Richemont


Baume au cœur de Richemont

PORTRAIT

juillet 2018


Baume au cœur de Richemont

On ne peut que saluer la volonté de Richemont d’investir dans des montres accessibles et générationnelles, avec la création de la marque fashion Baume. Même si l’opération, qui a valeur de test pour un groupe riche en liquidités, comporte quelques ambiguïtés. Richemont tient-elle «sa» Swatch? Portrait de baptême.

S

ur le papier, le projet coche toutes les cases de la montre générationnelle: design minimaliste-élégant à prix abordable; sensibilité écologique via le recyclage de matériaux; disponibilité exclusivement sur internet, avec nombreuses personnalisations à la clé. Et bien sûr, un lancement à Los Angeles, là ou tant de volontés contemporaines rencontrent leur destin!

Un énième projet Kickstarter tenté par un jeune surfer californien en mal de sensations horlogères? Un spin-off de Komono? Non: Baume, par Richemont! Pour la deuxième fois de son histoire (après le joaillier Giampiero Bodino en 2013), le géant horloger passe de «réanimateur» de belles endormies à géniteur d’une nouvelle marque. Baume, donc. Prix: dès 490 euros. Disponibilité: immédiate.

Baume au cœur de Richemont

A la tête d’une équipe de 15 personnes, on retrouve l’énergique et affable Marie Chassot, passée par Roger Dubuis puis responsable du marketing produits chez Baume & Mercier. Elle souligne: «Baume est une marque distincte de Baume & Mercier, même si elle en est issue. Nous partageons des valeurs d’innovation et d’accessibilité.»

Transformation digitale

Le projet a commencé son chemin il y a deux ans, dans le cadre de nombreuses discussions au sein du groupe autour de l’incontournable «transformation digitale». «Face à cette rupture, des idées ont commencé à mûrir», poursuit la responsable. Et ainsi est né le projet Baume, qui a «toujours été soutenu avec enthousiasme par Johann Rupert».

Un énième projet Kickstarter tenté par un jeune surfer californien en mal de sensations horlogères? Un spin-off de Komono? Non: Baume, par Richemont!

On n’attendait certes pas Richemont sur le bas de la pyramide horlogère, elle qui est plutôt habituée à toucher les sommets... Et en termes d’intentions, on ne peut que s’en réjouir, Europa Star ayant plaidé depuis fort longtemps pour que l’industrie horlogère suisse tienne également le créneau de la montre accessible. Plus chère que la Swatch, Baume est certes sur la deuxième rangée de la pyramide – face au «monstre» Tissot (4 millions de montres par an).

Baume au cœur de Richemont

Mais dans le viseur de la marque, ce sont plutôt les aficionados actuels de marques tendance comme Daniel Wellington (plus de 2 millions de montres vendues en 2017) ou Cluse qui tiennent le haut du pavé. Comment cerner ces nouvelles générations qui pour l’immense majorité ne portent pas de montres, pour une bonne partie d’entre elles ont été séduites par l’Apple Watch, pour le reste par des propositions ultra-classiques, slim et accessibles?

Concilier design, prix et conscience écologique

Marie Chassot entend occuper un terrain qu’elle estime encore inexploité: «Souvent, nous voyons des lancements qui tiennent un discours éco-responsable, mais qui pèchent par le design. Nous voulons créer un produit beau et responsable. Il y a des jolies montres accessibles sur le marché, également des montres éco-responsables: nous souhaitons combiner les trois facteurs du design, de l’accessibilité et de la conscience écologique.»

Comment cerner ces nouvelles générations qui pour l’immense majorité ne portent pas de montres?

A des codes esthétiques très contemporains, Baume ajoute deux éléments qui titillent les marques du monde entier, aux prises avec le renouvellement de leur clientèle: le digital et... l’environnement.

Baume au cœur de Richemont

«Dès le début, l’aspect environnemental a été au cœur du projet, souligne Marie Chassot. Nous avons souhaité concevoir une marque qui réponde aux préoccupations contemporaines des nouvelles générations, en utilisant les matériaux différemment. Bien entendu, ce ne peut pas être parfait dès le départ. C’est pourquoi nous avons élaboré un engagement à nous éloigner progressivement des matières au bilan carbone plus lourd ou animales, par exemple. Nous organisons aussi un cycle de recyclage. C’est le début du voyage!»

Baume propose notamment des bracelets en textiles naturels, revalorisés ou recyclés, comme le liège, le coton, le lin, l’alcantara et le PET recyclé. L’emballage est réduit au strict minimum. La nouvelle marque a-t-elle établi le bilan carbone de la production de ses montres? «Oui, mais il faut s’entendre sur ce que l’on prend en compte, entre les processus de fabrication, puis de distribution. Il n’existe pas vraiment de standard en la matière. Nous essayons de diminuer progressivement ce bilan carbone.» La marque a également établi un partenariat avec Waste Free Oceans, un organisme qui collecte les déchets plastiques en mer, en rivière et sur les plages.

Baume au cœur de Richemont

Pure player

Baume se pose en rupture sur le plan de la distribution, puisqu’elle n’est disponible à la commande que sur internet, contournant le réseau classique des distributeurs et détaillants horlogers. La marque a valeur de test pour le groupe Richemont au sein duquel les initiatives en ligne se multiplient – sachant que le créneau entrée de gamme a toujours eu un temps d’avance sur le e-commerce, «poisson-pilote» de ce qui se verra, peut-être, demain pour les marques de luxe, comme nous le soulignions dans notre dossier de l’an passé consacré au segment de la montre fashion (lire notre Chapter 3/17 ici).

A cela s’ajoute la possibilité de personnaliser sa montre, également dans la vogue actuelle du consommateur-créateur. La série Custom Timepiece est par exemple entièrement personnalisable à partir d’un configurateur en ligne qui propose plus de 2’000 variantes. Les lignes de base des montres sont sensiblement similaires aux codes esthétiques de nombreuses autres marques minimalistes que l’on trouvera sur Kickstarter notamment.

Une question surgit, à la vue de ces montres élégantes et sobres: est-ce que Baume n’aurait pas dû se positionner dans plus d’originalité et de rupture, plutôt que dans la lignée de ce qui est déjà à la mode – au risque justement de se démoder rapidement? C’est ce qui avait fait la force de la tornade Swatch dans les années 1980, avec sa construction insolite et son utilisation du plastique (lire son portrait ici).

Baume au cœur de Richemont

Baume sans Mercier

Deux points ont fait réagir l’écosystème horloger, à l‘annonce de cette initiative audacieuse et inattendue de la part de Richemont: son appellation... et son origine. Pourquoi donc avoir choisi le nom Baume, au risque de «diluer», voire «dévaloriser» l’image du grand frère Baume & Mercier? Marie Chassot défend ce choix: «Ce sont les frères Baume qui ont créé la marque Baume & Mercier, nous voulions garder une filiation avec leur esprit.» Imaginerait-on cependant – certes à un autre niveau – une nouvelle marque intitulée Patek, Vacheron ou Jaeger? Baume & Mercier n’a pas la même notoriété, mais l‘opération reste quelque peu ambiguë sur ce point...

«Souvent, nous voyons des lancements sur ce créneau qui tiennent un discours éco-responsable, mais qui pèchent par le design."

Surtout, cette appellation laisse penser à une origine toute helvétique. Or, la réalité est bien autre, puisque les montres Baume, non Swiss made, sont assemblées dans une filiale de Richemont basée aux Pays-Bas – Rotterdam étant le plus grand port d’Europe, cela fait sens au point de vue logistique – avec des mouvements japonais Miyota (groupe Citizen) pour les automatiques et Miyota et Ronda pour les quartz. Les boîtes sont fabriquées en Suisse, les cadrans à l’île Maurice et les bracelets en Thaïlande. Certes, avec des mouvements mécaniques suisses, la marque risquait de dépasser la barrière symbolique des 1’000 francs.

Baume au cœur de Richemont

«Nous assumons complètement l’affranchissement du Swiss made, déclare Marie Chassot. Je crois que les nouveaux clients cherchent davantage une montre de qualité qu’un label. La marque a été lancée à Los Angeles, car nous commençons son activation aux Etats-Unis, sans doute le marché le plus mûr aujourd’hui du point de vue du e-commerce horloger. Nous avançons progressivement, d’abord aux Etats-Unis, puis en Europe, plus de manière globale. Mais nous envoyons d’ores et déjà la montre dans 83 pays, y compris en Chine.»

La marque, aujourd’hui «porte d’entrée» chez Richemont, cède cependant à quelques facilités contemporaines liées au «fantasme millénial». Ainsi, une ligne se nomme Iconic – un peu cliché pour une nouvelle marque... On ne compte en effet plus les appellations du type pour des marques sorties de nulle part sur internet, au point que le terme est aujourd’hui très largement dénaturé. Avec la légitimité horlogère du groupe auquel elle appartient, Baume devait-elle apporter sa contribution à cette dévalorisation sémantique?

Plus de questions que de réponses

Malgré ces points qui font débat, Richemont a le mérite de regarder vers ce créneau entrée de gamme qui a été fortement négligé cette dernière décennie par l’industrie suisse. Et Baume offre un fantastique terrain d’expérimentation et de réflexion sur la mondialisation horlogère en cours.

Quel compromis entre prix et origine des matériaux? Est-il possible de survivre uniquement en ligne? Comment séduire des nouvelles générations fortement digitalisées? Y-a-t-il encore une place pour des montres mécaniques ou quartz entrée de gamme, alors qu’une segmentation semble se produire en ce moment entre la montre connectée et la «vraie» mécanique de qualité suisse? A la manière d’un Code 41, la nouvelle marque suscite davantage de questions que de réponses.

Baume au cœur de Richemont

Par exemple: un thème fort du moment est la «glocalisation»: alors ne fallait-il pas plutôt aller jusqu’au bout de l’exercice et concevoir différents centres d’assemblage locaux (Etats-Unis, Europe, Asie) pour réduire le bilan carbone, en faisant appel systématiquement à des produits locaux, avec une transparence sur leur origine? «Il faut attendre un moment pour que le bilan carbone devienne plus avantageux avec une décentralisation, répond Marie Chassot. Au début nous devons passer par de la centralisation. Il s’agit d’une question de taille critique.»

Nouveau mode d’organisation

La responsable est consciente que le projet remue bien des interrogations, en particulier auprès des puristes: «Aujourd’hui, nous voulons répondre aux appels à consommer autrement. Baume est une marque laboratoire à plein de titres pour le groupe, que ce soit par exemple sur le e-commerce ou sur le management du futur.»

Baume entend en effet fonctionner sur la base d’un nouveau mode d’organisation, intitulé «teal», évolutif et inspiré de l’environnement naturel. Un concept introduit en 2014 par Frédéric Laloux. «Nous mettons en place une culture d’adaptation, explique Marie Chassot. Les participants au projet sont très responsabilisés quant à sa réussite. Il y a une forme de cohérence, pas de contradiction entre la personnalité à la maison et au travail. Cela est déjà appliqué au sein de plus grosses structures que la nôtre.»

Baume au cœur de Richemont

Est-ce que cette manière organique et horizontale de fonctionner fera école dans un groupe qui vient d’opérer un vaste remaniement de son top management, considérablement rajeuni lui aussi?

Une ligne se nomme «Iconic» – un peu cliché pour une nouvelle marque...

Le pari Baume est à la fois risqué et fascinant par le nombre de questions qu’il soulève quant au futur de l’industrie. Nous le suivrons avec attention...