ans le cadre de notre série Générations, nous sommes allés rendre visite à Pascal Raffy et à sa fille, Audrey Raffy, au château de Môtiers, dans le Val-de-Travers. C’est dans ce cadre exceptionnel qu’est installé le cœur battant de Bovet, ses ateliers d’horlogerie et de décoration d’art, son musée, sa direction et son administration.
A Tramelan, se trouve la Manufacture de mouvements Bovet, ainsi que la fabrication de ses cadrans. Ce qui fait de Bovet une maison indépendante puissamment intégrée. Et dont l’offre, raffinée, précieuse et complexe à la fois est assez unique en son genre, construite pour perdurer.
Europa Star: Pascal Raffy, vous avez repris Bovet en 2001 et à peine cinq ans plus tard, en 2006, vous achetiez le château de Môtiers au Canton de Neuchâtel et repreniez la manufacture de mouvements Dimier, puis des cadraniers à Genève. D’une année à l’autre, vous êtes ainsi passés de 43 à 158 personnes… Quelle volonté aviez-vous?
Pascal Raffy: La constitution d’une manufacture est une volonté inscrite dès le départ de mon aventure horlogère, c’est le début de mon rêve. Dès le départ, ma perspective est de long terme, familiale, au sens direct et élargi. Familiale au sens élargi car je voulais parvenir à constituer une véritable équipe d’artisans, unie dans un commun respect de ce que faisait Bovet, réunissant autant de membres autour du même projet de construire ensemble une véritable manufacture. Aujourd’hui nous sommes 158 personnes et je peux vous donner tous les prénoms de ceux et celles qui font Bovet, une vraie famille élargie. Quant aux prénoms de mes enfants directs, Audrey, Alexandra et Amadeo, ils ont tous trois donné leur nom à une collection. On peut aussi dire que cette aventure s’inscrit également dans une forme de continuité historique: le succès de Bovet Frères, à l’origine, c’est essentiellement une histoire de famille, de cousinades, d’échanges et d’ouverture sur le monde!
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- Pascal et Audrey Raffy
Le style Bovet néo-classique et technique à la fois, que vous avez inlassablement poursuivi au cours des dernières décennies, vous distingue assez nettement dans le paysage horloger.
PR: Dès le départ et jusqu’à aujourd’hui, j’ai tenu à défendre les valeurs décoratives et artisanales, les gravures florisanes, les cadrans guillochés, la peinture miniature, le mélange des pratiques, allant de pair, comme les deux mains, alliant le style, l’ingéniosité et l’inventivité technique.
Au départ et pendant quelques temps, je sais que j’ai été jugé comme étant un old fashioned guy. Mais il est important de rester conséquent et constant dans sa démarche et sa vision. Je n’ai pas varié et puis l’époque m’a rattrapé. Et aujourd’hui la «modernité» est bien reconnaissante de la qualité des finitions qui a toujours été une de mes obsessions. Comme me l’avait dit un collectionneur: «We do love the sustained virtue of your collections.» Il faut être reconnaissants envers les collectionneurs car petit à petit ils ont su imposer la connaissance horlogère.
Vous nous avez dit avoir nommé des collections d’après les noms de vos enfants, c’était une forme d’invitation cachée à ce qu’ils vous rejoignent en horlogerie?
PR: Oh non, plus on le leur dit moins ils le voudront. Je dirais plutôt que c’est une façon de les amener à voir le travail, à susciter leur curiosité, à créer un désir peut-être?
Audrey Raffy: Moi, effectivement, je me souviens avant tout de la passion de mon père, c’est elle qui a été contagieuse. Il était littéralement habité par ça, par son rêve Bovet. En grandissant, j’ai commencé à ressentir de l’amour pour tout ce qu’il construisait. Ça m’est venu quand j’ai commencé à m’immerger dans le travail des artisans. J’y ai passé beaucoup de temps, à voir, à observer, à toucher, à analyser puis, peu à peu en cherchant à transmettre cette passion aux clients. Je suis vraiment tombée amoureuse de la mécanique, de la décoration, du travail lui-même, de la qualité qui est la plus haute chez Bovet.
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- Madone à l’enfant: «Cette Madone est la première montre Bovet que j’ai pu collectionner. Elle date de 1835. Je reste émerveillé par la qualité exceptionnelle de cet art décoratif et de son raffinement horloger. Chaque montre est le raccourci de son époque. Au-delà, le sujet représenté m’est particulièrement cher. Pour moi, la famille est d’une importance fondamentale. Que ce soit votre famille directe ou la famille de toutes celles et de tous ceux avec qui vous collaborez en partageant la même exigence.»
Mais vous n’êtes pas tout de suite «tombée dans la marmite», comme on dit. Vous avez eu tout un parcours…
AR: Oui, j’ai grandi en Espagne, en Suisse, j’ai étudié le droit aux Etats-Unis. Mon père est français, ma mère franco-algérienne, j’ai grandi à Valence en Espagne, je me sens autant espagnole que suisse et me considère également américaine après y avoir passé dix ans. Sans compter que je suis aussi implantée à Dubaï où vivent ma mère et mes frères et soeurs.
De quoi faire pâlir les frères et cousins Bovet pourtant éclatés entre Val de Travers, Londres et Chine… Mais quand avez-vous rejoint votre père dans la manufacture?
AR: En 2020, en plein Covid. Je me suis occupée de notre bureau de Miami et ai voyagé aux Etats-Unis, en Amérique du Sud où j’ai développé nos réseaux. Puis en 2023, j’ai rejoint Dubaï, d’où je m’occupe de tout le Moyen-Orient avec l’important partenaire que nous y avons. Et vous savez, au Moyen-Orient, la plupart des maisons sont elles aussi familiales… Mes origines libanaises m’ont bien appris l’importance de la famille. Je représente donc un peu partout la famille et la Maison, et me charge aussi de tous les aspects juridiques.
Vous avez une collection à votre nom…
AR: Je vous avoue qu’aujourd’hui encore, ça me gêne un peu. En fait, je suis assez timide.
A vous entendre, l’aspect familial est très important?
PR: J’abonde dans son sens. Je dirais même qu’en haute horlogerie il faut des familles. Elles apportent une valeur supplémentaire. Sans jugement de valeur sur les uns ou les autres, avec la valse des CEO qu’on peut constater, il y a une dilution de l’essentiel. L’essentiel de la haute horlogerie réelle, ce sont les artisans qui la font. C’est une aventure humaine qui se déroule sur des décennies, quelque chose s’agrège et ça devient une véritable culture, ça permet de construire ensemble une solide maison. C’est vraiment une famille étendue. La majorité de nos artisans sont avec nous depuis 2006. De quoi établir un fort respect mutuel. Il y a une hiérarchie, certes, mais tout un chacun doit être éminemment respecté. Et le respect a un nom: l’écoute. L’écoute est au centre de tout.
AR: C’est vrai! Mon père dit à tout le monde «j’adore qu’on m’objecte». Il a une réelle capacité à écouter calmement et c’est rare qu’il le perde, son calme. Il cherche la substance. En écoutant les autres, on apprend les uns et les autres. Ça apporte aussi de la tempérance, lui qui est en ébullition permanente…
PR: Est-ce une différence de génération? Elle a naturellement plus de recul.
AR: Oui, je suis calme, j’aime réfléchir, prendre mon temps… Je suis d’une nouvelle génération, un peu différente, forcément, dans les goûts, les couleurs, les matériaux. Mon père a le nez dans les étoiles et moi je teste au soleil des cadrans en sucre… (rires) En fait, on forme une belle équipe complémentaire, tous les deux.
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- Miss Audrey Sweet Art Cadran en sucre: le processus de production de ce cadran est extraordinairement complexe. Tout d’abord, les cristaux de sucre pur sont préparés de manière à ce que leur structure ne change pas lorsqu’ils sont exposés à la lumière ou à la chaleur (non, les cristaux de sucre ne fondent pas). Les cristaux de sucre sont ensuite choisis en fonction de leur taille, puis combinés à des peintures spéciales et appliqués à la main sur le cadran par l’un des artisans peintres miniatures de Bovet. Ce processus exigeant, protégé par un brevet, ne laisse aucune place à l’erreur. Un seul faux pas et tout le processus est à recommencer.
Y a-t-il une spécificité à la montre féminine?
AR: Tout dépend d’où vous parlez. Au Moyen-Orient, par exemple, j’ai vu que des femmes se vexaient qu’on leur propose juste des montres avec des diamants ou de la couleur. Beaucoup aiment porter des montres dites d’homme. Et elles adorent le système Amadéo (ndlr Le système Amadéo permet de transformer très simplement une montre bracelet réversible en montre de poche, en petite horloge de chevet ou en pendant).
PR: Je tiens un livre secret à l’adresse de mes enfants. Chacun d’entre eux est différent. Je leur donne des conseils sur une future répartition des responsabilités que j’estime logique. Il s’agit tout d’abord de bien observer et de bien comprendre en détail chaque partie de la maison, comme on parle de chaque partie d’un corps. Le socle de la maison, c’est sa culture qu’il convient de respecter profondément. Mais une culture est vivante. Ma démarche n’est pas d’imposer quoique ce soit, mais de convaincre. Car ce sera à eux de penser le garde-temps de demain. J’ai grande confiance car ils sont à la fois toujours respectueux les uns des autres et tous multiculturels. Ce qui, dans le monde d’aujourd’hui, est un atout incomparable.
Audrey vient de dire que vous avez toujours le nez dans les étoiles?
PR: Depuis toujours j’ai été et reste très sensible aux étoiles, à la lune. Et quand on pense aux Bovet de Chine, comme on les appelait, qui dès 1822 voyagent, découvrent les cultures, les admirent, ils regardent les étoiles, découvrent le firmament sous tous les cieux. Ce n’est pas par hasard qu’ils ont diffusé leur horlogerie, faites ici même, dans cette vallée, mais ouverte sur le monde. Et ce n’est pas par hasard que nous avons sorti cinq montres astronomiques différentes, 5 chapitres comme les 5 doigts de la main.
Et la Prowess 1, c’est «l’autre main» comme vous dites?
PR: Là, avec la Récital 28 Prowess 1, on redescend sur terre et on traverse les fuseaux horaires. Il nous a fallu cinq ans pour mettre au point ce garde-temps qui résout mécaniquement le casse-tête horloger de l’indication des heures d’hiver et heures d’été des différents fuseaux horaires. Sachant en plus que seuls 70 pays sur 195 pratiquent ce changement. Cette absolue première mondiale nous a valu le grand prix GPHG 2024 dans la catégorie Exception Mécanique.
Elle a donné naissance à la toute récente Récital 30, qui est véritablement universelle, sur mouvement automatique. Elle donne non seulement 24 fuseaux horaires, mais 25 car on peut y ajouter – ou soustraire – la demi-heure, comme dans la version New Delhi où le décalage se compte en demi-heure. L’idée de ces fonctions, elle est née ici, dans la cour de ce château. J’imaginais qu’un Bovet voulait savoir l’heure d’un autre Bovet, à l’autre bout du monde. Et le boîtier innovant de cette montre, comme une soucoupe volante, c’est une idée inspirée des chronographes d’époque de la Maison Bovet et qui vient directement des artisans de la manufacture.