omo sapiens versus Homo faber? Demandez autour de vous comment vos amis se définissent en tant qu’humains, de quelle espèce ils sont. «Je suis un homo sapiens» diront-ils probablement. Non, pouvons-nous leur répondre, vous êtes des homo faber!
Comme le disait le philosophe français Henri Bergson, «l’humain est moins homo sapiens qu’homo faber». Et pourquoi donc? Parce que c’est le fait d’être sapiens – donc d’avoir un cerveau particulièrement développé – qui nous permet de devenir enfin des homo faber. Ou en d’autres termes, de pouvoir utiliser notre main, cet «outil des outils», pour inventer sans cesse de nouvelles techniques et créer sans cesse de nouveaux objets grâce à de nouveaux outils.
Mais comme le corrige une autre philosophe, Hannah Arendt, ne parler que d’outil, négliger la différence entre travail et œuvre, privilégier seule l’action – l’outil – aux dépens de l’émotion – l’œuvre – est réducteur. La main et l’esprit vont de pair. L’une ne va pas sans l’autre. A tel point qu’on peut légitimement se demander qui précède qui, de la tête ou de la main? Question inutile. Les deux ont crû ensemble. Homo faber-sapiens.
Entre art et artisanat, la différence s’estompe
Cette vérité sur «l’intelligence de la main», la Biennale Homo Faber de Venise (qui s’est tenue pour la troisième fois en 2024 et se tiendra à nouveau en septembre 2026) en est l’éclatante démonstration.
La manifestation, pilotée par la Fondation Michelangelo, réunit des artisans du monde entier, choisis parmi les plus de 6’000 artisans et artisanes qui, à ce jour, sont promus par la fondation (cf. plus loin).
Leurs œuvres sont magnifiquement présentées et somptueusement mises en scène dans les vastes espaces séculaires et les jardins de la Fondazione Giorgio Cini. Tout près, de l’autre côté du Canal Grande, se déroule la Biennale d’Art, une des plus importantes manifestations artistiques au monde. En passant d’une île à l’autre, on ne peut que se poser la question: qu’est-ce qui distingue l’art de l’artisanat?
Vaste question. Entre les deux Biennales, les frontières s’estompent. Combien d’œuvres dites «artisanales» dégagent une véritable émotion artistique! Et de l’autre, combien d’œuvres dites d’art ont été réalisées grâce au travail et au talent d’artisans!
Corinne Paget-Blanc, responsable de la communication de la Fondation Michelangelo, qui nous guide dans le parcours de la Biennale des artisans, nous assure que «pour bon nombre de visiteurs, il n’y a aucune différence ni hiérarchie entre les deux manifestations». Un vase peut vous bouleverser, un masque vous saisir d’effroi, un bouquet de papier vous enchanter, une chaise vous faire rire, un jouet vous faire rêver… Autant d’émotions intrinsèquement artistiques. Auxquelles s’ajoutent, bien souvent, l’admiration béate devant la maîtrise artisanale mise en œuvre.
Une mise en scène et une thématique
Le grand mérite de la Biennale Homo Faber est d’avoir su guider de façon très subtile notre regard grâce à une thématique et une scénographie qui donnent tout leur sens aux plus des mille objets présentés. La thématique est toute simple, si on ose le dire: c’est un parcours qui va de la naissance à la mort, en passant par l’enfance, la célébration, l’héritage, l’état amoureux, l’union, le voyage, la nature, les rêves, les dialogues et enfin l’au-delà. Son nom le résume parfaitement: A Journey of Life.
L’élégante scénographie, imaginée par le fameux cinéaste Luca Guadagnino et Nicolo Rosmarini, n’est jamais envahissante mais, par des jeux de lumière, de tentures plissées, de sobres mises en scène, elle est un parfait écrin, tout entier mis au service de l’objet de l’artisan.
Le visiteur passe ainsi d’états d’âmes en états d’âmes tout naturellement, et chaque objet prend tout son sens, toute sa place dans ce parcours d’une vie qui nous est suggéré. Et le geste même de l’artisan, qui découpe, colle, monte, tisse, façonne, travaille la matière, est d’autant mieux mis en lumière.
La Fondation Michelangelo
La Biennale Homo Faber est l’«expression physique» majeure du travail de fond mené par la Fondation Michelangelo, sise à Genève. Celle-ci a réuni une base de données mondiale, riche à ce jour de plus de 6’000 artisans dans le monde. Constamment mise à jour, documentée et augmentée, cette plateforme digitale accessible à tous est comparable «toutes proportions gardées au Guide Michelin, dit en souriant Corinne Paget-Blanc, mais il est vrai qu’elle s’adresse tout aussi bien au grand public d’amateurs, qui peuvent même organiser leurs voyages en fonction de leurs intérêts pout telle ou telle pratique artisanale dans tel ou tel pays, que d’outil de sourcing incomparable pour tous les professionnels, designers, créateurs, décorateurs, voire curateurs de musées et d’exposition à la recherche de pratiques artisanales spécifiques voire inédites».
Pour donner un exemple de l’étendue de cette base de données, la Biennale Homo Faber 2024 accueillait «seulement» 400 artisans d’excellence sélectionnés en provenance de pas moins de 70 pays.
La raison d’être, la mission que s’est donnée la Fondation Michelangelo, est d’offrir une assistance souvent essentielle aux indépendants que sont les artisans. Elle entend non seulement les promouvoir et les faire connaître le plus largement possible, mais aussi les conseiller, les mettre en relation, entre eux et avec leur public potentiel, les former aussi à certaines tâches qu’ils ne maîtrisent pas nécessairement, de l’ordre de l’administratif, de l’économique, des procédures, de la communication.

L’axe éducatif NexGen
Pour ce faire, outre le premier pilier qu’est sa plateforme digitale, la Fondation repose aussi son action sur l’axe éducatif NextGen dont le but est de valoriser les métiers manuels auprès des nouvelles générations montantes et de les aider à se professionnaliser. NextGen propose ainsi deux programmes distincts, celui d’Ambassadors et celui de Fellowship.
Ouvert tous les deux ans à 75 étudiants en craft & design d’où qu’ils proviennent dans le monde, le programme Ambassadors offre aux candidats sectionnés une bourse d’études de six semaines à Venise durant la Biennale Homo Faber. Ils y agissent notamment en tant que médiateurs auprès du public et cette immersion dans l’artisanat d’art leur offre la chance de rencontrer directement non seulement des amateurs passionnés, mais également d’échanger avec des designers, des artisans et d’autres étudiants du monde entier. Ils participent aussi à des modules de formation.

Le programme distinct Fellowship, quant à lui, est un programme de mentorat ouvert à 25 étudiants ou jeunes professionnels chaque année. C’est un programme d’intégration professionnelle formé de duos entre un maître artisan, agissant en mentor, et un talent émergent. Il est d’une durée de sept mois, entièrement sponsorisés, au cours desquels les participants suivent d’abord en résidence une masterclass entrepreneuriale et créative, certifiée par l’ESSEC Business School, puis passent six mois auprès d’un maître artisan, à ses côtés dans son atelier. Le maître artisan est également soutenu.
Le but est donc de développer à la fois les connaissances en business et en marketing, ainsi que la pratique manuelle et le sens du design au contact quotidien d’un maître. Une forme de transmission directe entre une génération et l’autre, une façon aussi de conserver et revivifier des pratiques artisanales, des savoirs et des métiers parfois en danger d’extinction. Et souvent, dans cet échange entre deux générations, le maître en apprendra autant que l’élève…

Une «contre-révolution» est en cours
Dans un appel à «une nouvelle Renaissance», Franco Cologni, l’initiateur et co-fondateur de la Fondation Michelangelo, et Alberto Cavalli, le directeur exécutif de la Fondation Michelangelo, à la tête de la Biennale Homo Faber, affirment avec force que «dans notre monde d’aujourd’hui, frénétique, mécanisé et hyper technologique, la culture du tangible, du durable, de la valeur intrinsèque a laissé place à l’intangible, à l’éphémère, au jetable».
A leurs yeux, il est donc plus que jamais indispensable de remettre en lumière les valeurs et le patrimoine vivant de l’artisanat. «C’est un réservoir de savoirs qui risquent de disparaître à jamais. Et pourtant, soulignent-ils aussitôt, une petite mais décidée révolution est en cours, le pendule recommence à osciller, on se met à regarder d’un œil plus attentif ce qui nous relie à notre humanité, à redécouvrir la valeur de la durée, de ce que seule la main de l’homme peut créer.»

Protéger et promouvoir les artisanats est une tâche aujourd’hui essentielle.
Cette haute ambition est, de fait et au départ, celle d’un homme, visionnaire, Franco Cologni, dont c’est l’obsession depuis des décennies déjà. La Michelangelo Foundation for Creativity and Craftmanship à but non lucratif, qu’il a fondée en 2016 avec Johann Rupert, le propriétaire du groupe Richemont, n’est qu’un des aboutissements majeurs de son activité constante et profonde envers les Métiers d’Art, que ce soit déjà avec sa propre fondation distincte Fondazione Cologni Mestieri d’Arte, créée en 1995 déjà, ou encore la Fondazione delle Arti e dei Mestieri qui a notamment publié un nombre considérable d’ouvrages sur tous les métiers d’art que l’on puisse imaginer, ou le rôle essentiel qu’il a joué dans la création de la Creative Academy de Milan. Sans oublier son activisme – son militantisme culturel pourrait-on dire – qui l’a mené à créer la Fondation de la Haute Horlogerie (FHH) en 2005.
Europa Star consacrera à Franco Cologni un portrait détaillé et une longue interview dans son numéro 4/25 à paraître au mois d’octobre 2025. Dans une semblable intention de promotion et de défense de l’artisanat, Europa Star lancera le nouveau magazine HANDS dont le premier numéro paraîtra à l’ouverture de la prochaine Biennale Homo Faber, à Venise le 1er septembre 2026. Un magazine collector qui, comme son nom l’indique, sera exclusivement consacré à la main humaine, à tous ses aspects, à ses plus belles réalisations et à son avenir! D’ici là, rendez-vous dans nos colonnes.