l y a exactement une année, Kari Voutilainen nous confiait que son rêve était en passe de devenir réalité. Son rêve? Créer la «maison du guillochage». Celle du guillochage main, entend-on. Cet art «en danger d’extinction», dit-on aussi. Depuis la fin des années 1950, plus personne ne construit de machines à guillocher main. Et plus aucune école n’enseigne cet art. Et en conséquence, les maîtres-guillocheurs sont devenus une espèce en voie de disparition.
Sauf que – et Kari Voutilainen n’y est pas pour rien – l’art du guillochage le plus noble renaît aujourd’hui de ses (presque) cendres. Et de jeunes artisans s’y remettent aussi. Les quelques rares maisons qui le pratiquent avec art ont leurs carnets de commande pleins. Et après des années de «strip-tease» horloger, où il était de bon ton de dévoiler l’intimité de son mouvement, le visage, le cadran revient au centre du jeu. (A ce propos lire notre très complet Dossier Cadrans, paru sous la plume de Hubert de Haro dans le récent Europa Star «The Dial Issue», 2/2024, à retrouver aussi sur notre espace abonnés).
- CSW Voutilainen Cadran argent avec décoration guillochée: au centre guillochage «Sola» et tout autour division 24 heures guillochage «éclat de soleil».
Ce retour au guillochage, Kari Voutilainen n’y est pas pour rien, disions-nous. Le nombre très modeste de sa production – 60 à 70 montres par an – est en effet inversement proportionnel à l’influence que ses garde-temps ont exercée et exercent toujours. En sublimant ses cadrans avec un art consommé du guillochage, Kari Voutilainen a donné le ton. Il a inspiré une foule de marques qui se sont mises au guillochage – dans toutes les catégories de prix, avec parfois du guilloché main ou bien souvent du guilloché machine, voire du guilloché «estampé» ou usiné – qui «font du Voutilainen», comme il se dit dans la profession.
Et par ailleurs, il a lui aussi démontré que le guillochage – cette technique décorative qui remonte en fait à des millénaires, bien avant les cadrans de montres – s’accorde parfaitement au style le plus contemporain. Comme l’exemplifie, entre autres, sa montre CSW Voutilainen (ci-contre), adjugée à 450’000 CHF lors de la toute récente vente caritative Only Watch.
La continuité mécanique et stylistique absolue
Le guillochage, on le trouve dès la première pièce intégralement façonnée par Kari Voutilainen, une remarquable montre de poche tourbillon achevée en 1994, il y a donc 30 ans, après quelque 2’000 heures de travail essentiellement nocturne. Car de jour, Kari Voutilainen œuvrait alors auprès de Michel Parmigiani à la fabrication de montres compliquées dans un atelier de pièces uniques et de petites séries.
Mais, très remarquée notamment lors d’une exposition à La Chaux-de-Fonds en 1996 organisée par Girard-Perregaux, cette montre de poche lui a valu des commandes de pièces uniques et lui a littéralement ouvert la voie de l’indépendance. Une indépendance concrétisée par le lancement officiel de sa marque en 2004, il y a vingt ans pile, et qui depuis lors ne cesse de s’affirmer et de se renforcer avec une intelligence stratégique aussi rare qu’intuitive et discrète.
Pour fêter les vingt ans de cette indépendance, Voutilainen propose une série de 61 montres-bracelets tourbillon directement inspirées de sa pièce de poche fondatrice (1 pièce unique en acier, 20 en platine, 20 en or blanc et 20 en or rouge).
Architecturalement comme techniquement, le mouvement tourbillon TBL22 qui les anime s’inscrit dans la suite directe de son tourbillon une minute de 1994. Comme dans la pièce d’origine, les deux barillets qui lui fournissent son énergie sont directement reliés au pignon de la roue de centre, de façon à n’utiliser qu’une portion équilibrée de la réserve de marche.
Une construction d’une grande élégance, dévoilant pleinement le tourbillon, qui permet à la montre de maintenir une amplitude régulière et constante durant ses 72 heures de réserve de marche. Le tourbillon lui-même est aussi directement inspiré par celui d’il y a 30 ans, dont il avait alors entièrement façonné et méticuleusement poli et terminé à la main la cage en acier. Comme tout le reste de la montre, par ailleurs – à l’exception, précisément, du guillochage du cadran qu’il avait alors confié à un rare artisan.
Intégralement conçu, dessiné, construit, fabriqué et assemblé dans les ateliers de Voutilainen, le tourbillon TBL22 est méticuleusement fini par les artisans de la maison dont les standards de finition sont reconnus de partout. Les surfaces des pignons et des roues sont parfaitement planes et polies de façon totalement uniformisée. Toutes les vis et les pièces en acier sont finies et polies main. Bref, autant de détails que Kari Voutilainen lui-même qualifie d’«éthique» horlogère. En d’autres mots, l’architecture du mouvement «est le reflet du respect pour la précision, la longévité, la robustesse et la tradition horlogère».
Guillochage: esthétique et fonction
Côté cadran, la Voutilainen Tourbillon 20th Anniversary affiche bien évidemment un décor guilloché, tout comme l’arborait déjà sa montre de poche de 1994. L’inspiration «breguetienne» de départ est évidente. Mais, au-delà des seules considérations esthétiques sur le décor guilloché dont Breguet fut l’introducteur en horlogerie, il faut considérer les raisons fonctionnelles qui sont à l’avantage de ce procédé. Un décor subtilement guilloché accroît la lisibilité et permet l’utilisation d’aiguilles bien plus fines et plus précises. L’alternance sur le cadran, par jeu de guillochages différents, permet de délimiter des zones, clairement liées à des indications particulières.
- Voutilainen Tourbillon 20th Anniversary wristwatch, 2024
Et l’effet esthétique reste primordial, offrant des jeux subtils de lumière qui animent la surface, donnent vie au cadran. Quant au boîtier, avec ses godrons, il s’inspire lui aussi directement de la montre de poche de 1994.
- Tourbillon pocket watch, 1994
Ses dix ans et plus passés à la restauration ont donné à Kari Voutilainen une large profondeur de champ dans la connaissance de l’horlogerie classique. Ses maintenant vingt ans d’indépendance lui ont permis de déployer, sur ces bases solides, une créativité qui redonne aujourd’hui à cette si ancienne technique toute sa validité esthétique.
Et celle-ci va pouvoir encore se déployer dans le «Centre de l’excellence de l’art du guillochage» qui ouvre aujourd’hui ses portes à Fleurier, juste en-dessous du nid d’aigle du «Chapeau de Napoléon» où sont installés les ateliers d’horlogerie de Voutilainen.
«Centre de l’excellence de l’art du guillochage»
C’est dans ce centre – logé dans l’ancienne école d’horlogerie de Fleurier, intégralement restaurée et réaménagée pour l’occasion – que Kari Voutilainen ouvre aujourd’hui un écrin destiné à accueillir Brodbeck Guillochage.
Georges Brodbeck, qui a fondé son entreprise en 2004 – la même année que la création de la marque Voutilainen – possède une fabuleuse collection vivante et en fonction de plus d’une vingtaine d’anciennes machines à guillocher qu’il a toutes restaurées et réhabilitées. Il y a là des machines «lignes droites» pour les décors linéaires et les lignes brisées, des «tours à guillocher» pour les motifs circulaires et concentriques, et de très rares machines dites «à tapisserie», que l’on pourrait aussi appeler «machines à guillocher par copiage» mécanique d’un motif, soit en l’agrandissant, soit en le réduisant, grâce à un bras articulé qui s’applique à «lire» le dessin gravé sur une plaque métallique, appelée aussi matrice ou chablon. Et Georges Brodbeck dispose de 1’500 matrices, autant de décors différents, qui peuvent être taillés dans des formes coniques, rondes... (A titre d’exemple, c’est avec de telles machines à tapisserie que sont réalisés les fameux cadrans dits «Petite Tapisserie» des Royal Oak d’Audemars Piguet).
- Georges Brodbeck
Auréolé d’un Prix Gaïa en 2023, Georges Brodbeck est une légende dans les milieux horlogers, considéré comme un des «sauveurs» du guillochage main. Mécanicien de précision, il a déjà une solide carrière derrière lui, a été responsable de la production de cadrans auprès de Rolf Schnyder (Ulysse Nardin) ou d’Ernst Thomke (ETA, Ebauches SA), quand il reçoit en cadeau, au début des années 1990, une vieille guillocheuse hors d’usage.
Il va la restaurer et se prendra alors d’une passion effrénée pour ces extraordinaires machines dont il apprendra l’usage sur le tas, en parfait autodidacte. Il va dès lors s’y consacrer pleinement, parcourant toute l’Europe à la recherche d’anciennes machines qu’il remet en état, modifie, améliore tant pour son usage personnel qu’au service des marques les plus prestigieuses, saluant au passage la mémoire de Nicolas Hayek qui «après des décennies d’oubli a relancé le guillochage quand il a repris Breguet».
«C’est un art, nous explique-t-il, mais pour manier de telles machines une solide base mécanique est absolument impérative. Il faut savoir limer, faire des copeaux, travailler dans le centième. Et ajuster les machines, les entretenir, les outiller.»
La transmission
Arrivé récemment au seuil de la retraite, Georges Brodbeck tient désormais plus que jamais à transmettre son savoir et son expertise. Il ne saurait imaginer un instant que l’art du guillochage puisse se perdre. Et, à ses yeux, il est par ailleurs absolument exclu d’éparpiller ses machines en les vendant pièce à pièce.
C’est à ce moment que le pont s’établit avec Kari Voutilainen. Ce dernier cherchait déjà à agrandir son propre petit parc de machines à guillocher, quand un article dans le journal local attira son attention: l’ancienne Ecole d’horlogerie de Fleurier, transformée dans les années 1980 en classes de lycée, était désormais vide et sans emploi.
«Ça a commencé à me travailler…», dit l’horloger, à qui vient l’idée d’y créer un centre artisanal dédié au guillochage. Il s’en ouvre auprès de la municipalité, doit vaincre bien des réticences, finit par convaincre et recevoir un feu vert. Georges Brodbeck, qui cherchait à pouvoir transmettre ses machines et son savoir à un horloger, à un artisan lui aussi, partageant la même passion et la même philosophie, est comblé. Brodbeck Guillochage s’installe dès lors à Fleurier.
«L’idée, explique Kari Voutilainen, est de pouvoir y créer des pièces d’exception. Il y a tant de choses à explorer, tant de formes, de variations, tant de choses à apprendre et à créer. L’art du guillochage n’a pas de limite. Et au-delà de la seule horlogerie, il y a tant d’objets qui peuvent être rendus précieux par leur guillochage. Nous voulons ouvrir nos portes à tous les domaines au niveau international, en offrant l’opportunité aux créateurs de réaliser des guillochages totalement personnalisables.»
A l’intérieur de la maison, des espaces sont dédiés à la fabrication mais aussi à la création, à la recherche et… à la transmission. Car sans guillocheur ou guillocheuse, les machines finiraient au musée.
Georges Brodbeck s’est déjà attelé à cette tâche, en enseignant l’art du guillochage à travers l’Europe. Il a cherché un talent qui puisse par la suite reprendre le flambeau et l’a trouvé en la personne d’Ali Tastegöl, qu’il forme depuis 20 mois à restaurer les machines anciennes tout en apprenant le savoir-faire, et sur lequel il ne tarit pas d’éloge, louant ses grandes exigences. Car il en faut, entre sens artistique aigu et compétences mécaniques, subtilité du geste et maîtrise des outils, des burins à affûter, des cotes, des centièmes…
Parfois, pour réaliser un décor complexe, il faut utiliser trois ou quatre machines différentes. Sur une surface pleine, comme un cadran, le moindre défaut va se voir, dans son reflet, comme par exemple une ligne à peine plus profonde que l’autre. «Chaque décor est compliqué et chaque machine demande une sensibilité particulière, explique Georges Brodbeck. En fin de compte, les guillocheurs sont des artistes.»
A l’intérieur de ce centre d’excellence, où œuvrent déjà cinq guillocheurs et guillocheuses, chacun et chacune autonome, façonnant ses propres outils et réglant sa propre machine, Kari Voutilainen a aussi pour projet d’installer d’autres métiers d’art. Un espace est déjà consacré aux émaux, d’autres pratiques pourraient s’y ajouter, comme par exemple la marqueterie. «L’idée est de pouvoir travailler sur des choses vraiment compliquées et rares, en conjuguant guillochage, émaux, gravure…» Tout peut être guilloché, y compris ponts, platines mais aussi aiguilles, voire index, comme ceux que Georges Brodbeck a réussi à guillocher Clou de Paris.
- Au cours de la dernière cérémonie des Oscars, Cillian Murphy, récipiendaire de l’Oscar du Meilleur Acteur pour le film Oppenheimer, portait la broche d’or HS 14 de la Maison Sauvereign (HK), un très beau design inspiré des travaux de Robert Oppenheimer et guilloché par Voutilainen.
A l’image de la broche «atomique» ci-joint, aux vagues si finement guillochées, cet art ancestral sait se décliner au futur pour faire miroiter nos objets et leur offrir une touche poétique à nulle autre pareille. Quelque chose d’intemporel.