Artisanat


Le paysan-horloger est de retour

English
juin 2025


Le paysan-horloger est de retour

En 1964, le cinéaste documentariste Henry Brandt présentait le film Les hommes de la montre. Ce documentaire engagé installa Albert Bernet dans la figure iconique de l’ultime héros d’un monde en disparition, le «dernier des derniers» des paysans-horlogers. A l’époque, le film fit grand bruit et en scandalisa plus d’un. Il faut dire que Brandt opposait à la liberté de Bernet la servitude de masse de l’industrie horlogère alors convertie au «semi-mécanique», prédécesseur de nos CNC robotiques. Mais aujourd’hui, le paysan-horloger fait son come-back!

D

ans sa ferme du Val de Travers, entre deux travaux aux champs ou à l’étable, Albert Bernet façonnait des mouvements pour des pendules «neuchâteloises». Un métier appris de son père. La «Neuchâteloise», une pendule de salon à la forme cambrée que l’on retrouvait dans presque tous les foyers du pays mais qui, elle aussi, a fini par disparaître – ou presque.

Le film d’Henry Brandt lui avait été commandé en 1962 déjà par Ebauches SA, le grand conglomérat de fabrication de mouvements qui devint ensuite ETA, propriété aujourd’hui de Swatch Group.

Voici ce que son auteur en disait quelques années plus tard: «C’est un film commandité par une entreprise horlogère qui m’a demandé au départ de faire un film sur un vieil horloger, un paysan-horloger comme il y en avait autrefois dans ce pays; des gens qui étaient paysans la journée, horlogers le soir et durant l’hiver. Il s’agissait seulement de mettre en boîte un souvenir de cet homme qui était vieux et qui allait mourir, qui avait fait des horloges toute sa vie, pièce par pièce. C’est moi qui ai voulu comparer le travail de ce vieil horloger et ce qu’était devenue l’industrie horlogère.»

Albert Bernet
Albert Bernet
Photo Max Chiffelle, 1953

En effet, le film de Brandt commence par une description champêtre de la vie du paysan-horloger, rythmée par les saisons et les travaux, menée à pas d’homme. Une succession de scènes champêtres et silencieuses qui s’interrompt brutalement, remplacée par des files d’ouvrier-horlogers asservis aux bruyantes machines qu’ils nourrissent à la main. Une vision oppressante de la «semi-mécanisation» qui se met alors massivement en place.

Une «Neuchâteloise» désossée – Musée des Mascarons à Môtiers
Une «Neuchâteloise» désossée – Musée des Mascarons à Môtiers

«Ils m’ont lâché dans une de leurs grandes usines et j’ai fait un film qui, à l’époque, a été ressenti comme très critique. Je trouvais ce travail dans une grande usine tellement terrifiant, tellement inhumain, alors qu’à nouveau, aujourd’hui, il apparaît comme paternaliste. Et pourtant, à l’époque, c’est un film qui a failli être refusé et qui était extrêmement critique sur la condition ouvrière», déclarait Henry Brandt en 1975.

«Seulement, il date déjà de quinze ans, ajoutait-il alors, et cela a certainement évolué. Il me semble aussi que c’est celui de mes films qui a le plus vieilli.»

Extraits du film Les hommes de la montre d'Henry Brandt (1964)
Extraits du film Les hommes de la montre d’Henry Brandt (1964)

Si Henry Brandt ajoute cette remarque, c’est que son film se termine sur l’apparition des premières machines alimentées automatiquement, précurseurs – en 1964 – de nos CNC actuelles. Des machines non plus semi-mécaniques – donc alimentées par la main humaine au rythme que la machine dicte – mais pleinement autonomes. Le film se termine donc sur une question: la technologie parviendra-t-elle à rompre cet asservissement servile de l’homme à la machine? A le renverser?

Qu’en est-il aujourd’hui de cette question?

Vaste question qui paraît presque désuète à l’heure de la montée en domination de l’intelligence artificielle. On est désormais passé à un nouveau stade, inédit, encore imprévisible. En termes d’«asservissement», on grimpe du musculaire et mécanique au cérébral et neuronal, du corps à l’esprit lui-même.

Entre Albert Bernet, icône du dernier paysan-horloger, mort en 1967 dans sa ferme de La Jotte-sur-Travers, et nous, près de 60 ans se sont écoulés. Quasi trois générations, de quoi déclarer notre dernier paysan-horloger bel et bien mort et enterré. Et pourtant? Devenu peu à peu iconique, il fait pas à pas son retour.

Le paysan-horloger est de retour
Photos Max Chiffelle, 1953

A la date de sa mort en 1967, l’horlogerie suisse industrielle est à son apogée, on va bientôt arriver sur la Lune. Et puis on en redescendra avec le tsunami du quartz qui va tout chambouler jusqu’au fond des vallées. Puis après l’effondrement, de nouveaux conglomérats, des empires et des royautés vont naître et dominer le paysage. Luxe et surenchères mécaniques mèneront petit à petit la danse. Et paradoxalement l’humble ferme originelle deviendra le symbole de cette renaissance – qu’on pense simplement au slogan fondateur de Blancpain, sur fond d’une emblématique ferme où tout aurait commencé: «Depuis 1735, il n’y a pas eu de montre Blancpain à quartz. Et il n’y en aura jamais»!

Cette «origine» mythifiée deviendra progressivement le mantra d’une horlogerie «retrouvée». Et Albert Bernet un des Saints de ce culte qui renaît.

La faute à Rousseau

Tout le monde s’accorde à dire que ce récit mythologique a commencé avec Jean-Jacques Rousseau, qui vécut à Môtiers, en plein cœur des montagnes du Val de Travers, de 1762 à 1765 – avant d’y être chassé à coups de pierres, tandis qu’à Genève on brûlait ses Lettres de la Montagne:

«Les Montagnons, ces hommes singuliers (…) un mélange étonnant de finesse et de simplicité qu’on croirait presque incompatibles, et qu’on n’a plus observé nulle part… C’est pourquoi chaque paysan est aussi son propre artisan: jamais Menuisier, Serrurier, Vitrier, Tourneur de profession n’entra dans le pays; tous le sont pour eux-mêmes, aucun ne l’est pour autrui... Ainsi, ils emploient le loisir que cette culture leur laisse à faire mille ouvrages de leurs mains. (...) Ils font même des montres; et, ce qui paraît incroyable, chacun réunit à lui seul toutes les professions diverses dans lesquelles se subdivise l’horlogerie, et fait tous ses outils lui-même.»

Les ateliers de Greubel Forsey, entre La Chaux-de-Fonds et Le Locle. Comme surgie des racines d'une ancienne ferme paysanne (restaurée), l'horlogerie mécanique reprend son envol vers d'insoupçonnables hauteurs…
Les ateliers de Greubel Forsey, entre La Chaux-de-Fonds et Le Locle. Comme surgie des racines d’une ancienne ferme paysanne (restaurée), l’horlogerie mécanique reprend son envol vers d’insoupçonnables hauteurs…

L’image du paysan-horloger, encore magnifiée, voire héroïsée, par les hivers rigoureux, l’isolement de ces montagnes, leur autarcie, leur forme de liberté – pas de corporations rigides, comme à Genève et ailleurs – leur autonomie, construit un récit des «origines» qui fera florès. Il sera renforcé encore par l’histoire savamment entretenue de Daniel Jeanrichard (1665-1741), ce fils d’un simple maréchal-ferrant considéré comme «le fondateur de l’horlogerie jurassienne», qui contribua à asseoir cette image d’intelligence manuelle et d’indépendance en démontrant à tous comment on pouvait s’élever de ses propres mains, confortant ainsi cette image d’«aristocrate-ouvrier» autonome, issu de la paysannerie.

Mais si tout mythe parvient à s’imposer et à perdurer, c’est qu’il comporte une part de réel. La vie en ces altitudes isolées est rude. L’agriculture, limitée. Mais il y a abondance de bois, d’eau, de fer, de tourbe, de laine… Et de longs hivers reclus. Eux qui, force oblige, «savent faire mille ouvrages de leurs mains», et savent très bien travailler le fer, vont trouver un débouché dans cette horlogerie naissante. Tandis que leurs femmes, à leurs côtés, se sont déjà lancées dans un autre travail de patience et de précision, la dentellerie.

Le paysan-horloger est de retour

Quand tout est artisanal

Le développement de l’horlogerie en ces montagnes reculées est favorisé non seulement par les aptitudes artisanales de leurs habitants, comme Rousseau le relevait, mais aussi par une rigoureuse discipline de vie imposée par le protestantisme, par la nécessaire solidarité qui lie lieux et familles entre elles, par la fierté de leur indépendance d’hommes «libres», gérant leur temps à leur convenance.

«La chambre de l'horloger» au Musée Paysan et Artisanal de La Chaux-de-Fonds. Au premier plan, un ouvrage de dentellerie en cours.
«La chambre de l’horloger» au Musée Paysan et Artisanal de La Chaux-de-Fonds. Au premier plan, un ouvrage de dentellerie en cours.
Photo Guillaume Perret

Si, au-delà du seul mythe, on cherche à comprendre l’environnement dans lequel ils exercent leur art, force est de constater que tout, autour d’eux, est d’ordre strictement artisanal. Chacun produit sa nourriture – voire sa boisson, on parlera ailleurs de l’absinthe – construit ses murs de pierres, dessine, scie et assemble ses propres meubles, se chauffe avec son propre bois, moud, tisse, coud, engrange… Le paysan-horloger travaille là où il vit et vit là où il travaille.

Vues du Musée Paysan et Artisanal
Vues du Musée Paysan et Artisanal

Un environnement total que reconstitue joliment le Musée Paysan et Artisanal, installé à la sortie de La Chaux-de-Fonds dans une ferme dont l’origine remonte à 1612.

Le paysan-horloger est de retour

De la fenêtre à l’usine

Mais assez rapidement, ce modèle d’autonomie «idyllique» et autarcique va évoluer. Économiquement et commercialement, une nouvelle organisation du travail va se mettre en place. L’horlogerie se diffuse progressivement dans le monde entier, va aller jusqu’en Chine (comme le raconte l’extraordinaire saga des horlogers du Val-de-Travers, à l’image des «Bovet de Chine»). Le système de l’établissage, bien plus performant et maîtrisable qu’une production horlogère et paysanne, va s’imposer. Chacun va dès lors se spécialiser dans telle ou telle fabrication, en répondant aux commandes des établisseurs qui collectent, centralisent, assemblent puis diffusent la production.

 Ouvriers sortant de l'usine Longines, avant 1889, croquis anonyme
Ouvriers sortant de l’usine Longines, avant 1889, croquis anonyme

 Scène du film Unrueh, réalisé par Mathias Schäublin (2023)
Scène du film Unrueh, réalisé par Mathias Schäublin (2023)

L’heure n’est plus aux travaux des champs. L’horloger-paysan devient «horloger à la fenêtre», ainsi que toute sa famille qui va se mettre à la tâche. Des hameaux et des villages entiers vont se spécialiser dans telle ou telle production de tel ou tel composant. Un tissu pré-industriel naît, non plus constitué de «libres» artisans mais d’«ouvriers spécialisés», travaillant en famille, parfois réunis en villages entiers, devenus «sous-traitants» dépendant des commandes de leur établisseur.

Chaîne de production intégralement automatisée, Miyota
Chaîne de production intégralement automatisée, Miyota

Un virage est pris qui préfigure la naissance de l’industrie centralisée à l’intérieur de la «Manufacture» où tout se produit, s’assemble avant d’être distribué dans le monde. La Marque devient la norme. (Voir à ce sujet notre article Longines, précurseur, et les anarchistes…).

Quand la marque remplace la main

Chaque objet produit par un horloger dans sa ferme portait une «signature», celle de sa main. La mécanisation puis l’industrialisation de la production va l’anonymiser. La main de l’artisan disparaît au profit de la mainmise absolue de la marque sur le produit. Ou plus exactement sur les produits, devenus tous identiques car la machine, contrairement à la main, n’a pas d’état d’âme. Son but est de parvenir à reproduire toujours à l’identique.

Ce modèle semi-industriel puis pleinement industriel a permis la réussite fulgurante et mondiale de l’industrie mécanique horlogère suisse durant la plus grande partie du 20ème siècle. Les marques ont alors bourgeonné par centaines et centaines jusqu’au coup d’arrêt dramatique provoqué par la révolution technologique du quartz. Apothéose industrielle, le quartz élimine radicalement la main. La production est intégralement automatisée, la montre perd toute âme.

Le retour du mythe

Au moment où un modèle meurt, son mythe naît. La réponse de l’horlogerie suisse à ce bouleversement qui transforme la montre «objet d’une vie» en éphémère objet de mode va se faire à la fois par le bas et par le haut. Par le bas avec le phénomène de la montre Swatch (1983), qui va non seulement pousser la logique industrielle du quartz jusqu’au bout en simplifiant techniquement sa conception mais aussi en exploitant toutes ses possibilités d’objet de mode. Et par le haut en revivifiant le «mythe» de la paysannerie horlogère, comme le dit très directement une annonce de Blancpain (relancée dès 1982) parue dans Europa Star en 1985, qui fait explicitement appel au récit des rudes origines de «l’Art Horloger» et affirme vouloir renouer avec cette tradition.

Un «manifeste» de Blancpain, paru dans Europa Star en 1985.
Un «manifeste» de Blancpain, paru dans Europa Star en 1985.

Mais de fait, le lien organique entre Les derniers artisans de l’horlogerie (titre d’un ouvrage du grand journaliste horloger Roland Carrera, paru en 1976, soit en pleine tourmente du quartz) et une nouvelle génération de jeunes horlogers indépendants alors désireux de retrouver leurs racines, n’a jamais été totalement rompu.

Un témoin privilégié de ce lien direct est le maître horloger Michel Parmigiani. Comme il nous l’a raconté, il a rencontré le vieil Albert Bernet, notre ultime paysan-horloger, en 1964 alors qu’il n’avait que 14 ans.

Les instituteurs de l’école de Fleurier qu’il fréquentait alors avaient lancé un concours entre les élèves dont le résultat était destiné à être présenté lors de la grande Exposition nationale suisse qui a lieu environ tous les trente ans. Avec deux autres camarades, il choisit alors de s’intéresser à celui qu’on nommait «le Père Bernet», «le dernier paysan-horloger» qui vivait encore non loin en solitaire dans sa ferme au-dessus de Travers. «L’homme qui nous reçut dans son atelier rempli d’un outillage rudimentaire était un taiseux, un ours qui bougonnait en fumant sa pipe, et qui fit tout pour nous décourager d’embrasser le métier d’horloger», nous raconte-t-il.

Leur travail n’est pas retenu par l’Expo nationale qui le juge poussiéreux et sans aucun intérêt, alors que tout l’accent, en 1964, est mis sur le futur, le progrès, et que les attractions principales de l’Expo sont le mésoscaphe du Professeur Piccard, le plus grand sous-marin de loisir au monde que Walt Disney vient visiter en personne, ou encore le monorail ou le prémonitoire projet Gulliver: un ordinateur révolutionnaire censé fournir en continu les résultats d’une enquête effectuée auprès des visiteurs sur les grands sujets d’actualité… Bref, l’horlogerie manuelle et artisanale est alors totalement out.

Marcel JeanRichard-dit-Bressel, photographié par Oberbesch au début des années 1970
Marcel JeanRichard-dit-Bressel, photographié par Oberbesch au début des années 1970

«Cette rencontre m’avait marqué mais mon intérêt pour l’horlogerie est venu un peu plus tard», ajoute-t-il, en nous parlant d’une autre rencontre importante, celle avec un autre «ancêtre», Marcel JeanRichard-dit-Bressel.

«J’étais intéressé par les objets du patrimoine, j’y voyais des merveilles, ça m’interrogeait mais tout le savoir semblait avoir disparu», nous explique Michel Parmigiani. La rencontre avec Marcel JeanRichard-dit-Bressel s’avère décisive pour la suite de sa carrière. L’homme est un descendant direct du frère du célèbre et mythique Daniel Jeanrichard et, à plus de 80 ans, exerce encore son grand art dans son petit atelier des Brenets, non loin du Locle.

«Dans cette région, je suis l’un des derniers à faire des pièces compliquées, des répétitions minute, des horloges astronomiques, des calendriers perpétuels, explique Marcel JeanRichard-dit-Bressel, dans les années 1970 à Roland Carrera, mais surtout parce que les autres ont disparu. J’ai plus de 80 ans. Et j’ai récemment terminé une ébauche très incomplète qui datait du vieux Breguet. Il en avait mis deux en travail et n’en avait terminée qu’une seule qui était en possession de M. Foster Dulles, qui me l’a prêtée. Une montre qui comprend le temps solaire, le temps légal, une date à aiguille qui fait un tour en une année et une petite aiguille qui donne le jour de la semaine. Il y avait déjà un dispositif parechocs construit par Breguet.»

Transmission et restauration

Après un apprentissage horloger au Technicum de La Chaux-de-Fonds puis un diplôme d’ingénieur au Locle, et cette rencontre avec un homme qui va lui transmettre une part de son précieux savoir-faire, Michel Parmigiani va ouvrir un atelier de restauration en 1975 et se consacrer, avec grand succès, à la restauration de pièces anciennes, bien avant de créer sa propre marque en 1996.

Ce passage par la restauration – ce réapprentissage de la main – va devenir la voie royale de la plupart des jeunes horlogers indépendants qui vont peu à peu émerger et se regrouper au sein de l’Académie Horlogère des Créateurs Indépendants (AHCI) créée en 1985 à l’initiative de Svend Andersen et de Vincent Calabrese.

L’AHCI, qui va accueillir dans ses rangs la fine fleur des horlogers indépendants d’alors – citons entre autres Félix Baumgartner (qui créera Urwerk), George Daniels, Philippe Dufour, Vianney Halter, François-Paul Journe, Bernhard Lederer, Antoine Preziuso, Kari Voutilainen – va dès lors devenir le creuset de la «nouvelle haute horlogerie» artisanale en train de renaître.

L'atelier d'Albert Bernet, déménagé et reconstitué au Musée des Mascarons, à Môtiers.
L’atelier d’Albert Bernet, déménagé et reconstitué au Musée des Mascarons, à Môtiers.

Les grandes marques horlogères ne vont pas s’y tromper longtemps. D’abord ignorés – et relégués par la direction de la Foire de Bâle au fond de la dernière halle – les membres de l’Académie vont multiplier les prouesses horlogères et les innovations techniques et de design. Ils vont jouer un rôle essentiel dans le renouveau de l’horlogerie mécanique. Tout en préservant la tradition artisanale – donc le rôle essentiel de la main – ils vont raviver l’intérêt envers les grandes complications historiques, autant qu’ils vont contribuer à les dépoussiérer esthétiquement. Leur horlogerie est audacieuse, parfois même acrobatique, mais ils montrent le chemin. Sans le savoir, sans le vouloir, ils vont ouvrir les portes à la grande montée de l’horlogerie vers la mécanique de luxe.

L'atelier de Julien Tixier, aujourd'hui, dans la Vallée de Joux.
L’atelier de Julien Tixier, aujourd’hui, dans la Vallée de Joux.

Grâce à eux (ou à cause d’eux pourrait-on parfois se dire), le tourbillon, par exemple, rare, voire délaissé, va devenir le passage obligé de toute marque voulant démontrer sa «maîtrise» horlogère, jusqu’à proliférer et se mettre à tournoyer dans tous les sens. Si dans les années 1980 on produisait quelques tourbillons par an, de l’ordre de quelques petites dizaines, aujourd’hui, on estime qu’il s’en produit de 15’000 à 20’000 par an! Et pas tous, de loin, avec cage façonnée main.

L’importance des horlogers indépendants – «à la fenêtre» – pour l’ensemble de l’industrie horlogère suisse va être brillamment démontrée par la série des Opus d’Harry Winston, initiée par Max Büsser (qui poursuivra son travail pionnier en fondant MB&F). On pourrait parler d’hybridation entre le luxe, la haute horlogerie innovante et la main de l’horloger. La lignée des montres-concept Opus commence en 2001 avec François-Paul Journe, puis ce sera au tour d’Antoine Preziuso, de Vianney Halter, de Christophe Claret, de Félix Baugmartner… tous membres de l’AHCI. Au fil des années, la palette s’élargira. On verra ensuite défiler Greubel Forsey, Andreas Strehler, Frédéric Garinaud, le duo designer Eric Giroud et horloger Jean-Marc Wiederrecht… jusqu’à l’Opus 14, dernière de la série en 2014 (une décision d’arrêt prise par Swatch Group, désormais propriétaire d’Harry Winston).

Le retour du Père Bernet

L’aventure de l’Opus aura duré 14 ans. 14 ans durant lesquels le visage de l’horlogerie suisse aura profondément évolué. Désormais, chaque marque fait son petit Opus dans son coin, pourrait-on ironiser.

Mais toujours est-il que cette première vague de «néo-paysans horlogers», dont la plupart sont encore bel et bien en activité (avec des fortunes diverses car tous n’avaient pas la bosse du commerce ni l’envie d’en découdre dans la jungle de la distribution), a donné naissance à une «nouvelle vague» de tout jeunes horlogers – en Suisse et un peu partout dans le monde – farouchement indépendants et qui entendent le rester. Souvent fascinés par la grande horlogerie classique, ils entendent maîtriser les plus beaux savoir-faire traditionnels tout en continuant à innover, à chercher en liberté.

Quelques uns des nouveaux «horlogers à la fenêtre». De gauche à droite et de haut en bas: Alexandre Hazemann, Julien Tixier, Olivier Mory, Luc Monnet, Shona Taine, Sylvain Pinaud.
Quelques uns des nouveaux «horlogers à la fenêtre». De gauche à droite et de haut en bas: Alexandre Hazemann, Julien Tixier, Olivier Mory, Luc Monnet, Shona Taine, Sylvain Pinaud.

A l’image de leurs désormais lointains ancêtres, ils travaillent dans leurs ateliers isolés, souvent loin de la ville, dans les vallées du Jura ou ailleurs. Ils se connaissent, collaborent, échangent leurs expériences.

Le Père Bernet se retournerait certainement dans sa tombe en découvrant le produit de leurs mains, mais en même temps, aussi bougon qu’il fût, il se découvrirait quelques affinités et ressemblances avec eux.