La transformation numérique de l’horlogerie


La numérisation à marche forcée

12 RUPTURES DE L’INDUSTRIE HORLOGERE

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mai 2018


La numérisation à marche forcée

Sponsoriser des contenus sur Facebook, mettre en place un site de e-commerce, afficher les prix des montres, investir massivement dans le référencement sur Google... Les marques ne savent plus ou donner de la tête face à la vague de fond digitale, qui emporte tout sur son passage. Et donnent l’impression de partir dans tous les sens, en oubliant souvent d’intégrer un acteur-clé: le détaillant. Les risques sont aussi nombreux que les opportunités

C

e sont deux «évangélisateurs digitaux». Pionniers de l’arrivée du web dans l’industrie horlogère, ils se distinguent par leur regard aiguisé, puisque cela fait vingt ans déjà qu’ils «prêchent le code informatique» dans la branche.

David Sadigh, fondateur de l’agence Digital Luxury Group, et Arnaud Dufour, ancien responsable IT e-services chez Richemont et professeur à la Haute école d’ingénierie et de gestion du canton de Vaud, ont commencé très tôt à être actifs en ligne dans le milieu horloger. Un milieu qui, malgré ce que l’on entend souvent, a démarré tôt sur le web, puisque les premiers sites de marques horlogères sont apparus dès le milieu des années 1990.

«Au départ, on parlait de sites brochures, une expression qui est devenue par la suite connotée négativement, rappelle Arnaud Dufour. L’idée était de présenter l’entreprise et son catalogue. Avec à l’époque pas mal de difficultés car internet était vu comme un outil très technique, aux antipodes de l’univers et des codes du luxe. De plus il existait de réelles limitations techniques: avec 256 couleurs et une connexion lente, difficile de magnifier les montres à l’écran...»

Lorsque montre de luxe et internet étaient déconnectés

Il fallait alors plutôt parler de «déconnexion» entre l’esthétique du luxe et l’écran de l’ordinateur. C’était l’âge d’or du magazine sur papier glacé, avec lequel le web ne pouvait guère rivaliser!

Pendant longtemps, l’industrie horlogère en est restée au stade de l’expérimentation simple du digital. «La crainte que les responsables avaient à propos d’internet, c’est qu’ils voyaient beaucoup d’acteurs illicites usurper leur nom de marque et ainsi détourner leur trafic via les moteurs de recherche, souligne David Sadigh. C’était vraiment la jungle et cela a ralenti le processus d’adaptation au digital.»

L’expert voit plusieurs raisons pour lesquelles l’industrie horlogère ne s’est pas aussi rapidement digitalisée qu’on aurait pu le croire: «Même consolidées dans des groupes, les marques avaient une faible connaissance du client final. Elles considéraient à l’époque que les détaillants eux-mêmes devaient prendre en charge et développer cette approche client.» Et ce n’est pas la croissance inouïe enregistrée durant les années 2000 par l’industrie horlogère qui allait les pousser à changer de stratégie...

La numérisation à marche forcée

« Le premier vrai tournant a été l’introduction de l’iPhone il y a une décennie »

La «trilogie» iPhone, réseaux sociaux, e-commerce

Pendant longtemps, la croissance horlogère a ainsi été découplée des sauts technologiques qui bouleversaient notre époque, fonctionnant sur un mode de distribution traditionnel. Mais petit à petit et bon gré mal gré, l’industrie a suivi les changements de comportements de ses consommateurs, de plus en plus connectés.

Suivez l’argent... La dégradation de l’économie globale, la baisse des ventes horlogères en Chine et la crise de l’industrie qu’elles ont suscité, avec un engorgement massif des stocks juste au moment où de lourds investissements avaient été opérés dans des boutiques en propre, ont aussi entraîné une orientation vers le digital, sous pression des actionnaires dans les groupes cotés en Bourse.

«Le premier vrai tournant a été l’introduction de l’iPhone il y a une décennie, analyse David Sadigh. Les marques de luxe remarquent alors que leurs clients fortunés adoptent massivement cette interface de qualité.» Le top management des marques lui-même se convertit assidûment au smartphone: «Les patrons se sont rendu compte qu’il était très facile de publier du contenu sur internet, alors que ce domaine semblait jusque-là réservé aux geeks. C’est un tournant psychologique important.»

«Cela a d’ailleurs créé un stress organisationnel dans les équipes informatique et marketing des entreprises horlogères, car le top management a souhaité pouvoir consulter son mail et le site web de la marque depuis son iPhone, ou son iPad», complète Arnaud Dufour. C’est le début d’un changement d’état d’esprit dans les marques comme chez le client.

L’inflation des réseaux sociaux

Autre facteur déterminant, également porté par l’iPhone et la mobilité digitale: l’apparition et la montée en puissance des réseaux sociaux, au point que l’on peut aujourd’hui parler d’une deuxième «bulle internet», celle des social media, après la première bulle digitale du tournant du millénaire. Le media planning évolue en conséquence, alors que la presse était jusqu’alors le premier vecteur de communication du luxe.

Attention cependant aux idées reçues. Selon le WorldWatchReport publié par DLG en 2017, le vecteur de communication en ligne le plus performant aujourd’hui en terme de trafic généré vers les sites des boutiques horlogères n’est ni Facebook, ni Instagram, ni Snapchat... mais la bonne vieille newsletter! «Le e-mailing est peut-être moins glamour, il reste cependant plus efficace, souligne David Sadigh. Le fait que tout le monde aujourd’hui soit accro à Facebook ou Instagram crée des biais de perception.»

Transparence des prix: la fin d’un tabou?

Troisième tournant, celui de l’e-commerce. «L’idée de communiquer en ligne pouvait encore être envisageable, mais celle de vendre sur internet ou d’afficher même les prix en ligne est restée longtemps un vrai tabou», souligne Arnaud Dufour. Il existe cependant des catégories de clientèle prêtes à acheter des montres de luxe en ligne, ou à effectuer au moins une partie du processus d’achat sur la toile. «Les collectionneurs achètent ou pré-achètent déjà des montres sur internet, par exemple si un modèle n’est pas disponible dans leur zone géographique. Les seuils psychologiques ont volé en éclat.»

La révolution de l’e-commerce est néanmoins arrivée «par le bas», puisque ce sont d’abord – assez logiquement – les marques d’entrée de gamme, pour la plupart non Swiss made, qui ont commencé à vendre leurs produits en ligne. Mais c’est aussi l’explosion du marché du pre-owned et l’émergence de nouveaux géants du e-commerce comme Chrono 24 (lire notre interview dans ce dossier, ndlr) qui ont changé la donne.

Des initiatives disparates

Il s’agit cependant de nuancer: la «bascule» du e-commerce n’est pas encore faite chez toutes les marques, même si les annonces se sont multipliées en ce sens, comme l’investissement d’Omega sur sa plateforme de vente aux États-Unis l’an passé. «Pour beaucoup d’acteurs, internet reste d’abord un outil de communication, estime Arnaud Dufour. Il est cependant acquis que le web est désormais incontournable dans la préparation de l’acte d’achat, même si l’achat lui-même se déroule encore très majoritairement dans le «monde réel». Les grands cabinets d’analyse tablent tous sur environ 20 à 25% des ventes qui se réaliseront totalement en ligne d’ici à 2025.»

La boutique physique garde évidemment tout son sens. Mais que les consommateurs s’informent en ligne et achètent en boutique ou vice-versa, le mot d’ordre est l’hybridation ou plutôt, pour parler marketing, l’«omnicanalité».

Arnaud Dufour précise: «Il reste encore quelques acteurs majeurs qui n’ont pas franchi le pas de l’e-commerce. Rolex est emblématique de cette position, même si l’affichage des prix de vente conseillés sur leur site montre une évolution. L’entrée de ces acteurs dans la vente en ligne fera grimper les chiffres.»

Des détaillants laissés sur le carreau

Cependant, là où le bât blesse, c’est l’intégration du réseau de distribution dans les projets digitaux.

Depuis le milieu des années 2000, les groupes horlogers – les marques du groupe Richemont en particulier, mais aussi un acteur comme Omega au sein du Swatch Group – ont ouvert un nombre impressionnant de boutiques en propre dans le monde. Une stratégie née de la volonté «symétrique» de contrôler à la fois la production en amont (via des rachats de sous-traitants) comme la distribution en aval (via des points de vente en propre).

«Ce déploiement a également favorisé le rôle d’internet, estime David Sadigh, l’objectif étant de susciter du trafic dans ces nouvelles boutiques à loyers élevés, qui ne bénéficiaient pas des réseaux historiques des détaillants locaux».

Si l’on parle en effet beaucoup de connexion aujourd’hui, il faut aussi souligner la volonté des marques d’une connexion directe avec leurs clients finaux – et par conséquent la «désintermédiation» qui s’est opérée. Avec la remise en question – physique comme digitale – des partenariats historiques des marques avec leurs détaillants.

La numérisation à marche forcée

«Il serait quand même bon que les marques assument enfin leur responsabilité par rapport à leur réseau de distribution historique sur le digital. Pour avoir vu le développement de l’e-commerce dans un certain nombre de marques, il faut reconnaître que des décisions business sont prises en défaveur des détaillants alors qu’ils sont sensé être des partenaires.»

Une attitude «plus destructive que constructive»

«En ce qui concerne la digitalisation des détaillants, il faut distinguer deux types d’acteurs, estime David Sadigh. On trouve d’abord des détaillants très ancrés localement, souvent depuis plusieurs générations et avec des moyens limités, pour qui il demeure compliqué de débloquer des budgets ou de développer une expertise en ligne. Ensuite, les chaînes de détaillants plus grandes ont, elles, davantage de chances de pouvoir lancer des initiatives en ligne soutenues par les marques. Tous deux sont confrontés à de nouveaux types de comportements de la part de leurs clients, très influencés par le digital.»

Arnaud Dufour pointe une attitude plus destructive que constructive de la part de bien des marques vis-à-vis de leurs détaillant: «Il serait quand même bon que les marques assument enfin leur responsabilité par rapport à leur réseau de distribution historique sur le digital. Pour avoir vu le développement de l’e-commerce pour un certain nombre de marques, il faut reconnaître que des décisions business sont prises en défaveur des détaillants alors qu’ils sont sensés être des partenaires.»

L’expert poursuit: «Or, si elles voulaient réellement soutenir leur réseau, les marques horlogères pourraient le faire! Par exemple en proposant à un client qui habite à proximité d’un détaillant agréé de faire livrer le produit commandé chez ce dernier, intensifiant ainsi le lien avec le client et avec le partenaire. Mais elles ne le font pas, a priori... Les détaillants ne sont la plupart du temps pas intégrés dans la stratégie digitale des marques. Le digital est plutôt utilisé par la marque pour tirer la couverture à soi...»

Intégrer le digital dans les discussions avec les détaillants

Comment changer la donne? «Je plaide par exemple pour la copropriété des données clients entre la marque et les détaillants. Ce serait une vraie décision stratégique, qui ne peut venir que du CEO. Une telle base client commune serait développée entre partenaires, par exemple à travers l’envoi de newsletters communes. Une vraie stratégie digitale intégrant les détaillants permettrait de rassurer ces derniers.»

Car de nombreuses perspectives s’ouvrent: «En ce qui concerne les logiciels de gestion des données clients, on en est vraiment à l’état embryonnaire, analyse Arnaud Dufour. Tout comme sur le service après-vente en ligne. L’idée de communautés virtuelles ou de clubs a fait long feu. Tout reste à faire en la matière. Pourquoi ne pas intégrer les détaillants dans ces processus?»

Comme un poulet sans tête...

Mais faut-il investir d’abord sur la rénovation de son site? Sur la promotion de ses réseaux sociaux? Sur le lancement d’une boutique en ligne? Cela peut donner le tournis! Au final, on a l’impression que les marques testent beaucoup de pistes, un peu démunies face à la multiplicité des outils en ligne. Les possibilités sont si nombreuses que trop de marques paraissent «tirer» à tout-va, investissant un peu (voire gros) partout, plutôt que de se concentrer sur une stratégie digitale claire. Un peu comme ces poulets décapités qui continuent à zigzaguer en toutes directions...

Et ce n’est pas un tir groupé: «Toutes les marques accélèrent leur digitalisation mais elles ne le font pas avec la même intensité, souligne David Sadigh. Il arrive souvent que l’allocation de budgets importants dédiés au digital ne soit pas optimisée. Les problèmes les plus fréquemment rencontrés touchent à l’achat de mots-clé qui cannibalisent le trafic organique, aux banners publicitaires qui génèrent un trafic de faible qualité, ou encore à une énergie trop importante mise sur les réseaux sociaux.»

Réseaux sociaux, miroir des vanités?

Si les social media sont très intéressants en tant que vitrine, le spécialiste dit observer fréquemment une méconnaissance du profil réel des followers de la base Instagram et assister souvent à une course aux fans, sans réelle réflexion de fond sur la conversion en vente, par exemple en redirigeant ces fans vers les détaillants... «Un des pièges types pour les marques est de courir dans tous les sens, et de privilégier les résultats quantitatifs, sans avoir établi au préalable une stratégie et des cibles claires.»

Quelle que soit la stratégie choisie, celle-ci demande des investissements sérieux, souligne Arnaud Dufour: «On a vécu dans l’idée fausse qu’internet était gratuit. Or, une e-boutique coûte cher à mettre en place et à entretenir. Même si sa structure de coûts et les économies d’échelles qu’elle permet sont spécifiques, elle exige - comme une boutique physique - du personnel qualifié, des stocks, des outils et une recherche de visibilité.»

Pour lui, la marche forcée, mais à reculons et à tâtons, des marques vers le digital, reste minée par une hantise de fond, ancrée dans un coin du cerveau des dirigeants: les craintes sur la survie même de la montre classique au poignet, face à l’arrivée de la montre connectée. «Et ils ont raison de se méfier, car presque rien n’a encore été fait sur la partie applicative de la smartwatch.» Même si le marché semble s’être segmenté (lire notre article à ce sujet dans ce dossier), cette peur identitaire a ancré une méfiance, consciente ou inconsciente, face à la vague de fond digitale, qui semble tout emporter sur son passage.

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