n novembre dernier se tenait la troisième édition de la Dubai Watch Week. Une foire qui, outre les marques qu’elle expose, possède un vrai luxe: celui du temps. Le temps de découvrir, de dialoguer, dans un environnement serein. Car le salon se veut davantage culturel que commercial. Logique, puisqu’il est organisé par le détaillant le plus prestigieux du Moyen-Orient, Ahmed Seddiqi & Sons, fondé à la fin des années 1940 et employant aujourd’hui plus de 800 personnes dans un dense réseau de plus de 70 boutiques aux Emirats arabes unis, représentant presque autant de marques de prestige. Ce n’est donc pas la foire d’empoigne pour trouver un nouveau représentant... et du coup on a le temps!
Ce véritable campus horloger intègre également deux caractéristiques qui font cruellement défaut aux autres événements du type à travers le monde: un riche programme de conférences et d’ateliers, ainsi que l’intégration du pôle vintage de l’horlogerie, en forte croissance, y compris dans les pays du Golfe. Christie’s possédait ainsi son propre pavillon lors du salon. «Nous avons lancé les enchères à Dubaï en 2006, explique son responsable horlogerie Stéphane Von Bueren. Ce n’était pas joué d’avance de vendre des montres de deuxième main ici... Cela prend du temps. Nous avons commencé par des montres modernes mais petit à petit le vintage prend aussi de l’importance.»
«J’étais surpris lorsque j’ai assisté aux premières ventes aux enchères ici à Dubaï de voir à quel point un certain nombre de personnes dans l’assistance étaient découragées parce que les montres étaient «usées», ajoute Ali Khadra, de Canvas Magazine. Mais c’est justement ce qui les rend attachantes, ce n’est pas comme une vieille robe, on n’achète pas juste une pierre ou un mécanisme mais de l’histoire.»
La «maturité» horlogère grandit à Dubaï, observe Melika Yazdjerdi, responsable du marketing et de la communication chez Ahmed Seddiqi & Sons et directrice de l’événement. Historiquement, les familles royales du Moyen-Orient ont commissionné un grand nombre de pièces à des maisons suisses, dont on peut toujours voir un certain nombre aujourd’hui au Patek Philippe Museum de Genève. «Les collectionneurs ne s’intéressent pas seulement aux montres les plus onéreuses, mais aussi à des modèles et des mouvements très spécifiques. Notre rôle et notre raison d’être ont toujours été de contribuer à éduquer les locaux à l’art horloger.»
Et surtout, alors que les marques comme leurs représentants tendent à la concentration et que les rachats se sont multipliés, le détaillant est toujours géré comme une grande famille, au sens propre et figuré... Qui de mieux, justement, pour évoquer la situation du marché aux Emirats arabes unis qu’un membre de la famille? Entretien avec Mohammed Abdulmagied Seddiqi, représentant de la troisième génération au sein de la Seddiqi Holding, dont il est le Chief Commercial Officer.
Quel regard portez-vous sur l’année 2017 pour le marché horloger aux Emirats arabes unis? Les exportations de montres suisses y sont en baisse pour la deuxième année consécutive...
2017 a été une année compliquée, avec l’instabilité géopolitique persistante au Moyen-Orient. J’espère que la situation va s’améliorer. Mais même face à ce contexte, nous continuons nos investissements pour poursuivre notre développement. Quoi qu’il arrive, Dubaï restera le hub régional. Ce n’est pas une réputation qui s’est construite en deux ans, même si le développement a été très rapide. Aujourd’hui, Dubaï est devenu une destination et une marque reconnue à l’international. Nous en bénéficions.
Avec le recul, que pouvez-vous dire de l’évolution de ce marché aux Emirats arabes unis cette dernière décennie? On est frappé par la densité horlogère qu’on y trouve aujourd’hui.
Le marché horloger a beaucoup changé ces dix dernières années, principalement parce que le pays s’est développé sous l’impulsion de la famille régente. Ils ont encouragé les investissements à Dubai et fortement développé l’infrastructure, les routes, l’aéroport, pour encourager le business et le tourisme et faire de Dubaï un hub de tout le Moyen-Orient. C’est un «package complet» qui attire beaucoup de monde et de capitaux, y compris vers l’horlogerie. Nous accompagnons cette croissance.
Justement d’où viennent vos clients?
Notre clientèle est à 50% locale et à 50% étrangère, car Dubaï attire des touristes venus d’Europe, de Russie ou encore d’Extrême-Orient. C’est un bon mix.
L’un de vos concurrents principaux dans la région est le distributeur Rivoli, aujourd’hui en mains du Swatch Group. Comment avez-vous pallié l’interruption de la collaboration avec le géant suisse?
Notre portfolio est toujours riche et varié. Aujourd’hui, nous représentons plus de 60 marques, pour tous les budgets et tous les goûts. Après tout, nous commençons avec les montres fashion et des marques comme Guess ou Armani; nous avons de la montre connectée – TAG Heuer a même sorti une édition dédiée à Dubaï de sa Connected; et nous représentons les marques de prestige depuis plus de six décennies à travers Ahmed Seddiqi & Sons - la plus ancienne et plus importante unité de Seddiqi Holding, en ce qui concerne Rolex, Patek Philippe, Audemars Piguet, Chopard. Ces dernières sont indépendantes, souvent toujours familiales, ce qui nous rapproche naturellement d’elles. Par ailleurs, la «nouvelle» marque qui a le plus percé ces quinze dernières années est sans hésiter Richard Mille. Et nous continuons d’ajouter régulièrement de nouvelles marques à notre portfolio. La dernière en date est Bell & Ross.
Dubaï compte déjà aujourd’hui le plus grand centre commercial du monde – qui sera surpassé par un nouveau mall d’ici 2020, toujours dans la même ville, à l’occasion de l’Exposition universelle. Celui-ci accueillera... plus de 4’750 boutiques! Le modèle de la boutique monobrand, du shop-in-shop, a-t-il définitivement gagné sur le multibrand dans la région?
Ce serait trop radical que de l’affirmer. Il est vrai que les boutiques monobrand représentent actuellement 70% de notre distribution. Nous avons commencé par du multibrand dans les années 1950 mais nous avons ouvert des boutiques monobrand dès les années 1970, à commencer par Chopard. Le plupart se trouvent dans des centres commerciaux. C’est en e et l’une des raisons principales pour lesquelles on trouve davantage de boutiques monobrand qu’en Europe: il y a beaucoup plus de centres commerciaux à Dubaï et donc de shop-in-shop.
Quid de la vente en ligne?
Aux Emirats arabes unis, nous ne voyons pas une croissance forte des ventes en ligne des montres de luxe, contrairement aux Etats-Unis peut-être. Nous considérons néanmoins le e-commerce pour les plus petites marques dans notre portfolio. Nous allons lancer des initiatives en ce sens mais pour les autres, le «touch and feel» reste très important dans la région, tout comme la relation personnelle que nous nouons avec nos clients depuis des générations.
Et la montre vintage?
Nous-mêmes ne sommes pas encore présents dans la vente de modèles vintage mais nous envisageons d’avoir à terme un magasin dédié. Il faut souligner que les gens sont de plus en plus conscients des opportunités offertes en horlogerie par les maisons de ventes. Des Emiratis participent déjà à des ventes à Genève, New York ou Hong Kong, tout comme à Dubaï. L’un des modèles les plus connus de l’histoire des ventes est d’ailleurs la Daytona ornée de l’emblème des Emirats arabes unis, commissionnée par la famille royale auprès de Rolex.
Certains détaillants de renom sont sortis de leur marché national, comme Wempe ou Bucherer. N’envisagez-vous pas de vous étendre dans d’autres pays du Golfe?
Pour le moment nous nous concentrons sur notre présence aux Emirats arabes unis car il y a encore beaucoup à faire. Ahmed Seddiqi & Sons est la partie la plus importante de Seddiqi Holding, mais nous sommes aussi actifs dans le service après-vente, les produits de beauté et surtout l’immobilier à Dubaï. Par ailleurs, vu la manière dont nous fonctionnons, cela signifierait de trouver un membre de la famille désireux de s’établir à l’étranger pour diriger cette succursale...
Parlons de votre fonctionnement, précisément. La famille Seddiqi s’est aujourd’hui tellement étendue que vous avez mis en place une structure de sélection «impartiale» à l’interne! Comment cela marche-t-il?
Nous sommes aujourd’hui sept représentants de la troisième génération. La famille grandit mais pas tout le monde se destine à l’horlogerie, il faut être qualifié pour entrer dans le business. Nous avons à présent introduit un livret de famille pour essayer de poursuivre l’entreprise sur les générations suivantes. Si les membres de la famille veulent rejoindre la société, ils doivent avoir au moins cinq ans d’expérience, pas forcément uniquement en horlogerie, mais tout de même la passion des montres. Et les membres de la famille ne peuvent pas être impliqués dans le processus de recrutement d’autres membres de la famille. Nous nous critiquons parfois les uns les autres mais pour le bien de la société! Nous incluons aussi des personnes qui ne sont pas membres de la famille pour avoir une diversité d’idées.
Comment vous est venue l’idée de créer la Dubai Watch Week? Et quel est le but recherché via cet événement?
Il y a 11 ans, j’ai assisté à un événement horloger à Singapour et cela m’a donné l’idée de lancer un salon à visée purement éducative. La Dubai Watch Week est davantage un salon culturel que commercial. Plus nous éduquons de gens à la belle horlogerie, plus nous en profiterons, en étant au cœur de cet écosystème horloger au Moyen-Orient, un environnement fertile pour l’horlogerie.