l’heure d’évoquer l’Afrique, nombre de CEO horlogers parlent d’un continent en transformation, une terre jeune en plein boom, voire un futur eldorado du luxe. Mais lorsqu’il s’agit de passer à l’acte, d’investir pour bâtir un réseau de distribution du luxe sur le continent, c’est une autre affaire...
Pourquoi en effet construire une boutique à Lagos au Nigeria si les résidents les plus riches passent la plupart de leur temps dans les grandes capitales européennes, où ils ne lésinent pas en achats de montres de luxe? Et la bonne poire dans l’histoire, c’est le détaillant africain local, qui promeut l’industrie et les sociétés horlogères, alors qu’in fine le marché lui échappera largement... ainsi qu’à toute l’économie locale.
Deremi Ajidahun, l’un des plus grands distributeurs de montres en Afrique subsaharienne avec sept boutiques au Nigeria dans un groupe qui va bien au-delà de la seule horlogerie, n’a pas encore trouvé la solution à ce problème. Alors, il écoute attentivement les discours pleins d’entrain des dirigeants horlogers, sans être dupe, et en attendant de le leur remettre sous le nez à l’heure des négociations...
- Rencontre avec Deremi Ajidahun, fondateur de Hole19 ©Igor Laski
Crise chinoise à l’africaine
L’an passé a été une année très compliquée sur le plan des achats horlogers au Nigeria. En cause, une «crise chinoise» à l’africaine, sous forme d’un nouveau gouvernement ayant mis en place une politique «mains propres» et une campagne anti-corruption qui, comme dans l’Empire du Milieu, restreint très fortement le gifting. Ces bons services entre bons amis politico-commerciaux, souvent sous forme de montres de luxe, représentaient jusqu’alors... 60% du chiffre d’affaires horloger du détaillant.
D’autre part, le Nigeria est entré en 2016 dans la plus profonde récession de ces dernières décennies, en raison de la baisse du prix du pétrole, dont le pays est un grand producteur...
- Une vue de Lagos, la plus grande ville du Nigeria... et d’Afrique
Heureusement pour lui, Deremi Ajidahun a plus d’une corde à son arc puisque l’activité à l’origine de son groupe Hole19 (fondé en 1987), le marketing BtoB dans le domaine du golf, continue de soutenir son chiffre d’affaires. Tout comme la vente de mobilier de luxe, dans un groupe aux actifs très divers – lui-même a lancé sa propre ligne de vêtements.
Mais le coup a été plus rude pour ses boutiques horlogères. Il compte deux boutiques multimarques, à Abuja et à Lagos, où il représente notamment les marques du groupe LVMH mais aussi des indépendants comme Louis Moinet, Louis Erard et Seven Friday. Le détaillant opère également deux boutiques Hublot, deux boutiques TAG Heuer et une boutique Ulysse Nardin.
«Richemont est un groupe d’origine africaine. Ils pourraient en faire plus pour le continent!»
«Il y a un peu moins de dix ans, mon épouse a eu l’idée de nous étendre au domaine du luxe. Puisque j’ai autant une passion pour les montres que pour le golf, l’horlogerie était un choix naturel», explique Deremi Ajidahun. Le détaillant a même créé un magazine consacré au domaine, pour accroître la notoriété de l’horlogerie sur place: «Il n’y a pas vraiment de publications spécialisées ici – et de manière générale, l’Afrique est toujours sous-représentée dans les grands magazines de luxe!»
- Ulysse Nardin Store, Abuja
- Hublot Store, Abuja
- TAG Heuer Store, Abuja
Gourmands en montres de luxe... en Europe
Jusqu’à l’an passé, la croissance était continue. La clientèle de la chaîne Zakaa – le nom du pôle horloger du groupe – est essentiellement locale. Comme il n’existe pas vraiment de classe moyenne dans ce pays aux fortes inégalités, les aficionados sont essentiellement des HNI (pour High Net Worth Individuals) ou des UHNI (pour Ultra High Net Worth Individuals), selon le jargon consacré. Si une marque comme Hublot a rencontré un succès constant sur place, Deremi Ajidahun explique en revanche que «vendre une marque de luxe abordable, moins connue, comme Louis Erard était moins évident au début». C’est finalement du côté des élégantes propositions féminines de la marque indépendante suisse qu’est venu le salut...
Face à la crise qui a éclaté l’an dernier, le détaillant a dû concéder des promotions importantes dans ses magasins, «de l’ordre de 50% à 60%». Il souligne: «Nous avons en revanche tenu à garder tout notre effectif. Nous n’avons pas introduit de nouvelle marque et avons multiplié les événements locaux. Dans le passé, nous organisions de gros événements mais nous nous rendons compte que le retour sur investissement n’est pas aussi fort qu’avec des événements plus ciblés.»
Le détaillant ne peut pas compter sur un quelconque patriotisme économique de la part de ses concitoyens pour relever la tête... Si les Nigérians «adorent» les montres, quelque «80% de leurs achats horlogers» se font à l’étranger. «Nous essayons de ramener les achats sur le marché domestique. Si nous avions une masse critique de modèles et de marques sur place, la consolidation du marché serait beaucoup plus facile... A ce niveau, je dois tout de même rendre hommage à LVMH, qui a été précurseur sur l’horlogerie en Afrique.»
- Deremi Ajidahun ©Igor Laski
Manque de liquidités et contrefaçons
Car le détaillant est catégorique: le potentiel de croissance est bien présent sur place... et pas uniquement dans une expansion par exemple vers l’Afrique du Sud, la première économie du continent. «Nous avons assez à développer au Nigeria, un pays de 180 millions d’habitants! Je crois que nous n’avons même pas atteint le 20% de notre potentiel.» A condition que les horlogers jouent le jeu et commencent à étoffer leurs réseaux de distribution en Afrique. «Richemont est un groupe d’origine africaine. Ils pourraient en faire plus sur le continent!»
Deux écueils importants se posent néanmoins sur le chemin de la croissance horlogère en Afrique. D’une part, la faiblesse du système bancaire oblige les détaillants locaux à grandir quasiment uniquement à fonds propres, ce qui freine leur croissance. «Nous n’avons pas emprunté un seul centime, souligne Deremi Ajidahun. La première difficulté du business, au Nigeria comme sur une grande partie du continent, c’est le système bancaire. Il ne vous donne pas de crédits pour vous développer.»
«Nous avons assez à développer au Nigeria, un pays de 180 millions d’habitants! Je crois que nous n’avons même pas atteint le 20% de notre potentiel.»
Un autre immense problème est la contrefaçon, qui s’enracine très profondément dans la société et l’économie locale. «Vous pouvez voir des hôtels trois étoiles au Nigeria qui exposent de fausses montres... Il n’y a pas de loi qui combatte efficacement ce problème et nous recevons des flots de fausses montres chinoises, qui inondent le marché. Cela concerne tous les domaines: je vois même des contrefaçons de balles de golf!»
Quant au e-commerce, il est lui-aussi inondé de fausses montres... «C’est pourquoi nous n’investissons pas dans la vente en ligne, souligne Deremi Ajidahun. Nous donnons la priorité à l’éducation dans un premier temps, pour éviter que les gens croient pouvoir trouver une Patek Philippe à moins de 2’500 dollars.»
En une décennie, le détaillant a déjà tracé une voie possible pour l’horlogerie de luxe sur le continent. Il ne compte pas en rester là: «Je pense par exemple qu’il serait envisageable de multiplier par deux le nombre de boutiques d’une marque comme Hublot dans les prochaines années au Nigeria!» L’Afrique n’est sans doute pas l’eldorado dont certains parlent, mais une vision plus réaliste de son potentiel pourrait lui permettre de gagner quelques pour-cents de croissance réelle... sur place.
- Le Golfe de Guinée et le Nigeria