Résilience: l’horlogerie face à la pandémie


Lancer ou ne pas lancer les nouveaux modèles?

CHRONIQUES DU CORONAVIRUS

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mars 2020


Lancer ou ne pas lancer les nouveaux modèles?

Sacré dilemme qui se pose à toutes les marques horlogères qui sont dans les starting-blocks. Prêtes ou presque à lancer leurs nouveautés en vue des salons, elles ont été coupées net dans leur élan par leur annulation. Et maintenant que c’est le monde entier qui se confine, que faut-il faire?

E

n temps normal, les journalistes que nous sommes crouleraient sous les emails annonçant en fanfare les nouveautés, multipliant les previews avec ou sans embargo, nous obligeant à nous transformer en téléchargeurs frénétiques.

Avec l’onde mondiale du coronavirus, rien de tel. On sent une indécision générale - et totalement compréhensible. Que faut-il faire? Alors que tout ou presque est prêt à être communiqué au monde entier - il suffirait d’un clic -, tous ou presque hésitent sur la stratégie à suivre. La décision de lancer la communication autour d’un nouveau produit est d’autant plus difficile à prendre que nul ne peut prédire aujourd’hui l’extinction de cette pandémie mortelle. Au moment où la Chine semble s’en extraire, ce sont l’Europe puis les Etats-Unis qui y plongent. Sans parler des autres foyers qui s’allument un peu partout. Et le monde n’a-t-il pas d’autres soucis en ce moment que d’entendre parler d’un nouveau modèle de montre? Qui s’y intéressera-t-il?

Lancer ou ne pas lancer les nouveaux modèles?

Gérer le temps quand le temps est aboli

Le lancement d’un nouveau produit ou d’une nouvelle collection est une opération impliquant communication, événementiel, logistique s’enchaînant selon un programme et un agenda dont le timing doit être strictement et précisément établi et planifié. Dans la situation actuelle, cette chaîne est rompue. L’échelonnement dans le temps des diverses actions à entreprendre n’est plus possible car le temps lui-même est aboli par le confinement, le cloisonnement, la fermeture des services, l’interdiction des rassemblements physiques et l’avalanche incessante de nouvelles stupéfiantes en provenance du monde entier...

Quelques exemples tout récents - encore que la notion de temps s’est totalement diluée et que des événements pourtant proches semblent déjà si lointains - illustrent l’extrême difficulté que rencontrent les marques pour lancer un produit dans les circonstances présentes.

  • Le 15 février, l’Europe connaît son premier décès, un touriste chinois âgé qui meurt à Paris. Le 17 février, Vacheron Constantin lance publiquement sa nouvelle et ambitieuse collection féminine Egérie. Dix jours plus tard, le 27 février, Watches & Wonders - l’écrin dans lequel Egérie allait être physiquement présentée à la communauté horlogère mondiale - est annulé.
  • Le 12 mars, alors que l’épidémie atteint déjà l’Europe et que ce même jour l’Italie annonce fermer tous ses commerces, cafés et restaurants à l’exception des magasins d’alimentation et des pharmacies, TAG Heuer lance à New York sa nouvelle génération de montres connectées. Une opération stratégique pour la marque. Le même jour, les Etats-Unis annoncent fermer leur territoire aux voyageurs en provenance de l’espace Shengen, et le 13 mars, Donald Trump promulgue l’état d’urgence nationale. Toute l’équipe de TAG Heuer a juste le temps de retourner en Europe avant que tout ne se boucle à double tour.
  • Le 19 mars, Tissot décide de bousculer son calendrier et de profiter de la présentation des résultats du Swatch Group - en téléconférence, devant un parterre vide de journalistes, coronavirus oblige - pour lancer sa nouvelle et première montre connectée, la T-Touch Connect Solar, initialement prévue pour le mois de juin. Le même jour, le nombre de morts en Italie dépasse celui de la Chine. Les têtes sont ailleurs. Ce produit tant attendu, important pour l’ensemble de l’horlogerie suisse, ne suscite qu’une fraction de l’intérêt médiatique qu’il aurait suscité en d’autres circonstances.

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Annulations en chaîne

Après l’annulation de Watches & Wonders et celle de Baselworld, d’autres grandes «caisses de résonance» propices à la promotion horlogère viennent à tomber les unes après les autres. Les Jeux olympiques n’auront pas lieu à la date prévue. Pour une marque comme Omega, déjà que le lancement mondial du prochain James Bond est repoussé, le coup est certainement très rude, tant la marque y est étroitement associée à travers collections dédiées et modèles spéciaux, dont certains devraient déjà être en production.

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Autre exemple, Hublot, qui est confrontée à l’annulation de l’Euro de football qui, cette année, devait se dérouler simultanément dans plusieurs pays européens. Nul doute que ce report à l’année prochaine contraint la marque à revoir tout son calendrier de lancement de produits dédiés. Et pourtant, la montre en édition limitée de cet UEFA Champions League a été lancée... le 19 février.

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Les limites du tout numérique

Confrontés que nous sommes tous à respecter la «distanciation sociale», les échanges personnels et directs se transforment en échanges virtuels et distants. Certaines marques, ne pouvant attendre pour lancer leurs nouveaux produits, tentent de passer exclusivement par les canaux numériques et virtuels. Or ceux-ci montrent rapidement leurs limites.

Les horlogers n’ont eu de cesse de dire et de répéter que la montre était avant tout un produit «émotionnel». Qui dit «émotion», dit contact, proximité, toucher, sensation, échange, dialogue. Autant de conditions de «l’émotion» qui sont absentes du spectre numérique. Une image du produit n’est que sa reproduction bi-dimensionnelle. Elle n’a pas de poids, pas d’épaisseur, pas de matière. Elle n’est qu’un artefact.

Le jugement qu’on peut en porter est du coup forcément limité à sa pure surface, à sa seule apparence iconique. De plus, la montre est aussi - avant tout dans le cas de la montre mécanique de prestige - un objet autant intime que «social». Elle est faite pour être portée, vue, commentée.

En tant que journalistes, nous sommes désormais sollicités par nombre de marques à des conférences de presse, à des présentations individuelles par visioconférences et autres canaux numériques et réseaux sociaux. Que dire, dès lors, d’une montre qu’on n’aura vue que virtuellement, sans rien ressentir de sa présence physique? Que transmettre à nos lecteurs? Comment leur donner envie? Comment jouer notre rôle de passeur, voire de filtre? Comment transmettre l’humain qui y a été mis?

En temps normaux, la communication numérique est un outil parmi d’autres. Qu’elle devienne le seul canal de transmission en révèle toute la pauvreté.

Lancer ou ne pas lancer les nouveaux modèles?

La revanche des salons

Cette pandémie marque le triomphe, nous dit-on, du télétravail, des réseaux, du numérique sur le physique. A voir! Bien au contraire, à notre sens, elle démontre la quasi-paralysie qui devient la nôtre quand toute action physique est entravée, quand toute interaction humaine se limite au virtuel. Plus rien ne semble vraiment fonctionner. Tout semble vain.

Nous avions consacré notre précédent numéro d’Europa Star, pré-coronavirus, à la question si controversée des salons horlogers et de leur remise en cause. De nombreuses marques avaient décidé de s’en passer, jugeant que ces grands rendez-vous humains, réunissant toute la communauté horlogère, étaient devenus inutiles. Maintenant que le coronavirus les a annihilés (du moins pour cette année), tout le monde les regrette. C’est dans l’absence qu’on se rend compte de la valeur de ce qui nous manque.

Que les salons horlogers doivent se transformer, se régénérer, offrir de nouvelles perspectives au-delà de leur seul aspect commercial - par ailleurs leur raison d’être - est une évidence.

Ils étaient en train d’opérer leur mue dans ce sens: lancer des produits, certes, mais aussi s’ouvrir à un public au-delà des murs fermés des Maisons exposantes; partager connaissances, expériences, découvertes, pistes et interrogations; transmettre des savoirs, de l’histoire, de la culture; permettre rencontres, échanges, débats. Et faire la fête ensemble, aussi.

Confinés que nous sommes, nous ressentons d’autant plus l’absence de cette chaleur. Elle nous est nécessaire. Et elle est nécessaire au véritable «lancement» de nouvelles propositions. Ce ne sera pas pour 2020. Nous devrons nous contenter du numérique, pour une grande part. Attendons 2021. Ce sera la revanche mammifère.

Lancer ou ne pas lancer les nouveaux modèles?

P.S. Les remarques et réflexions ci-dessus valent tout aussi bien pour nous, médias. Et à nos yeux, le papier est l’équivalent d’un salon: un rendez-vous physique, le choix de prendre son temps, d’approfondir, de réfléchir ensemble.

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