Audemars Piguet


François-Henry Bennahmias: «Il n’y aura pas de retour en arrière»

ENTRETIEN

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juin 2020


François-Henry Bennahmias: «Il n'y aura pas de retour en arrière»

Cet entretien a eu lieu le 22 avril. Précision importante en ces temps de pandémie durant lesquels tout bouge tous les jours dans le monde, tandis que le confinement évolue au gré de la crise. S’il est encore bien trop tôt pour tirer de quelconques conclusions, on peut néanmoins déjà esquisser quelques leçons de ce coup d’arrêt brutal donné à l’activité – la suractivité? – de notre monde et, partant, de son petit secteur horloger.

E

uropa Star: Certains s’agitent déjà, piaffant d’impatience pour s’en retourner au plus vite au monde d’avant. Mais retrouvera-t-on un quelconque «business as usual»?

F.-H. Bennahmias: Ceux qui pensent ainsi doivent tout de suite revoir leur copie. Il faut qu’ils se dépêchent de bien y repenser car, non, il n’y aura pas de retour à une quelconque situation antérieure. Même progressivement. Beaucoup de choses vont changer suite à ce brutal coup d’arrêt.

L’horlogerie était déjà en crise, voire en doute profond, avant que ne se déclenche la pandémie. Tout le monde ne se portait déjà pas très bien…

En ce qui nous concerne, Audemars Piguet se portait bien avant que le coronavirus ne pointe son nez. Les quelques années qui venaient de s’écouler avaient été excellentes pour nous. Mais pour autant, comme tout le monde, nous subirons les graves conséquences de cette pandémie.

Ceci dit, notre bonne santé nous permet d’être particulièrement résilients. Le succès des années précédentes va nous aider à traverser ce très gros orage. Nous n’avons mis personne à la porte et nous ne mettrons personne à la porte. On s’est tout de suite entendus là-dessus avec le conseil d’administration. C’est même la première décision que nous avons prise.

En ce moment (l’entretien a eu lieu le 22 avril, ndlr), il y a pourtant seulement 30 personnes qui travaillent dans une manufacture qui compte 800 employés. Nous allons reprendre petit à petit, en respectant strictement les consignes de distanciation et d’hygiène mais nous ne reviendrons à un 100% que très graduellement. Il y aura des règles à respecter, nous sommes en contact permanent avec les représentants du personnel.

«Nous n’avons mis personne à la porte et nous ne mettrons personne à la porte. On s’est tout de suite entendus là-dessus avec le conseil d’administration.»

François-Henry Bennahmias, CEO d' Audemars Piguet
François-Henry Bennahmias, CEO d’ Audemars Piguet

Et qu’en est-il de vos rapports avec vos fournisseurs?

Nous surveillons la situation de très près. Nous sommes plus proches que jamais de nos fournisseurs stratégiques, nous sommes prêts à les soutenir s’il le faut. Vous savez, au Japon il existe des programmes étatiques de protection des savoir-faire en temps de crise. Il faut prendre exemple là-dessus. L’horlogerie suisse dans son ensemble a un devoir de soutien de ses savoir-faire et de son tissu artisanal et industriel. L’horlogerie est un patrimoine naturel.

Va-t-on vers un changement de paradigme pour cette horlogerie suisse?

Oui, à coup sûr. Mais ce changement de paradigme ira bien au-delà de la seule horlogerie, il touchera nombre de domaines, l’ensemble de la société. Mais ceci dit, je crois absolument – et l’Histoire de l’humanité nous l’enseigne – que les «belles» choses, que l’art, que le «luxe» ne disparaissent jamais, quelles que soient les circonstances. Et ceci parce que le luxe – que ce soit un luxe à 10 francs ou à un million - est guidé par l’émotion. L’humanité n’a jamais cessé d’apprécier le beau. Que ce soit un os gravé à la préhistoire ou une montre compliquée.

«Je crois absolument – et l’Histoire de l’humanité nous l’enseigne – que les «belles» choses, que l’art, que le «luxe» ne disparaissent jamais, quelles que soient les circonstances.»

Boutique Audemars Piguet à Londres
Boutique Audemars Piguet à Londres

Mais ça n’empêche pas que l’industrie devra se réinventer.

Pour maintenir ce désir des gens et continuer à susciter leur intérêt, nous devrons tous nous réinventer. Pour toutes les marques, petites ou grandes, ce sera inévitable.

Mais pour y parvenir, il faut être en mesure d’accepter la réalité telle qu’elle est et la réalité ce sera une baisse de chiffre d’affaires pour tous. Nous savons pertinemment que notre chiffre d’affaires va baisser cette année et l’année prochaine encore, qui sait? Il faut l’accepter et se concentrer sur le maintien de la valeur perçue de la marque.

«Nous devrons tous nous réinventer. Pour toutes les marques, petites ou grandes, ce sera inévitable. Mais pour y parvenir, il faut être en mesure d’accepter la réalité telle qu’elle est et la réalité ce sera une baisse de chiffre d’affaires pour tous.»

C’est plus facile pour vous que pour d’autres…

Oui, notre chance est notre bonne santé antérieure mais aussi le fait que nous ne sommes pas cotés en Bourse. C’est plus facile pour nous de travailler sur le moyen et sur le long terme. Cette crise va nous forcer à proposer d’autres choses, à inventer d’autres façons de parler à nos clients. Nous avons en ce moment deux ou trois idées dans le pipeline. Cette prise en compte du temps long est plus difficile pour les grands groupes que pour une maison indépendante comme la nôtre. Mais les groupes le feront aussi. Ils devront le faire.

Qui sortira vainqueur de cette crise, les grands, les petits, les moyens?

On ne peut pas mettre les choses en boîte et prédire l’avenir. Tout est possible. Dans la crise, on devient ultra- inventif, et ce dans toutes les catégories. Mais pour s’en sortir, et quel que soit son niveau, il faut absolument penser hors des cadres établis.

Faut-il absolument sortir des nouveautés dans un contexte comme celui-ci. Est-ce nécessaire?

Pourquoi pas? Est-ce trop tôt, est-ce trop tard? Qui le sait! Le temps le dira. La situation change tous les jours. Ce n’est ni juste ni faux. Et c’est une des règles du commerce. Non?

Bien avant le coronavirus, Audemars Piguet, comme quelques autres, avait annoncé se retirer des salons, en l’occurrence du SIHH, devenu Watches & Wonders avant d’être annulé. Vous aviez envisagé vos propres événements et lancements. Qu’en est-il aujourd’hui?

Pour l’instant nous avons tout annulé jusqu’à fin août. Ensuite, on verra selon la situation qui prévaudra alors.

Mais ces lancements, on les fera certainement de façon différente. Un des aspects «intéressants» de la crise est qu’elle nous oblige à penser local, et ça, c’est très bien.

«Un des aspects «intéressants» de la crise est qu’elle nous oblige à penser local, et ça, c’est très bien.»

Notre indépendance nous y aide. Les décisions sont plus rapides. On n’a pas besoin de rendre compte des chiffres et de les partager avant décision. On peut se permettre d’être flexibles. On a d’ores et déjà accepté une perte de business pour 2020 et on travaille désormais sur 2021, 2022.

Le nouveau musée en forme de spirales temporelles entrecroisées qu'Audemars Piguet devait inaugurer le 23 avril 2020. Il a finalement été ouvert au public le 26 juin.
Le nouveau musée en forme de spirales temporelles entrecroisées qu’Audemars Piguet devait inaugurer le 23 avril 2020. Il a finalement été ouvert au public le 26 juin.

Vous avez lancé récemment une montre qui a fait parler d’elle, la [Re]master01, sous le slogan «Remastering the Past». Aujourd’hui, ce slogan résonne comme un manifeste. Le futur est-il dans cette réévaluation du passé?

La [Re]master01 a été originellement conçue pour être lancée à l’occasion de l’inauguration de notre Musée qui devait avoir lieu le 23 avril. D’un musée on attend d’aller y visiter le passé, pas seulement pour l’admirer mais aussi pour éclairer le futur. D’où cette montre. Quand tout s’est arrêté, on a donc décidé de la lancer quand même.

Mais ce n’est pas pour autant un manifeste. Dans notre pipeline nous avons beaucoup de produits extrêmement innovants. Car si le passé compte, si les racines sont importantes, il faut aussi savoir surprendre nos clients.

Notre identité c’est l’innovation et le design. Ce n’est pas moi qui le dit, ce sont nos clients. Cette identité, on ne va pas la perdre, loin de là. On va essayer au contraire de la renforcer.

La crise est aussi un formidable accélérateur de la créativité. Audemars Piguet travaille avec 2’000 personnes dans le monde. En ce moment, chaque jour, en interne, il y a 700 connections VPN qui s’établissent entre nous. Dans cette période de confinement, je reçois des projets formidablement inventifs. On ne va pas freiner. Bien au contraire.

La très belle [Re]master01 n'est pas la réédition d'une montre historique mais le «remastering contemporain» d'un rare chronographe (le modèle 1533) datant de 1943, dont elle reprend les codes identitaires les plus marquants. A commencer par son aspect bicolore, boîtier et cornes en acier, mince lunette, poussoirs et couronne en or rose qui mettent en scène un cadran champagne. Equipée de la dernière génération de mouvement chronographe automatique intégré d'Audemars Piguet, roue à colonnes et fonction flyback.
La très belle [Re]master01 n’est pas la réédition d’une montre historique mais le «remastering contemporain» d’un rare chronographe (le modèle 1533) datant de 1943, dont elle reprend les codes identitaires les plus marquants. A commencer par son aspect bicolore, boîtier et cornes en acier, mince lunette, poussoirs et couronne en or rose qui mettent en scène un cadran champagne. Equipée de la dernière génération de mouvement chronographe automatique intégré d’Audemars Piguet, roue à colonnes et fonction flyback.

Un des effets de la crise est aussi la formidable accélération de l’usage en tous sens d’internet et des moyens de communication qu’il offre. Est-ce là aussi un changement de paradigme?

Il y a cinq ans, les médias prédisaient que la smartwatch signait la mort de l’horlogerie traditionnelle. Il n’en n’a rien été, du moins pour le haut de gamme. Et aujourd’hui, ce n’est tout simplement plus un sujet. De même, internet, n’est pas et ne sera pas la solution miracle. D’ailleurs, tous les sites de vente en ligne perdent de l’argent. C’est seulement un nouvel outil de vente et de marketing à disposition.

«Internet, n’est pas et ne sera pas la solution miracle. C’est seulement un nouvel outil de vente et de marketing à disposition.»

Aujourd’hui, pour nous, la vente en ligne représente de 5% à 10%. L’expérience physique ne sera pas remplacée, du moins pour un produit comme le nôtre. En revanche, internet c’est parfait pour commencer une conversation, oui. Mais cette conversation continue offline et se conclut différemment, physiquement.

Boutique Audemars Piguet à Genève
Boutique Audemars Piguet à Genève

Avant crise déjà, on disait les détaillants croulant sous les stocks. N’y a-t-il pas là un goulot d’étranglement qui ne se résorbera que difficilement?

En ce qui nous concerne, avant la crise nous n’avions au contraire pas assez de stocks. Nous venons de fermer deux mois, et allons reprendre au compte-gouttes. Notre objectif n’est pas de rattraper ces deux mois d’arrêt total suivis d’une reprise à rythme mesuré. Au contraire, nous tenons à conserver cette notion de rareté du produit.

Quant à ceux qui avaient trop de stocks, eh bien cet arrêt devrait les aider.

Le problème est plus aigu pour les distributeurs. Les détaillants multimarques qui souffraient déjà avant pourraient souffrir encore plus après. On doit ainsi s’attendre à une vague de concentration des points de vente multimarques. De ce point de vue, notre équilibre entre nos 70 boutiques, qui représentent 60% de notre chiffre d’affaires, et notre réseau de détaillants multimarques nous protège. Mais quoiqu’il en soit, beaucoup de choses vont changer.

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