a Suisse est peut-être le seul pays au monde qui ait reproduit sur un de ses billets de banque un édifice construit dans un tout autre pays, à des milliers de kilomètres de son territoire, à Chandigarh, en Inde! Mais cet ouvrage lointain est l’œuvre d’un de ses plus illustres citoyens, l’architecte Le Corbusier, né en 1887 dans la cité horlogère de La Chaux-de-Fonds et descendant lui-même d’une famille œuvrant dans l’horlogerie – un avenir tout tracé pour lui mais qu’il répudia pour se tourner vers l’architecture après une formation de graveur.
Or, La Chaux-de-Fonds et Chandigarh ont pour point commun d’avoir un plan urbanistique orthogonal. Ce qu’on appelait, un temps, un plan «à l’américaine», soit un maillage de rues et d’avenues qui se croisent toutes à angle droit. Le Corbusier – de son vrai nom Charles-Edouard Jeanneret – a-t-il donc été directement influencé par l’urbanisme en damier de sa ville de naissance?
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- Un billet de 10 CHF suisse (édition 1995) reproduisant la façade du Secrétariat du gouvernement à Chandigarh, un bâtiment dessiné par Le Corbusier
«Les rues sont orthogonales, l’esprit est libéré»
Après l’incendie de 1794 qui détruisit ce qui était alors le village de La Chaux-de-Fonds, un nouveau plan de reconstruction et de développement de ce qui deviendra la ville-manufacture horlogère de La Chaux-de-Fonds est adopté dès 1834. Dû au départ à Charles-Henri Junod, cet urbanisme qui se développa en damier avait pour objectif la sécurité et la salubrité, notamment afin d’éviter la propagation des incendies, mais aussi, dans un esprit d’idéal démocratique et de mixité, cherchait à offrir à tous et à chacun les espaces nécessaires en termes d’ensoleillement, de jardinage (chaque maison disposant d’un jardin-potager) et de déneigement. Ce plan répondait aussi à un impératif économique qui transforma la ville en cité-manufacture, chaque habitation pouvant accueillir des ateliers horlogers, souvent situés dans les étages pour jouir du meilleur ensoleillement.
Ce maillage orthogonal progressif de la ville-manufacture a-t-il influencé Le Corbusier – né donc à La Chaux-de-Fonds et y ayant réalisé ses deux premières constructions – pour sa planification urbaine de Chandigarh? On est en droit de se poser légitimement la question.
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- Le plan de La Chaux-de-Fonds dessiné par Le Corbusier en 1913 et le plan directeur de la future ville de Chandigarh dessiné par Le Corbusier en 1951.
- ©FLC/AGDAP
On est d’autant plus en droit de le faire si l’on se réfère à quelques-uns des écrits de Le Corbusier lui-même (qui n’a par ailleurs pas toujours été très tendre envers sa ville natale). N’a-t-il pas déclaré que quand «les rues sont orthogonales, l’esprit est libéré»? Une réflexion que l’on retrouve presque mot à mot dans la bouche d’un habitant de Chandigarh qui déclare en parlant de sa ville que «l’architecture aide les gens à avoir une ouverture d’esprit»1.
Dans un de ses textes resté assez célèbre, Le chemin des ânes, le chemin des hommes2, Le Corbusier oppose «la rue courbe qui est l’effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’animalité» à la «droite qui est une réaction, une action, un agissement, l’effet d’une domination sur soi. Elle est saine et noble.»
«Libre des traditions et des entraves du passé»
Si La Chaux-de-Fonds est née ainsi planifiée à la suite d’un incendie ravageur, Chandigarh est née d’un séisme d’une tout autre magnitude survenu en 1947 suite à l’accession de l’Inde à l’indépendance et sa partition d’avec ce qui est devenu le Pakistan, puis le Bangladesh. Un énorme transfert de population s’ensuivit (15 millions de déplacés, un million de morts). Le Penjab perdit sa capitale historique, Lahore, passée sur le territoire du Pakistan, et avait impérieusement besoin d’une nouvelle capitale. Le site choisi fut celui de Chandigarh, alors une vaste plaine en pente douce, ponctuée seulement de quelques pauvres villages, abondante en ressources hydriques et proche de sites pouvant offrir les matériaux nécessaires à fabriquer du ciment. Le premier ministre d’alors, Jawarahal Nehru, voulait faire de la ville nouvelle de Chandigarh «le symbole de l’émancipation de l’Inde, libre des traditions et des entraves du passé... l’expression de la foi en l’avenir d’une nation» et son ministre de la santé renchérissait en disant que «cette nouvelle capitale du Penjab sera l’apothéose de la beauté, de la simplicité, et d’un niveau de confort qu’il nous incombe de donner à chaque être humain».
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- Le bâtiment du Secrétariat
On retrouve donc là l’ambition utopique, comme pour La Chaux-de-Fonds, d’une mixité sociale digne et démocratiquement partagée.
Un urbanisme démocratique
Bien que d’abord quelque peu réticent à se lancer dans cette aventure, le Chaux-de-Fonnier Le Corbusier – contacté en 1950 par une délégation indienne après le renoncement de l’architecte américain Albert Meyer suite à la mort accidentelle de son associé – fit de la planification de Chandigarh et de la construction des principaux bâtiments officiels du Capitole – la Haute cour de justice, l’Assemblée législative et le Secrétariat – autant de chefs-d’oeuvre qualifiés parfois de «brutalistes» mais dépourvus de toute brutalité, si l’on peut dire ainsi, car à la mesure de l’homme – son œuvre sans doute majeure et la plus démocratique.
Mais au-delà de l’architecture elle-même, aussi intéressante soit-elle, c’est avant tout l’urbanisme de Chandigarh qui perdure avec force.
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- Une bouche d’égout de Chandigarh représentant son plan urbanistique
«Le plan de Chandigarh a un impact sur la psyché des habitants, dans leur inconscient. Espace, volumes, couleurs agissent sur leur pensée, leur comportement. Un habitant de Chandigarh sera différent d’un habitant de Delhi, sa façon de parler, son comportement envers les autres», déclare un intervenant dans le film précité. Au centre de la photographie qui représente Le Corbusier tenant son plan d’urbanisme, on voit le Modulor, un système de mesures à l’échelle humaine créé en 1943 par Le Corbusier à partir du nombre d’or. Il est défini par une silhouette humaine standardisée servant à concevoir la structure et la taille des unités d’habitation conçues par l’architecte. Le Modulor devait permettre de définir les meilleures conditions de confort possibles dans les relations entre l’Homme et son espace de vie. Avec le Modulor, Le Corbusier veut créer un système plus adapté que le système métrique (et qui vise à le remplacer), en le fondant directement sur la morphologie humaine.
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- Le Corbusier tenant le plan de Chandigarh devant le Modulor
- ©FLC/AGDAP
Organisé comme un corps humain
L’organisation de la ville en est l’illustration, avec le complexe du Capitole représentant la tête d’un homme, le centre de la ville son cœur, l’université
et les quartiers industriels ses bras, les jardins ses poumons et les rues ses vaisseaux sanguins. La ville de Chandigarh est ainsi découpée orthogonalement en 56 secteurs. Chacun de ces secteurs est comme une unité, un quartier en soi, autonome. Ces unités sont reliées par des routes strictement hiérarchisées – voitures, transports en commun, cyclistes, piétons – qui organisent toute la distribution des flux. Ces artères sont toutes très richement arborées, d’essences différentes pour caractériser chaque secteur, à tel point qu’aujourd’hui un automobiliste ou un piéton qui en parcourrait les artères principales ne verrait quasiment rien de la ville elle-même si ce n’est des avenues sylvestres.
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- La Tour des Ombres est le résultat des études approfondies de l’architecte sur la trajectoire du soleil au cours des différentes saisons. Le but de ces études était de contrôler au mieux la pénétration de la lumière à l’intérieur des bâtiments du Capitole.
Car ces avenues principales qui se croisent en damier ouvrent discrètement sur les secteurs numérotés – de 800m sur 1200m, d’une capacité de 5’000 à 20’000 habitants – parcourus de voies tranquilles, calmes, piétonnisées et souvent en cul-de-sac, agrémentées de places, de lieux de rencontre, de rues commerçantes et de zones résidentielles. De plus, la ville est traversée presque intégralement par une large coulée verte – la Vallée des loisirs – qui suit le tracé serpentin d’une rivière.
«Chandigarh sera la ville d’arbres, de fleurs et d’eau, de maisons aussi simples que celles du temps d’Homère», écrit Le Corbusier.
Face aux utopies, «la vie commande»
La conception du plan orthogonal, ou réticulaire, de La Chaux-de-Fonds répondait à la fois à des impératifs hygiéniques, économiques et sociaux. L’idéal alors d’une certaine égalité démocratique devait se traduire par un «égalitarisme spatial». Mais celle-ci va se voir graduellement «dévoyée par la spéculation foncière, l’avidité immobilière et le primat des intérêts privés»3.
Chandigarh ne va pas échapper aux mêmes dérives. Conçue pour 500’000 habitants, elle en accueille aujourd’hui plus d’un million «intra muros», si l’on peut dire. Le Corbusier avait prévu une vaste zone naturelle tout autour de la ville qui soit inconstructible. Or un des premiers décrets pris par le gouvernement qui s’y installa fut de révoquer cette disposition. Aujourd’hui, de nouveaux quartiers et zones industrielles, ainsi que des bidonvilles, ont poussé tout autour du cœur de Chandigarh.
Celui-ci, s’il est resté architecturalement intact (60% des bâtiments appartiennent à la municipalité), a cependant vu sa population se «gentrifier» progressivement. Le plan prévoyait un panachage de 14 types de maisons, de grandeurs variées, afin «d’abattre les barrières» de classes et de créer une mixité sociale rare dans une Inde fortement marquée par les divisions en «castes». Mais graduellement, les prix augmentant fortement, cette mixité a été mise à mal.
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- Vues extérieure et intérieure du bâtiment de l’Assemblée législative
Siddharta Wig4, architecte qui est né et a grandi à Chandigarh, nous explique que «le planning initial de la ville n’a pas changé car tout avait été scrupuleusement dessiné et planifié, avec une série de règles strictes. Au départ, c’est une conception utopique mais aujourd’hui c’est un peu moins utopique, si l’on peut dire. Mais au fond, c’est le besoin des gens qui façonne la cité. La pression démographique de l’Inde est énorme, Chandigarh attire – la ville a le revenu pro capita le plus élevé de l’Inde – et comme on ne peut pas densifier à l’intérieur des zones, selon la réglementation, les prix montent et les plus modestes, à qui étaient réservées des habitations-type, se déplacent dans la banlieue, des bidonvilles poussent... La vie commande. Nous avons choisi un Maître venu de l’étranger et nous nous l’approprions.»
Même si l’utopie s’estompe peu à peu, la majorité des habitants de Chandigarh louent ses immenses qualités. «C’est une ville libre, contrairement aux autres villes indiennes, avec de nombreux espaces ouverts, moins de contrôle social...»; «c’est une ville piétonne, à niveau humain, en lien fort avec la nature...», entend-t-on dire. «Il n’y règne pas le chaos habituel de l’Inde et, pour moi, Chandigarh est une ville qui m’offre la plus précieuse des choses: le temps, pouvoir prendre son temps», conclut une autre architecte, Deepika Gandhi.
Pouvoir prendre son temps... N’est-ce pas là en fait un des plus beaux «cadeaux» offerts à Chandigharh par l’urbaniste et architecte chaux-de-fonnier?
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- Le Corbusier devant la Haute-Cour
- Photographe inconnu ©Fonds Pierre Jeanneret, Canadian Centre for Architecture, Montreal; Gift of Jacqueline Jeanneret
A testimonial from Yasho Saboo, Chairman and Managing Director of Taratec
“My parents moved to Chandigarh as one of the new city’s first citizens. I was less than two years old then.
I grew up surrounded by the designs and creations of Le Corbusier, not realising how special it was. But whenever I visited other places in India, I noticed as a child, that Chandigarh was different – cleaner, wide roads, different looking buildings with straight lines and raw concrete, trees, parks and lots of young people.
I loved living and growing up here. It is only after my school years that I began to grasp the significance of Le Corbusier and Chandigarh.
It is now clear to me that living here laid important foundations for my appreciation of art, innovation and history, and the values that I cherish most – a combination of Indian roots, culture and family tradition with the Swiss values of quality, respect for skill, design sensibility and common sense.”
-* 1. Dans le film sur Chandigarh The Power of Utopia, de Karin Bucher et Thomas Karrer (2023)
- 2. in Urbanisme, publié en 1925
- 3. Comme l’écrivent les auteurs du dossier de candidature de La Chaux-de-Fonds à l’inscription de la ville dans la liste de l’Unesco, La Chaux-de-Fonds, Le Locle Urbanisme Horloger, aux éditons G d’Encre.
- 4. Siddharta Wig a été notre guide à Chandigarh et apparaît également dans le film précité.


