Artisanat


Le renouveau des finitions artisanales

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juillet 2025


Le renouveau des finitions artisanales

L’horlogerie contemporaine bruisse d’une vie nouvelle. Portées par des figures emblématiques telles que Philippe Dufour, les finitions artisanales connaissent un vif regain d’intérêt. L’anglage et le poli miroir, symboles d’un savoir-faire manuel exceptionnel, sont remis à l’honneur. Dans un secteur où l’artisanat sert souvent à justifier des prix d’exception, comment expliquer un tel engouement? Au sein même des ateliers, comment artisanat et industrie dialoguent-t-ils? Quelles sont les pratiques et les outils de la finition artisanale? Reportage au cœur de la décoration horlogère, de Genève aux Brenets, en passant par Sainte-Croix, le Val-de-Travers et la Chaux-de-Fonds.

Les mots pour le dire

L’horlogerie emploie parfois plusieurs termes pour désigner un même composant. Le pont de balancier par exemple, est appelé «coq» dans la Vallée de Joux. Il en va de même pour la terminaison: le «noyautage», c’est-à-dire le polissage des logements coniques destinés aux vis et aux rubis, est aussi connu sous les noms d’«ébiselage» ou de «biseautage» des «gouttes» ou des «moulures». Tout au long de l’Arc Jurassien, le vocabulaire horloger s’énonce ainsi, au gré des singularités territoriales.

Un consensus règne pourtant autour du mot «terminaison(s)», à savoir: dernière étape du cycle d’assemblage d’un mouvement. Autrefois, cette pratique visait à masquer certaines rayures oubliées au montage. Aujourd’hui, professionnels et amateurs reconnaissent sans peine des «Côtes de Genève», un «perlage» ou encore un «sablage». À ces motifs universels s’ajoute le guillochage, inventé par Abraham-Louis Breguet et remis au goût du jour grâce à la ténacité de quelques experts dont Georges Brodbeck, Kari Voutilainen ou Yann Von Kaenel. Ces différents exemples sont en fait des décorations, de la gravure sur métal.

Les finitions, en revanche, regroupent diverses techniques de polissage. Parmi elles, l’anglage et le poli miroir – également appelé poli bloqué, bloquage ou encore poli noir – occupent une place de choix. Le satinage constitue la troisième grande famille des finitions. Celui-ci peut être vertical (comme l’«étirage» des flancs de ponts, par exemple) ou à plat (avec des techniques telles que le «cerclage», le «colimaçonnage» et le «soleillage»).

Enfin, le «berçage» est, selon l’angleuse indépendante Noëlle Grisard, une forme complexe d’anglage: «Toutes les étapes et tous les outils du berçage sont identiques à ceux de l’anglage. Je crée plusieurs angles, et la difficulté réside dans le fait de faire suivre la lumière, du champ de la pièce jusqu’à la surface. C’est pour cela que l’on parle d’anglage bercé.»

En toute logique, les outils utilisés pour des finitions sont ceux d’un polisseur de métaux. Il s’agit essentiellement d’un large éventail de limes peu ou prou abrasives, du «brunissoir» (lime plate qui permet «d’écrouer», c’est-à-dire de compacter la matière), de cabrons (tirette de bois recouvertes de papier abrasif de différents grains) et enfin d’une palette de bois naturels tels que le hêtre, le buis, la gentiane ou encore le sureau. L’éclat fascinant obtenu sur les ponts, rouages voire même les vis confère un contraste saisissant au mouvement terminé.

Aux sources du renouveau

Transmis de génération en génération, l’horlogerie regorge de légendes urbaines, de récits dont la genèse s’est perdue dans le temps. L’un des plus tenaces prône l’idée qu’un garde-temps exceptionnel, produit en quantité très limitée, doit d’être conçu, fabriqué et fini par un seul et même artisan.

Le Vieil Horloger, toile d’Édouard Kaiser (1890, au Musée des Beaux-Arts de La Chaux-de-Fonds) illustre avec éloquence cet idéal, encore profondément ancré dans l’imaginaire de nombreux collectionneurs. On y découvre un homme âgé à son établi, binocle sur le nez, penché et concentré sur son ouvrage que ses outils épars encadrent avec bienveillance.

Ainsi, toutes les terminaisons - décorations et finitions- se doivent impérativement de calquer à cette vision. Car les finitions artisanales représentent par ailleurs, «une véritable mise en avant de l’excellence du travail fait en amont» comme nous le rappelle Giulio Papi (cofondateur de Renaud & Papi, aujourd’hui propriété d’Audemars Piguet).

Dans ce contexte, les horlogers indépendants ont tout intérêt à ouvrir leurs ateliers aux plus curieux des collectionneurs. Alors que ce dialogue «nourrit» les artisans-créateurs, les visiteurs confortent quant à eux, leur idéal de l’horloger talentueux, concepteur brillant autant qu’habile artisan. Cette transparence permet aussi de commercialiser en direct une production annuelle qui ne dépasse rarement que quelques dizaines de montres.

Attirés par le travail artisanal, les jeunes horlogers aspirent à suivre cette voie, peut-être aussi portés par l’accomplissement de leur «montre-école». Dernière étape du cursus pédagogique des écoles d’horlogerie, chaque élève consacre en effet sa dernière année à concevoir et produire, seul, une montre. Formidable test de la capacité individuelle, ce défi forge aussi un fort esprit d’indépendance.

Le succès des concours destinés aux jeunes talents en devenir, telle la Young Talent Competition imaginée par l’horloger François-Paul Journe, atteste bien d’un véritable engouement pour le «fait main». L’horloger Sylvain Pinaud, lauréat du Meilleur Ouvrier de France 2018, a ainsi dessiné – pour son chronographe monopoussoir – toutes les pièces, les a produites avec une pointeuse et un tour, puis a réalisé seul l’ensemble des finitions. Un ouvrage titanesque, fruit de mois d’apprentissage solitaire, qu’il qualifie lui-même de «travail de dingue!»

Le renouveau des finitions artisanales

Dialogue entre tradition et modernité

Les avancées technologiques majeures en matière d’usinage par commande numérique (CNC) se répercutent désormais sur les terminaisons horlogères. Grâce à une précision de l’ordre du micron et à des machines multi-axes, il est aujourd’hui possible de réaliser des anglages de tout type – droit à 45°, convexe et même bercé - sans intervention manuelle.

Peut-on affirmer pour autant que les gestes de la finition artisanale sont en péril, ou au contraire, que la tradition et la «modernité-CNC» sont conciliables?

Pour l’horloger Philippe Narbel (fondateur de l’atelier de décoration Manufactor), le métier d’angleur va devenir celui d’un polisseur d’angles, «puisque le travail de la lime n’est plus nécessaire».

La société suisse Crevoisier, spécialisée dans les outils de décoration horlogère (guillochage, perlage, colimaçonnage ou encore polissage), propose quant à elle des solutions innovantes: un polisseur enseigne ses propres mouvements à un bras robotisé, qui enregistre puis les restitue avec précision et sans intervention humaine. Dans un entretien accordé au journal Le Temps, son responsable Philippe Crevoisier, réfute l’idée de «prendre le travail des polisseurs». Il souligne au contraire que cette technologie, désormais disponible en Suisse, pallie la pénurie de professionnels, tout en confiant «aux robots, les tâches fastidieuses qui provoquent des tendinites».

Si l’automatisation redéfinit certains métiers, elle ne remplace pas pour autant l’expertise humaine. Dans les ateliers, l’équilibre entre tradition et innovation se construit au quotidien, au gré des choix des artisans et des contraintes industrielles. Pour mieux comprendre ces dynamiques, nous avons rencontré ceux qui, au cœur des manufactures et des ateliers indépendants, façonnent aujourd’hui la décoration et les finitions horlogères.


Rexhep Rexhepi: faire, se tromper, apprendre

Rexhep Rexhepi incarne le renouveau de l’horlogerie indépendante. Lauréat du Grand Prix d’Horlogerie de Genève en 2022 avec son exceptionnel Chronomètre Contemporain II, il avait déjà été récompensé en 2018 pour la première version de cette pièce remarquable. Mais derrière le sourire bienveillant de l’horloger se cache un parcours semé de défis et d’apprentissages décisifs.

Arrivé du Kosovo en 1998 à l’âge de 11 ans, il entame quatre années plus tard son apprentissage chez Patek Philippe où il acquiert les bases d’un savoir-faire d’exception. En quête de perfectionnement, il poursuit sa formation chez BNB Concept, le motoriste horloger fondé par Mathias Buttet, Michel Navas et Enrico Barbasini. Il y découvre, au-delà de l’innovation technique appliquée aux complications horlogères, la rigueur nécessaire à la création de mouvements complexes.

Le renouveau des finitions artisanales

Au début des années 2010, une nouvelle opportunité met en jeu son expertise: il rejoint l’atelier du maître François-Paul Journe, figure incontournable de l’horlogerie indépendante. Son immersion dans un univers où l’artisanat d’exception côtoie une vision avant-gardiste de la haute horlogerie le marque irrémédiablement. Il y apprend le sens et l’importance du design, de l’exécution parfaite et de la quête incessante de l’excellence.

Fort de cette expérience, Rexhep Rexhepi nourrit rapidement l’ambition de laisser, lui aussi, une empreinte durable dans l’histoire de l’horlogerie. En 2012, il franchit un cap audacieux en lançant sa propre marque: Akrivia, un nom emprunté au grec signifiant «précision». Mais les débuts sont ardus. Pendant près de trois ans, il peine à trouver des clients. Travaillant sans répit, porté par une passion inébranlable, il affine son style et son identité horlogère, cherchant à créer des pièces d’une rare authenticité.

Deux rencontres clés transforment son parcours. D’abord, le Dr Michael Tay, propriétaire du géant asiatique The Hour Glass, qui l’encourage à signer un modèle de son propre nom. Cette décision marque un tournant majeur et le positionne comme un créateur singulier. Puis, en 2019, Jean-Pierre Hagmann, maître artisan réputé pour ses boîtiers sur mesure, rejoint son atelier. L’expertise de ce dernier dans le travail des métaux précieux vient enrichir les créations d’Akrivia.

Lors de notre visite dans les ateliers de la marque, en plein cœur de la vieille ville de Genève, nous avons constaté l’exigence qui règne à chaque étape de fabrication. Ici, les horlogers décorent eux-mêmes chaque calibre dans une quête inlassable d’excellence artisanale. Les aiguilles de la RR CC II, par exemple, reçoivent trois finitions distinctes: berçage de l’ensemble, poli-bloqué et ébiselage du logement de l’axe. Il en va de même pour l’ensemble des ponts de barillet de la marque, avec un ébiselage des logements des vis et des rubis, des anglages sortants et rentrants sur les contours, et enfin des Côtes de Genève sur l’aplat.

Trois questions à Rexhep Rexhepi

Europa Star: Existe-t-il des limites aux finitions et aux décorations traditionnelles?

Il est difficile de parler de véritables limites. La quête de perfection est illusoire: chaque pièce peut toujours être retravaillée ou améliorée. Ces techniques évoluent sans cesse. On peut affiner son geste, apprendre de nouvelles méthodes, expérimenter des adaptations subtiles. C’est un domaine où patience et dévouement sont essentiels: plus on y consacre de temps, plus le potentiel de progression est grand. La beauté réside dans ce cycle infini d’apprentissage.

Est-il possible d’innover en la matière?

Absolument! L’innovation est essentielle pour faire évoluer l’artisanat. Par exemple, sur le cadran du Chronomètre Contemporain II en platine, le sous-disque des secondes présente un «gravé- gratté». Plutôt qu’une matrice gravée au burin, je crée de fines rayures au couteau, trait par trait, comme une toile tissée. Ensuite, une couche d’émail gris translucide, dont les variations sous une lumière changeante offrent l’aspect d’une texture proche de la météorite, est appliquée.

Quel serait votre rêve ultime en termes de finitions?

Pouvoir travailler sans contraintes de temps. Imaginez expérimenter librement, sans pression et sans délais, pour explorer chaque idée à son plein potentiel. Tester divers matériaux, observer leurs réactions, perfectionner chaque détail sans hâte. Il serait possible de repenser l’approche, d’explorer des alternatives et d’aller jusqu’au résultat idéal d’un matériau inadéquat, instable ou imprévisible après expérimentations. Cette liberté totale ouvrirait la voie à des créations véritablement audacieuses, où le processus artistique ne connaîtrait aucune limite.


Laurent Ferrier: le juste milieu

Dans les ateliers feutrés de Laurent Ferrier, à Plan-les-Ouates, le temps semble suspendu. Ici, l’art horloger s’exprime avec une exigence rare, chaque finition étant pensée pour sublimer la silhouette du mouvement. «Nous recherchons un équilibre entre formes et terminaisons, sans excès de satinage, de Côtes de Genève ou de bouchonnage, afin de mieux révéler les lignes du calibre », explique le créateur, d’un ton clair mais déterminé.

La Classic Evergreen illustre parfaitement cette quête d’harmonie. Son mouvement micro-rotor à échappement naturel arbore un pont au profil élancé, évoquant un cou de cygne, tandis que le pont de balancier rappelle la courbe d’un marteau de complication acoustique. Laurent Ferrier, qui fait sa carrière au département habillage de Patek Philippe, notamment sur quelques projets emblématiques comme l’Aquanaut, a développé un sens aigu du design horloger.

À la loupe, l’Evergreen dévoile un travail de finition fascinant: ponts ornés de côtes de Genève, perlage délicat de la platine, vis polies à la main, bras de roues subtilement adoucis et un anglage rentrant exécuté avec une précision extrême. Comme pour la Grand Sport Tourbillon, formes et décorations s’harmonisent dans une rigueur absolue.

Cette quête d’excellence se dédouble jusque dans l’organisation des ateliers, partagés entre le bureau technique, les horlogers et un département décoration qui regroupe près de la moitié des employés. Ici, chaque détail compte: l’anglage se réalise avec minutie, l’étirage avec patience, les Côtes de Genève avec une régularité parfaitement scandée, sans oublier le poli miroir, véritable signature du savoir-faire artisanal.

Le renouveau des finitions artisanales

Dans cette atmosphère studieuse, chaque geste perpétue une tradition tout en repoussant les limites de la perfection. Un savoir-faire que la marque partage à travers de courtes vidéos immersives, offrant un aperçu du travail accompli. Une invitation à découvrir l’univers de Laurent Ferrier, où la beauté du mouvement émane tout autant de sa mécanique que de l’âme insufflée par chaque artisan.


Sylvain Pinaud: à un «rythme d’artisan»

Avec deux montres à son catalogue – l’Origine et le Chronographe monopoussoir – et déjà deux récompenses au Grand Prix Prix d’Horlogerie de Genève, Sylvain Pinaud s’est imposé comme l’un des horlogers indépendants les plus talentueux de sa génération.

Son atelier, où s’activent trois horlogers et deux décoratrices, est niché au cœur de Sainte-Croix, à quelques pas de l’automatier François Junod, des restaurateurs Dominique Mouret et Nicolas Court, ou encore du marqueteur sur cadran Bastien Chevalier.

Sylvain Pinaud fait ses armes chez Franck Muller avant de se perfectionner en restauration de pendules auprès de Dominique Mouret, à Sainte-Croix. «C’est là, explique-t-il, que mon sens de l’esthétique s’est forgé.» Face à des objets d’art uniques et singuliers, Sylvain Pinaud développe un goût prononcé pour les proportions et l’harmonie propres aux horlogers d’antan. Puis, le mot surgit: les anciens. On perçoit alors tout le respect, mêlé d’admiration, qu’il voue aux maîtres horlogers qui l’ont précédé.

Le renouveau des finitions artisanales

L’année 2018 marque un tournant décisif dans la carrière de Sylvain Pinaud. Lauréat du concours du Meilleur Ouvrier de France, il transforme un mouvement ETA 6497 en chronographe monopoussoir à roue à colonnes, démontrant déjà son exigence du détail et sa parfaite maîtrise des finitions. Plus qu’une reconnaissance, ce défi – des mois de labeur solitaire – lui offre l’opportunité unique de concevoir sa propre montre. Une expérience fondatrice qui le conforte dans son projet à venir: lancer sa propre marque.

Lors de notre visite, nous observons un travail d’une précision extrême sur une vis de rochet: anglage, polissage miroir sur plaque de zinc… Des gestes minutieux, inlassablement répétés, qui exigent d’interminables heures de patience. Sylvain partage par ailleurs, sa fascination pour le balancier, «la quête des horlogers depuis 400 ans.»

Le cerclage sur rouage ainsi que le polissage poli-bloqué exigent une précision experte de l'artisan.
Le cerclage sur rouage ainsi que le polissage poli-bloqué exigent une précision experte de l’artisan.

Ce soir-là, sous la lumière tamisée de son atelier, il scrute au microscope un balancier qu’il vient de décorer. Dans un silence presque palpable, nous retenons notre souffle. Avec un coton-tige humidifié, il effleure la circonférence parfaitement polie du balancier, jaugeant chaque reflet. Puis, dans un murmure, avoue simplement: «Je trouve cela beau.»

Atelier Sylvain Pinaud, Sainte-Croix
Atelier Sylvain Pinaud, Sainte-Croix

«Je dessine des formes simples pour pouvoir fabriquer à la main, sans CNC», explique-t-il, revendiquant une approche où chaque composant peut être refait à l’identique dans 200 ans. Les surfaces du chronographe monopoussoir captent la lumière et la diffusent en reflets noirs, gris ou blancs, selon la technique d´un art ancestral en perpétuelle évolution: le polissage miroir. Entre tradition et transmission, Sylvain Pinaud façonne bien plus que des montres, il construit un héritage, inspirant pour les générations futures. «Une montre est un édifice», conclut-il. «Tout doit être harmonieux.» Puis, dans un sourire, il ajoute: «Et je ne me lasse toujours pas de regarder l’Origine.»


La Fabrique du Temps Louis Vuitton: «La beauté ne se résume pas au nombre d’angles rentrants»

Depuis 2023, La Fabrique du Temps Louis Vuitton orchestre la conception et la production de nouvelles montres Daniel Roth. Trois éditions ont déjà vu le jour, gage d’un attachement profond à l’artisanat horloger. Dans les ateliers genevois, où précision et savoir-faire se conjuguent, l’ambiance mêle respect du passé et vision d’avenir.

Dès notre arrivée, Enrico Barbasini, co-fondateur de la Fabrique du Temps avec Michel Navas, nous plonge dans cet univers exigeant. «Nous avons souhaité des angles rentrants anglés, des ponts bercés et étirés main au cabron», explique-t-il en présentant le calibre DR001 de la Tourbillon en or rose (2024). Ici, la décoration n’est pas un simple ornement, mais constitue «plus des deux tiers du travail de fabrication». Chaque composant est minutieusement travaillé, incarnant l’élégance et le raffinement propre à Daniel Roth. Côté mouvement, ce calibre de forme se distingue par des roues surdimensionnées et un «cliquet barreau», des éléments emblématiques de la haute horlogerie.

Or rendre hommage à cet héritage ne signifie pas s’y enfermer. Michel Navas défend une approche où «la beauté ne se mesure pas au nombre d’angles rentrants, mais à la construction du mouvement», s’opposant ainsi à la surenchère stylistique de la haute horlogerie actuelle. Le nouveau calibre DR002 extra plat (2025) illustre cette volonté d’allier sophistication et rigueur, sans excès.

Si la tradition est au cœur de leur travail, la modernité y trouve aussi sa place. Quelques opérations, comme le pré-polissage des composants ou l’usinage des chanfreins, bénéficient d’une première intervention automatisée avant d’être sublimées par la main de l’horloger. Le guillochage, véritable signature esthétique des montres Daniel Roth, illustre l’alliance entre intervention mécanique et finition artisanale, prouvant ainsi que modernité et tradition peuvent coexister. Pour préserver ce savoir-faire, La Fabrique du Temps a acquis et restauré des tours à guillocher d’époque, datant précisément de 1850 et de 1935. Associées à l’expertise unique du maître-guillocheur, ces machines permettent d’atteindre un pas exceptionnel de 0,3 mm entre les Clous de Paris.

Tour à guillocher traditionnel. Atelier de la Fabrique du Temps Louis Vuitton, Genève.
Tour à guillocher traditionnel. Atelier de la Fabrique du Temps Louis Vuitton, Genève.

Dans l’atelier, cet équilibre est manifeste. Loin des dogmes, Barbasini et Navas repoussent les limites du possible, perpétuant un savoir-faire ancestral tout en embrassant l’innovation. Toutefois, certains composants Daniel Roth bien précis sont «décorés à l’envers», souligne Michel Navas, pour «permettre à l’horloger rhabilleur d’apprécier leur finition à chaque étape».

C’est côté montres Louis Vuitton que l’innovation bat son plein. Lancée en janvier 2025, la Louis Vuitton Tambour Taiko Spin Time Air Antipode en impose. Après avoir réinventé les heures sautantes pour la marque en 2009, le duo Navas et Barbasini déclenche un véritable raz-de-marée dans la haute horlogerie. Comme l’affirme Jean Arnault, directeur de la division Horlogerie de Louis Vuitton: «Sans la Spin Time, nous ne nous serions pas lancés dans cette aventure de la même manière.»

L’Antipode, dernier membre d’une famille Tambour constituée de cinq autres modèles, dessine une nouvelle expression mécanique du voyage, essence même de la marque Louis Vuitton.

Comme en apesanteur, douze cubes gravitent autour d’un cadran central, affichant instantanément l’heure locale dans 24 fuseaux horaires distincts. Marqués d’initiales, ils distinguent avec précision les deux hémisphères, ajoutant une dimension cosmopolite à cette complication horlogère. Ce nouveau mouvement, développé et produit en interne, révèle des finitions exceptionnelles, à la hauteur de la boîte Taiko entièrement réalisée dans les ateliers de la Fabrique du Temps. Un tour de force témoignant de l’esprit d’avant-garde qui anime La Fabrique du Temps Louis Vuitton.


Atelier Voutilainen: éloge de l’harmonie

Surplombant Fleurier, dans le Val-de-Travers, l’atelier Voutilainen se distingue par sa transparence et sa bienveillance. Récompensé en 2024 par le prix de la Montre Homme au Grand Prix d’Horlogerie de Genève pour sa KW20i Reversed, l’horloger finlandais poursuit un chemin où priment cohérence esthétique, respect des traditions et innovation technique. Une simple visite de son atelier convainc les plus sceptiques.

Ce jour-là, deux artisans s’attellent aux cinq finitions des vis de rochet: étirage des flancs, polissage du pied, poli miroir du plat, sans oublier les divers anglages, y compris dans la fente. «Un travail fastidieux», plaisante l’un des collaborateurs en évoquant les cinquantaines de vis de la dernière KW20i Reversed.

Le renouveau des finitions artisanales

Chaque calibre, conçu au bureau technique, compte plusieurs centaines de composants, tous minutieusement conceptualisés. Mais la décoration relève d’un tout autre langage, transmis oralement et acquis par l’expérience.

Sortis de l’usinage, platines et ponts subissent une pré-décoration suivie de l’assemblage à blanc par les horlogers. Puis, la décoration commence, c’est alors le début d’un véritable travail d’orfèvre, où l’œil et la main de l’artisan prennent le relais.

Un des collaborateurs travaille au sein de l’atelier Voutilainen depuis 17 ans. Il partage sa passion en réalisant sous nos yeux un exemple de Côtes de Genève fait main sur une machine traditionnelle. Pour l’anglage, il explique l’importance du choix des essences de bois selon leur densité: le gaïac, le plus dur, le sureau et la gentiane, plus tendres, ou encore le buis, indispensable aux polissages les plus fins.

Il conclut sa démonstration par le polissage des noyures , une technique jouant subtilement avec l’incidence de la lumière dans les cavités des vis et des rubis. L’inclinaison du polissage repose sur la sensibilité de l’artisan, selon les hauts standards de qualité attendus par l’atelier Voutilainen. Ici, l’expérience et l’intuition surpassent les dessins techniques. Le Tourbillon 20ème Anniversaire célébrant les 20 ans d’indépendance de l’atelier Voutilainen, fondé en 2002, en est la plus belle représentation.

Un horloger se concentre ce jour sur le roulage des tiges de remontoir – une opération de polissage et d’écrouissage réalisée sur une machine de 1960, fabriquée à Bienne par H. Hauser.

Malgré les périodes de forte pression où, ailleurs, l’urgence d’expédier des montres prime, ici, la sérénité règne. L’équipe, soudée, se réunit régulièrement pour échanger, convaincue que le travail bien fait exige du temps, des compétences et une maîtrise absolue.

Quant à Kari Voutilainen, à quoi rêve cet indépendant? «Préserver et transmettre les savoir-faire traditionnels tout en maintenant une esthétique cohérente», répond-il. Ancien professeur à l’école WOSTEP, il insiste sur l’importance de la technique: «On accorde parfois trop d’attention aux finitions. L’harmonie entre technique et esthétique fait la vraie exception d’une montre.»


Artime Créations: vision d’architecte

Fondée en 2010 par Manuel Thomas, horloger (Artime SA), comme atelier de décoration, l’entreprise franchit une étape décisive en 2018 avec l’arrivée de Stéphane Maturel, horloger constructeur et la naissance d’Artime Usinage Sàrl. Fort de cette évolution, le groupe Artime produit et termine désormais des produits pour des tiers, comptant parmi ses clients des maisons prestigieuses. Un nouveau tournant s’amorce dès 2021-2022 avec l’arrivée d’anciens experts des établissements Renaud & Papi et d’autres grandes maisons horlogères. Aux côtés de Manuel Thomas et Stéphane Maturel, Fabrice Deschanel, Emmanuel Jutier, Didier Bretin et Claude Emmenegger fondent Artime Créations SA, lancent leur premier modèle - l’ART01 - et développent des calibres pour d’autres marques.

Nous avons rencontré une partie de l’équipe aux Brenets, où se concentrent désormais les activités de décoration du groupe. Pour nos interlocuteurs, «l’innovation en matière de décoration naît de l’intégration des contraintes techniques, d’usinage et de conception». En clair, «comme en cuisine, l’association de nouveaux matériaux et de nouveaux procédés» présente de nouvelles perspectives à explorer.

Sans tabou et en toute transparence, on nous explique que les machines à commande numérique (CNC) participent au processus de terminaison. À titre d’exemple, un dessin technique nous est présenté: deux surfaces se rencontrant en un angle rentrant usiné à 45°. Les flancs exigent un «picage» au fil ou à la lime, une finition impossible à réaliser en CNC. Cet exemple illustre l’approche ingénieur-artisan d’Artime, qui intègre la technologie sans négliger la main de l’homme.

Premier modèle commercialisé en 2023, l’architecture du mouvement aérien sans platine de l’ART01 témoigne d’un sens aigu du design horloger et d’une parfaite maîtrise des finitions. L’élégance des trois bras de la cage du tourbillon, minutieusement terminés, en est une démonstration éclatante. Grâce à des savoir-faire tels que l’anglage ou le poli miroir, Artime confère à ses créations une profondeur et une finesse remarquables. Ici, la mécanique horlogère devient un art, où chaque détail compte et où le rendu final ne cesse d’émerveiller.

Avant notre départ, nous découvrons une finition tout à fait singulière, baptisée par Artime «poli damier». Le département des méthodes a imaginé un posage métallique évidé en forme de damier. Fixé par quatre attaches sur le pont à décorer, l’artisan travaille ensuite manuellement chaque logement vide du damier, réalisant ainsi un motif en négatif. Le résultat est inédit.

Espérons que les deux prochains modèles, 02 et 03, prévus pour 2025, permettront à l’équipe d’Artime de révéler au grand jour tout leur talent d’ingénieurs et d’artisans.