est dans un vaste espace de coworking au cœur de Shanghai, où plusieurs startup et compagnies internationales cohabitent, que nous trouvons les bureaux de Digital Luxury Group (DLG). Lumière claire, œuvres d’art contemporain au mur, canapés design, plantes vertes bien ordonnées, tables organiques blanches, moyenne d’âge très jeune, aucune cravate mais beaucoup de baskets: pas de doute, on est dans la Chine internationale. Ici œuvre le «millénial» chinois, cœur de cible de toutes les convoitises des enseignes mondialisées, C’est lui qui fait suer nuit et jour les directeurs marketing parisiens, milanais ou newyorkais, au gré de ses intentions d’achats!
- Pablo Mauron gère le bureau chinois de Digital Luxury Group à Shanghai.
Cet écosystème convient bien à Digital Luxury Group, entreprise genevoise pionnière des services numériques pour les enseignes du luxe (dont Europa Star a été un partenaire dès le début). L’extension shanghaienne a dépassé le siège genevois en nombre d’employés: une soixantaine de «digital natives» qui gèrent les comptes WeChat ou Weibo et les boutiques JD ou Tmall de nombreuses marques horlogères suisses. A la manœuvre, on retrouve Pablo Mauron, associé du fondateur de DLG David Sadigh. Il est parti en 2012 explorer la possibilité d’une extension du business en Chine. Il n’est jamais revenu. Rencontre.
- Digital Luxury: un rapport sur le marché chinois dans Europa Star en 2012.
Quelles missions menez-vous en Chine pour le compte de marques horlogères suisses?
Nous avons commencé par des activités de marketing via les réseaux sociaux, les influenceurs et autres plateformes à disposition. Nous conseillons aussi les marques pour leur e-commerce. Une initiative récente est une présence à New York,afin de proposer nos services à de nouveaux clients américains.
WeChat et Weibo sont les deux réseaux sociaux les plus communs dans le pays. Lequel est le plus approprié pour la communication horlogère?
WeChat est l’outil quotidien naturel pour tous les échanges en Chine. Il va bien au-delà d’une simple messagerie et offre une multitude de services, avec des applications possibles de e-commerce. En Chine, l’email est considéré comme un outil purement professionnel, tandis que WeChat s’utilise en toute situation. En revanche, il s’agit d’une plateforme fermée: on n’a accès qu’aux comptes de ses contacts. De son côté, Weibo a un fonctionnement «ouvert» mais il devient de plus en plus une plateforme de «gossip» autour de célébrités (dont les ambassadeurs horlogers). Il offre davantage de la visibilité que du réseau social à proprement parler.
Est-ce la course aux «likes» comme sur Facebook ou Instagram?
Régulièrement, des marques nous sollicitent en nous demandant pourquoi elles n’ont pas plus de followers sur WeChat. Je dirais que par rapport à Facebook ou Instagram, on y va moins pour du vanity metrics. En Chine, quand on suit une marque de luxe, on s’engage à fond, avec un investissement significatif en temps et en attention. La valeur d’un follower sur WeChat est donc importante par comparaison avec ce que l’on trouve sur Instagram par exemple.
Quel est le business model de WeChat?
Tencent, la maison-mère de WeChat, est rentable et tire la majorité de ses revenus des jeux en ligne, devant la publicité ou le service de paiement en ligne WeChat Pay. Il est intéressant de noter que le groupe a mis en place des règles très restrictives pour éviter que WeChat ne soit inondé de publicité comme Facebook et Instagram. Ainsi, un utilisateur de WeChat ne tombera jamais sur plus de trois publicités par jour.
«Aujourd’hui les Chinois ont davantage confiance en Tmall ou en JD qu’en tout site officiel de marque horlogère.»
A côté de la communication, deux plateformes de e-commerce se mènent une rude concurrence pour attirer les marques horlogères suisses, Tmall et JD. Laquelle a le plus de chance de l’emporter?
Toutes deux sont entrées dans la vie quotidienne des Chinois, de l’achat d’un aspirateur à celui d’une montre de luxe. Aujourd’hui les Chinois ont davantage confiance en Tmall ou en JD qu’en tout site officiel de marque horlogère! La communication directe des marques se heurte régulièrement à des faux pas, comme on a pu le voir avec Dolce & Gabbana. Et les marques de luxe ne peuvent tout simplement pas rivaliser avec la puissance logistique de Tmall ou JD. Par rapport à eux, les commandes sur des sites de marques sont souvent source de déception. De plus, les Chinois se rendent très bien compte des écarts de prix avec l’étranger, ce qui érode encore la confiance en l’équité des marques.
En parlant de logistique, Amazon s’est retiré cette année du marché chinois. Uber Chine a été intégré dans la société chinoise Didi. Les acteurs locaux sont-ils les seuls à pouvoir réussir sur place, y compris en distribution horlogère?
Au-delà de toutes autres considérations, la seule question de la logistique s’avère quasiment infranchissable pour un acteur étranger. En effet, la législation chinoise spécifie que l’on doit accepter de reprendre une montre jusqu’à sept jours après sa commande. Un acteur comme JD est un champion mondial de logistique: au-delà d’une certaine dépense, on reçoit généralement sa montre dans les 24h à 48h, en livraison avec gants blancs! Son service est une référence qui détermine aujourd’hui les attentes des consommateurs. C’est impossible de gérer ce niveau de logistique depuis l’étranger.
«Au-delà de toutes autres considérations, la seule question de la logistique s’avère quasiment infranchissable pour un acteur étranger. En effet, la législation chinoise spécifie que l’on doit accepter de reprendre une montre jusqu’à sept jours après sa commande.»
Si les acteurs du e-commerce chinois exercent un tel contrôle, pourquoi n’agissent-ils pas davantage contre les contrefaçons?
Je ne pense pas que les contrefaçons soient le principal problème: la question du «marché parallèle» et des acteurs non autorisés est bien plus problématique pour les marques de luxe. Et au fond, beaucoup d’entre elles s’associent à Tmall et JD également dans le but de faire un travail de «nettoyage» de ce marché secondaire. Car bien sûr, ces plateformes seront bien plus réactives lorsqu’il s’agit de partenaires… .
Les grandes manœuvres semblent engagées pour ces plateformes avec les «méga-alliances» de ces dernières années, d’un côté entre JD et Farfetch et de l’autre entre Alibaba et Yoox Net-A-Porter (Richemont)…
C’est assez logique: il y a une alliance entre ces acteurs locaux qui drainent la majorité du trafic en Chine et les acteurs internationaux du e-commerce qui disposent d’un inventaire de produits de luxe. Il faut encore bien observer comment ces alliances vont se concrétiser. Tmall et JD ont toutes deux créé des entités spécifiques dédiées au luxe, mais le trafic y est inférieur aux attentes. Leur défi est maintenant de convaincre les grandes marques qui n’y sont pas encore présentes, comme Chanel, Burberry ou Gucci.
- Le siège de Alibaba Group à Hangzhou.
Pourquoi les «influenceurs» (key opinion leaders ou KOL) ont-ils pris une importance si grande en Chine?
Ils sont essentiels à l’«activation» des campagnes des marques. Malgré le trafic, il ne suffit pas de mettre un produit en ligne sur Tmall ou JD pour le vendre. Il y a une forme de scepticisme sur les messages émanant directement des marques: la confiance des clients potentiels est souvent bien plus grande envers les KOL parlant des marques qu’envers les marques elles-mêmes. Leurs niveaux de rémunération peuvent atteindre des montants faramineux. Les KOL les plus populaires finissent généralement par monter leur propre site de vente et travaillent à la commission.