterminant à l’heure actuelle, mais porteur et prometteur.

Europe: un avenir incertain

Les élections européennes auront lieu en juin. Les 27 iront donc voter mais, fait inédit, chacun aura également sa propre élection locale (présidentielle ou législative). Cette année, le paysage politique européen sera donc profondément modifié dans son ensemble. Isolément, chacun des 27 pays contribue peu au moteur horloger suisse. Mais conjointement, l’Europe est un marché de 450 millions de consommateurs. France et Allemagne représentent à elles seules 2,5 milliards de francs d’export. L’Italie, à fin novembre, frôlait le milliard.

Quel impact de ces élections pour l’horlogerie suisse? Mitigé. L’économie européenne repose en grande partie sur le moteur franco-allemand. En France, l’inflation est maîtrisée mais le poids de la dette reste écrasant. Le président Macron est à mi-mandat, ne pourra se représenter et, à date, différents prétendants à la présidence s’alignent sans qu’aucun consensus n’émerge. En Allemagne, le secteur automobile en crise traduit en réalité une balance commerciale préoccupante, aggravée par une démographie en berne et la progression inquiétante d’une extrême droite décomplexée par les percées déjà opérées par ses homologues en Autriche, en Finlande, aux Pays-Bas, en Italie ou en Hongrie. Pour l’horlogerie suisse, il manque donc à l’Europe le plus important: de la lisibilité.

Avec 27 élections simultanées, l’ensemble du marché sera donc perturbé. La Suisse horlogère devra alors composer marché par marché. Concrètement, il est probable que les détaillants locaux, les mieux ancrés dans les territoires, soient les meilleurs alliés des marques, à l’heure où aucune stratégie européenne globale ne semble pouvoir être esquissée. Sauf peut-être pour Omega, à l’heure des JO de Paris 2024, dont les retombées attendues se situeraient entre 5 et 10 milliards d’euros.