ans un éditorial de 1989, le rédacteur-en-chef d’Europa Star, Valentin Philibert, revient sur plus de 250 ans d’histoire de la marque Favre Leuba.
Le contexte est alors troublé pour l’horlogerie suisse, qui se situe exactement dans la période de transition entre les bouleversements majeurs dûs à l’arrivée de la technologie électronique et ce qui deviendra ultimement la renaissance de la montre mécanique.
Comme un écho à cette période de transition pour l’horlogerie suisse qui verra le retour à sa plus ancienne tradition, Favre Leuba, qui s’est elle aussi essayée au quartz, lance alors une toute nouvelle collection baptisée de manière adéquate «Generation». Notre rédacteur-en-chef le soulignait: depuis 1737, année de sa fondation au Locle, «comme l’atteste un acte notarié dans les archives neuchâteloises (...), huit générations se sont succédées à la tête de l’entreprise jusqu’en 1972».
Cette collection se caractérise par des «lignes élégantes et simples, dans le respect de la tradition Favre-Leuba à travers les siècles.» Elle comprend 22 modèles équipés soit d’un mouvement à quartz, soit d’un mouvement mécanique à complication, reflet illuminant de cette période de transition pour l’horlogerie suisse. Cette ligne s’accompagne également d’une campagne publicitaire très imaginative, avec le poignet d’un nourrison tentant de porter la montre. Le thème des générations fera florès en horlogerie...
Deux ans plus tard, en 1992, un long dossier dans Europa Star atteste du «retour de l’automatique». Et prend Favre-Leuba comme exemple, plus partculièrement le modèle Generation à calendrier et deuxième fuseau horaire.
Dans ce reportage, quelque 70 responsables horlogers se prêtent au jeu du questionnaire pour évaluer les raisons du renouveau de ces montres «dont le charme vient de l’intérieur». Beaucoup n’ont d’ailleurs jamais cessé de produire des modèles à mouvements mécaniques, y compris durant les «années quartz».
Mais avant ce renouveau de la mécanique, revenons aux origines mêmes de Favre Leuba. Un article de 1993 (alors que la marque a été reprise depuis une décennie par la société Benedom) retrace plus en détail les huit générations de la famille Favre.
Le 13 mars 1737, donc, Abraham Favre (1702-1790) établit sa propre affaire au Locle, après un apprentissage chez l’horloger David Gagnebin, selon les traces écrites d’époque. Dans un 18ème siècle qui résonne encore aujourd’hui comme un âge d’or pour la quête de précision chronométrique, il entame notamment une collaboration avec Jacques-Frédéric Houriet, grand spécialiste de la chronométrie. Un exemplaire produit par le duo en 1764 se trouve aujourd’hui au Musée International d’Horlogerie de La Chaux-de-Fonds.
Les générations se succèdent, comme le précise l’article: à la fin du 18ème siècle, Frédéric et Henri-Louis Favre reprennent l’affaire créée par leur père. Une étape-clé intervient à la génération suivante, lorsqu’en 1814 Henry-Auguste Favre, le fils de Frédéric, s’associe à Auguste Leuba, marchand de montres, et crée la fabrique de montres Favre Leuba. Son siège sera transféré à Genève à la fin du 19ème siècle.
De son côté, à partir de 1850, Fritz Favre (1827-1877) se lance dans l’exploration et l’ouverture des marchés internationaux pour la société familiale, qui sera désormais représentée à Saint-Pétersbourg, New York, La Havane ou encore Rio de Janeiro, tout en participant à plusieurs expositions universelles. Il sera aussi un pionnier de l’horlogerie suisse en Inde, qui deviendra un marché-clé pour la marque. Enfin, son union en 1855 avec Adèle Fanny Leuba scelle l’alliance des deux familles par les liens du mariage.
Les positions commerciales acquises en Asie, notamment en Inde, seront renforcées par Henri Favre-Leuba, qui présidera la marque jusqu’à son décès en 1961. Trois ans plus tard, Henry A. Favre (1908-1972) ouvre une nouvelle usine à Genève, documentée ci-dessous par Europa Star. En 1963, il est également interrogé par notre publication sur sa stratégie d’exportation et d’implantation en Inde (lire aussi ci-dessous). Avec l’aide de ses enfants, il dirige l’entreprise jusqu’en 1972.
Il s’agit d’une période d’intenses développements pour la marque, qui conçoit certains de ses modèles les plus légendaires entre la fin des années 1950 et les années 1970. Si l’on regarde les archives d’Europa Star concernant les créations de Favre Leuba avant cette période de transformations, celles-ci s’inscrivent logiquement dans une veine classique, celle de la recherche de précision déjà mentionnée, ou de l’élégance (dont certaines créations féminines extraordinaires par leur forme et leur sertissage), ainsi qu’à une résistance particulière aux climats tropicaux, vu sa stratégie d’exportation en Inde notamment.
En 1955, signalant sa montée en puissance et ses ambitions, la marque introduit son calibre maison FL101, qui équipera ses modèles Sea Chief, Sea King et Sea Raider. Mais c’est dans la décennies des Sixties que Favre Leuba lance coup sur coup plusieurs modèles qui feront sa légende, avec des modèles ultra-techniques pour l’exploration en mer et en montagne.
La première montre de plongée de Favre Leuba, la Water Deep, est introduite en 1960. Quatre ans plus tard, c’est la Deep Blue qui est présentée, étanche à 200 mètres, comme l’illustre l’archive ci-dessous parue dans Europa Star en 1964. Encore quatre ans plus tard voit le jour le modèle le plus innovant de Favrre Leuba dans cette catégorie, la Bathy, première montre-bracelet mécanique au monde qui affiche non seulement le temps de plongée, mais aussi la profondeur de plongée en cours.
Un sommet technologique est atteint en 1962 avec la Bivouac, la première montre-bracelet mécanique au monde dotée d’un baromètre anéroïde (qualifie un baromètre métallique et sans mercure, ndlr) pour l’altimétrie et la mesure de la pression atmosphérique. Une montre-instrument rapidement adoptée par certains des meilleurs alpiniste: Walter Bonatti porte ainsi un modèle Bivouac en 1964 lorsqu’il réussit avec Michel Vaucher la première ascension de la face nord de la Pointe Whymper (4’196 m) dans les Grandes Jorasses et lorsqu’il conquiert la face nord du Cervin par la voie la plus directe. Un exploit relaté à l’époque à travers un long article dans les colonnes d’Europa Star.
L’alpiniste suisse Michel Darbelley entreprend quant à lui également sa première ascension en solitaire de l’Eiger équipé d’une montre Favre Leuba, tout comme le célèbre explorateur polaire français Paul-Emile Victor lors de ses nombreuses expéditions. Plus récemment, en 2020, Pierre Maillard a réalisé une rétrospective extensive sur ce modèle, à retrouver ici.
Les années 1960 sont une décennie dorée pour la marque, qui, outre cette R&D virevoltante dans l’exploit et l’aventure, introduit également des calibres mécaniques ultra-plats pour des modèles d’une grande élégance, démontrant ainsi une palette créative très large. A la foire de Bâle, on la voit exposer en 1968 aux côtés de Longines et Piaget.
Après cet essor et cette forte reconnaissance, la marque souffrira comme la plupart des horlogers suisses lors de la décennie suivante de l’arrivée en force de la montre électronique. Comme beaucoup, elle navigue entre l’adoption de cette technologie et le maintien de lignes mécaniques. Mais les chiffres de production illustrent la baisse des volumes et les difficultés qui conduiront finalement la famille originelle à remettre leur société: alors que l’archive de 1964 sur les nouveaux ateliers genevois mentionne une capacité annuelle de l’ordre de 300’000 pièces (!) à l’année, une autre archive de 1994 ne spécifie plus que 20’000 pièces trente ans plus tard, alors qu’elle est adossée au groupe Benedom qui produit également les montres Christian Dior.
Dans les années 1970, Favre Leuba présente certains modèles quartz à l’esthétique radicalement distincte de sa tradition, comme on peut le voir sur le document ci-dessous de 1977 avec par exemple une montre à écran LCD (modèle en bas de première page à gauche).
Sans pour autant renoncer à la mécanique, comme l’illustrent ces deux modèles automatiques à la facture classique de cette même année 1977.
Les années 1970 sont aussi une période d’expérimentation en ce qui concerne les formes d’une certaine exubérance, à laquelle s’essaie aussi la marque.
Mais il est intéressant de noter que même durant cette période de tâtonnements, Favre Leuba mise sur sa longue tradition de l’élégance - plutôt que sur la montre mécanique technique, alors que le quartz semblait l’emporter en ce qui concernait la performance.
Corollaire à ces nombreuses incertitudes et transformations de marché, la marque passera entre plusieurs mains: Baccardi, Benedom, Jacques-Bénédict Time Force Group, et même LVMH, puis Valfamily, et plus récemment Tata.
Préfigurant la renaissance de la belle horlogerie mécanique, la ligne Generation du début de cet article donne le ton: la place de Favre Leuba est du côté de la tradition horlogère, une tradition qui a connu un véitable essor ces deux dernières décennies.
Le nouveau propriétaire peut donc se baser sur un riche héritage pour relancer la marque. On réduit trop souvent Favre Leuba à son modèle Bivouac et à sa forte présence en Inde. Or, il s’agit d’une société qui a aussi marqué l’horlogerie suisse par son élégance, son innovation dans l’extra-plat mais aussi une volonté de mondialisation précoce, pas seulement dans le sous-continent indien.
Ainsi, le portfolio dans lequel peuvent puiser Patrik Hoffmann, nouveau directeur général, et son équipe, est large et varié. On se réjouit d’en découvrir les premiers fruits dès cette année: l’attente ne sera pas trop longue, puisque de premières nouveautés seront dévoilées aux Geneva Watch Days, qui se tiendront du 29 août au 2 septembre!