Le marché horloger américain


L’horloger de l’establishment

WASHINGTON DC

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septembre 2018


L'horloger de l'establishment

Depuis Roosevelt dans les années 1930, l’establishement politique américain fait ses achats joailliers chez un détaillant bien précis: Tiny Jewel Box. Cette adresse historique a ajouté avec succès l’horlogerie à son portfolio en 2001. Elle prouve bien que même à l’heure d’internet et des nouvelles technologies, tout ne peut passer par le virtuel; construire patiemment sa réputation autour de principes intransigeants est payant à long terme. D’autant plus avec de nouvelles générations épuisées par la consommation de masse. Visite.

«N

ous sommes toujours très contents quand nous recevons un appel du 1600 Pennsylvania Avenue!» Matthew Rosenheim a un privilège rare dans le milieu de l’horlogerie: le président et directeur de la boutique Tiny Jewel Box est le représentant exclusif de Rolex au centre de Washington DC. Soit la marque la plus courue à l’international dans le cœur politique du pays le plus puissant de la planète. Alors que beaucoup craignent pour la survie du modèle «brick-and-mortar», un tel avantage compétitif est difficile à battre!

Mais surtout, le rendez-vous historique de la joaillerie à Washington semble pratiquer depuis fort longtemps déjà ce qui est désormais le mot-clé sur toutes les lèvres de l’industrie: la meilleure expérience client. «A bien des titres et malgré toutes les évolutions technologiques, mon métier reste fort similaire à celui de mes grands-parents, souligne Matthew Rosenheim. Nous faisons un business basé sur les relations humaines... Bien entendu, nous développons de nouvelles stratégies, mais parfois ce sont les choses les plus simples qui fonctionnent le mieux.» Ici, chaque entrée de nouveau produit est méticuleusement réfléchie par la famille Rosenheim, inside the box.

«A bien des titres et malgré toutes les évolutions technologiques, mon métier reste fort similaire à celui de mes grands-parents.»

Tiny Jewel Box, qui a connu une extension il y a trois ans, occupe un bâtiment historique du centre-ville de Washington DC

Tiny is beautiful

Contrairement à nombre de ses concurrents, la famille Rosenheim a systématiquement refusé d’ouvrir d’autres magasins, afin de faire de son unique boutique, qui occupe un bâtiment historique du centre-ville, un bastion imprenable de la joaillerie et de l’horlogerie. Une constante de son histoire, qui a démarré – une fois n’est pas coutume dans l’industrie – par une femme, Roz Rosenheim, qui a ouvert son magasin de bijouterie à Washington en 1930 et comptait Franklin Delano Roosevelt comme client régulier. Et hier comme aujourd’hui, le propriétaire est toujours présent sur place.

«Nous aimons l’idée d’une seule destination, incarnée par des visages familiers, avec le propriétaire sur place pour vous accueillir, détaille Matthew Rosenheim. Quand vous opérez une affaire familiale, il est difficile de séparer le business de vos intérêts personnels. Et si nous nous étendions, je crois que nous diluerions notre entreprise d’une part, et d’autre part que cela impacterait notre plaisir personnel quotidien. Ce serait pour des motifs purement commerciaux et ce n’est pas que pour cela que nous faisons ce métier! En réalité, nous ne nous posons même pas la question de savoir ce qui est «suffisant» ou pas.»

«Nous avons un emplacement spécial et un seul centre d’opérations horlogères. Cette concentration des forces et des savoirs offre l’expérience client la plus riche possible.» A noter tout de même que l’espace d’exposition n’est plus confiné aux 100 mètres carrés des débuts (d’où le nom de la boutique), une surface multipliée par 80 en 80 ans, comme le soulignait le Washington Post dans un portrait de cette boutique emblématique de la cité.

«Nous aimons l’idée d’une seule destination, incarnée par des visages familiers, avec le propriétaire sur place pour vous accueillir, détaille Matthew Rosenheim. Quand vous opérez une affaire familiale, il est difficile de séparer le business de vos intérêts personnels.»

Reportage de CBS chez Tiny Jewel Box

Horlogerie et «understatement»

Il faut souligner que contrairement à d’autres détaillants qui font face à une concurrence féroce devant leur pas de porte, les conditions de base sont plutôt favorables à Tiny Jewel Box. C’est d’une part bien entendu cet emplacement unique, à deux pas de la Maison Blanche, qui détermine depuis toujours son destin. Par ailleurs, peu de boutiques en propre ont été ouvertes par les marques dans la capitale américaine. La proximité de New York joue sans doute. Mais aussi le profil de la clientèle, plutôt traditionnelle: «Je crois qu’il existe toute une frange de la clientèle horlogère qui n’est pas forcément prête à adhérer au concept de boutique mono-marque. Le concept de «loyauté» à une marque est aujourd’hui plus remis en question que jamais.»

Au-delà des faveurs de son emplacement, c’est bien la stratégie à la fois prudente et hyper sélective de Tiny Jewel Box qui a payé. Adresse d’abord joaillière, Tiny Jewel Box s’est en réalité mis sur le tard à l’horlogerie, au tournant de l’an 2000. Elle s’est bien rattrapée depuis lors, nouant des partenariats successifs avec Rolex en 2001, Cartier en 2015 (qui a coïncidé avec le chantier d’extension de la boutique, qui a repris des locaux jusqu’alors occupés par Burberry, ce qui a permis de libérer beaucoup d’espace pour la nouvelle section horlogère) et Patek Philippe en 2016.

Pour Matthew Rosenheim, qui fréquente cette clientèle depuis plusieurs décennies, les amateurs de montres à Washington comptent parmi les plus éduqués... et les plus traditionnels du pays. On y verra certes moins de Richard Mille ou de Hublot qu’à New York ou Miami. A cela plusieurs raisons: concentrant l’establishement politique des Etats-Unis, ville traditionnelle d’histoire et de patrimoine, Washington est un lieu où l’on évolue en cercles d’influence, dans la discrétion, plutôt que dans le luxe ostentatoire. «Ici, la devise locale n’est pas la monnaie, mais votre réseau, à savoir qui va prendre ou non votre appel!»

Par ailleurs, s’afficher avec des garde-temps au design disruptif ou couverts de matériaux précieux ne s’accommode pas forcément avec la base électorale et la mission de service public. Le mot «understatement» prend ici tout son sens – et n’est en rien lié au pouvoir d’achat... «On trouve en réalité beaucoup de collectionneurs de montres à Washington, mais ils sont très discrets sur place, souligne Matthew Rosenheim. S’ils montrent leur collection, ce sera plutôt hors de la capitale!»

«Ici, la devise locale n’est pas la monnaie, mais votre réseau, à savoir qui va prendre ou non votre appel!»

Matthew Rosenheim, le président et directeur de Tiny Jewel Box, représentant la troisième génération aux commandes du détaillant américain
Matthew Rosenheim, le président et directeur de Tiny Jewel Box, représentant la troisième génération aux commandes du détaillant américain

Quand les Obama rencontrent les Bush

Les élites politiques constituent la première clientèle de cette adresse de prestige, qui se paie le luxe d’avoir une série de Présidents américains parmi sa clientèle. Lors de la transition présidentielle de 2008, c’est ainsi un cadeau provenant de Tiny Jewel Box que Michelle Obama remet à Laura Bush. C’est également une broche vintage que les Obama offrent à la reine d’Angleterre en 2011. Jim Rosenheim, qui représente la seconde génération, est lui toujours actif dans la boutique et s’est vu décerner il y a un an le GEM Award for Lifetime Achievement.

Outre la clientèle et les institutions issues du monde politique, la boutique attire également des hommes d’affaires en visite dans la capitale américaine, qui constitue un haut lieu du lobbying... et – c’est un refrain récurrent dans l’industrie – de plus en plus de touristes chinois, qui passent par Washington durant leurs voyages américains.

Lors de la transition présidentielle de 2008, c’est un cadeau provenant de Tiny Jewel Box que Michelle Obama remet à Laura Bush.

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Washington se gentrifie

La structure démographique de la ville elle-même est en train d’évoluer. Alors que les classes moyennes et aisées, comme dans de nombreuses autres villes américaines, se sont installées dans les banlieues à partir des années 1960, on assiste aujourd’hui au phénomène inverse, avec pour corollaire une flambée de l’immobilier. Washington se gentrifie...

«Je ne reconnais plus le quartier de mon enfance, explique Matthew Rosenheim. Les nouvelles générations ne veulent plus forcément habiter loin du centre, dans les banlieues calmes de Virginie ou du Maryland. Ils ne tiennent pas à effectuer des allers-retours quotidiens et bien souvent ne possèdent pas de voiture. Par ailleurs, le centre politique continue d’attirer du monde... Même si l’on parle sans cesse de réduction du gouvernement, dans les faits ce n’est pas vraiment le cas!»

Cette nouvelle clientèle milléniale – à noter que Washington est aussi un centre universitaire important, notamment avec Georgetown – la boutique fait en général sa connaissance à travers la vente de bagues de fiançailles et de mariage. L’avantage de combiner joaillerie et horlogerie. D’autant que le mariage est une institution qui ne se perd pas, bien au contraire – plus de divorces, c’est aussi plus de remariages... «C’est bien souvent à ce moment que les nouvelles générations font leurs premiers pas dans chez un détaillant. La demande est en augmentation. De plus en plus, les époux souhaitent une montre comme cadeau de mariage.»

C’est bien là que la boutique peut compter sur ses recettes ancestrales de conseil personnalisé et de proximité. «La montre est revalorisée considérablement dans notre environnement où tout est jetable, du téléphone à la voiture. Dans ce contexte, on apprécie d’autant plus un objet qui dure pour toute une vie! Les nouvelles générations veulent posséder moins d’objets, mais des objets de meilleure qualité. Je crois que c’est ce qui définit vraiment le nouvel état d’esprit... et en ce sens aussi, cela rejoint la philosophie de ma grand-mère!»

La marque a conservé cet état d’esprit, optant pour une forme de prudence stratégique. Ce qui se rèvèle payant. «Notre but n’est pas de représenter une vingtaine de marques comme d’autres détaillants - ce qui est bien plus difficile à gérer - mais d’avoir les meilleures.»

«Les nouvelles générations veulent posséder moins d’objets, mais des objets de meilleure qualité. Je crois que c’est ce qui définit vraiment le nouvel état d’esprit... et en ce sens aussi, cela rejoint la philosophie de ma grand-mère!»

L'horloger de l'establishment

Numérisation sans heurts

La grande question du moment reste de savoir comment les marques vont intégrer tout le potentiel ouvert par les nouvelles technologies. «Aujourd’hui, tout le monde reconnaît que le statu quo n’est pas durable pour les chaînes de distribution horlogères, estime Matthew Rosenheim. Je pense néanmoins, au vu des marques que nous représentons, que la transition numérique va avancer progressivement et non par ruptures soudaines.»

«Rolex ou Patek Philippe ont déjà de longues listes d’attente. Est-ce que ces marques vont se lancer dans le e-commerce en ne pouvant pas livrer les clients dans l’immédiat, alors que le digital est le règne de l’instantané?»

Le détaillant remarque d’ailleurs que les marques lâchent un peu de lest quant aux initiatives que leurs représentants peuvent entreprendre en ligne. «Nous pouvons par exemple faire migrer des actions de communication et de marketing vers le monde digital.» Tiny Jewel Box ne vend en revanche pas (encore) de montres en ligne. «Nous considérons le e-commerce comme inévitable à terme. Mais pour l’instant, je ne crois pas que nous perdions grand-chose à ne pas y être actif. Au contraire, les marques ont affiné leurs stratégies et réévalué leurs partenariats ces dernières années: en ce sens, nos liens sont plus forts que jamais. D’un côté, les ouvertures de boutiques mono-marques sont en train de diminuer et d’autre part les ventes en ligne n’en sont encore qu’à leur prime enfance.»

Matthew Rosenheim remarque encore un paradoxe à l’heure où tout le monde semble presser les horlogers à se ruer en ligne: «Rolex ou Patek Philippe ont déjà de longues listes d’attente. Nous n’arrivons pas à avoir les modèles que nous souhaiterions. Est-ce que ces marques vont se lancer dans du e-commerce en ne pouvant pas livrer les clients dans l’immédiat, alors que le digital est le règne de l’instantané?»

L'horloger de l'establishment

Adresse: 1155 Connecticut Avenue NW, Washington, DC 20036

Marques représentées: Rolex, Patek Philippe, Cartier, Jaeger-LeCoultre, IWC, Longines, Frédérique Constant, TAG Heuer