INTRODUCTION
Dans une rue de Guangzhou, nous sommes abordés par un homme qui tient plusieurs pancartes, avec des montres de luxe plutôt alléchantes, dont de nombreuses séries limitées. Nous le suivons. Il nous conduit dans les coulisses de ce marché à ciel ouvert. Après avoir grimpé les escaliers rouillés d’un immeuble vétuste, nous passons de l’autre côté du miroir.
Un salon lumineux, bien aménagé, avec les logos d’enseignes prestigieuses éclairés au néon. Et des centaines de montres de marques suisses. Plusieurs vendeurs nous détaillent les assortiments à disposition. On insiste particulièrement sur les modèles les mieux finis, à l’appellation particulière «Noob». En cours de visite, deux touristes du sous-continent indien pénètrent eux aussi dans la boutique.
Soudain, des coups violents à la porte. «Police!», crie-t-on de l’autre côté. Interdits, les vendeurs sont saisis un instant. Puis, devant les appels et coups répétés, ils se résignent à ouvrir la porte blindée. Des agents en uniforme font leur apparition. Puis commence le tri minutieux, par marque, des modèles saisis. Les vendeurs et leurs modèles finissent au poste, alors qu’une foule de «curieux» s’amasse au pied de l’immeuble, smartphones dégainés. Nous nous faisons discrets et gagnons le poste de l’administration locale pour un débriefing.
La scène à laquelle nous venons d’assister n’est qu’une des nombreuses saisies quotidiennes de contrefaçons horlogères réalisées en Chine par la Selective Trademark Union (STU), une société y représentant les intérêts des marques de luxe, en coopération avec les autorités locales. Entre ses diverses missions, l’organisme réalise en moyenne 50 saisies par jour dans toute l’Asie.
Presque toutes les maisons horlogères suisses sont clientes de la STU. Pourtant, lors de l’opération du jour, planifiée depuis plusieurs semaines par l’organisme suite à des repérages de terrain, quelques montres n’ont pas été saisies. C’est le cas des modèles Breitling. On nous en explique la raison: son contrat avec la STU n’a pas été renouvelé, à la suite du rachat de la marque par CVC Capital Partners en 2017. De même, les fausses Hublot et TAG Heuer n’ont pas été saisies.
«Nous ne pouvons pas saisir les contrefaçons de marques avec lesquelles nous n’avons pas de partenariat ou si nous n’avons pas le temps d’obtenir leur accord», précise Thierry Dubois, le directeur de la STU. Les copies de Rolex, Omega, Patek Philippe, Audemars Piguet, Longines, Richard Mille, Vacheron Constantin ou encore Panerai, des marques particulièrement prisées des contrefacteurs, sont de leur côté dûment saisies ce jour-là. Le local de vente sera quant à lui démoli dans les jours qui viennent. Et les montres détruites entre un et trois mois après la saisie.
Entre ses diverses missions, l’organisme réalise en moyenne 50 saisies par jour dans toute l’Asie.
LA COPIE SUIT DE PRÈS L’ORIGINALE
Egalement représentant de la Fédération horlogère suisse à Hong Kong, Thierry Dubois se livre à ce jeu du chat et de la souris avec les faussaires… de père en fils. La STU a été fondée en 1984 par Charles Dubois. Né en plein conflit du Biafra au Nigeria, où son père s’occupait de l’école d’horlogerie de Lagos, Thierry Dubois a ensuite grandi en Côte d’Ivoire, puis au Liban. Autant dire qu’il a le cuir solide. «Nous sommes partis du fait de la guerre civile libanaise, explique-t-il. En 1975, nous avons déménagé à Hong Kong, où j’ai passé l’essentiel de ma vie.»
Lorsque l’entreprise démarre son activité, la Chine est encore un pays fermé et Shenzhen, juste de l’autre côté de la frontière, est une localité essentiellement connue pour son agriculture et ses élevages de canards (la cité compte aujourd’hui 12 millions d’habitants). La production de montres accessibles et celle de contrefaçons – qui vont généralement de pair – est alors concentrée essentiellement à Hong Kong. C’est seulement lorsque la fabrication «officielle» a migré du côté du continent que celle de contrefaçons s’y est établie. L’écosystème horloger n’est pas segmenté quand on parle de fabrication de masse: lorsqu’il y a production de vraies montres, il y a généralement aussi production de copies.
«A nos débuts, nous intervenions essentiellement lors de la revente de contrefaçons mais nos clients nous ont demandé petit à petit d’intervenir aussi à la source, lors de la production des copies», souligne Thierry Dubois. La STU mène donc également des saisies dans les ateliers clandestins et compte des agents pouvant intervenir dans plus d’une centaine de villes chinoises.
L’écosystème horloger n’est pas segmenté quand on parle de fabrication de masse: lorsqu’il y a production de vraies montres, il y a généralement aussi production de copies.
Après Hong Kong, l’entreprise, qui compte aujourd’hui 150 employés, a étendu son rayon d’action à Taiwan, la Thaïlande, la Corée du Sud, la Chine continentale, les Philippines, Macao, le Vietnam et enfin Singapour. Elle a aussi prolongé les champs qu’elle couvre de l’horlogerie à la maroquinerie et plus récemment à la joaillerie et aux lunettes, qui font elles aussi l’objet de contrefaçons fréquentes en Asie. Un nouveau champ d’opération est en train d’être mis en place: les instruments d’écriture.
Véritable baromètre de l’activité des faussaires, l’entreprise vit une période «prolifique» et compte sur les échanges d’informations entre ses investigateurs couvrant plusieurs domaines d’activités pour augmenter son efficacité. Et lorsqu’un investigateur spécialisé dans l’horlogerie se fait «griller» dans une ville – c’est-à-dire que son visage commence à être reconnu par les faussaires – un agent spécialisé dans la bijouterie peut toujours le remplacer.
- Une exposition lors d’une manifestation organisée par Stop Piracy, la plate-forme suisse de lutte contre la contrefaçon et la piraterie.
- (Photo: Stop Piracy)
DANS LE CENTRE NÉVRALGIQUE DES CONTREFAÇONS
Retour sur le terrain. Le lendemain, nous nous rendons au Southern Watch Market de Guangzhou, qui constitue sans doute le plus gros marché au monde de grossistes de fausses montres. Cette fois, il ne s’agit pas tant de saisir que d’observer les progrès réalisés dans la reproduction de modèles emblématiques. Un expert horloger engagé par la STU, tout juste arrivé du Jura, nous accompagne. Car on parle ici de détails et de nuances, non reconnaissables par les non-initiés.
Nous nous arrêtons à un stand opéré par une famille d’«artisans». Une dame nous présente les dernières montres arrivées. Plusieurs d’entre elles tapent dans l’œil de notre expert. Lorsqu’il ne s’agit pas d’une opération de saisie et qu’un mandat n’est pas disponible, l’entreprise n’hésite pas à débourser la somme demandée sur le marché pour acquérir un modèle particulièrement «réussi» et l’envoyer au siège de la Fédération horlogère suisse à Bienne ou aux marques partenaires pour analyse.
Ce jour-là, près de 2’000 dollars sont ainsi déboursés contre deux contrefaçons de bonne facture: le cadran, la gravure de la lunette céramique ou encore la loupe seront finement étudiés. «Je n’avais jamais vu une montre aussi bien copiée», s’exclame l’horloger, en sortant du marché. Peut-être parviendra-t-on à remonter et démanteler une filière de copie particulièrement avancée.
L’expert de la STU nous donne quelques conseils pour reconnaître une fausse montre: sur certains modèles, les aiguilles ne sont pas montées dans le bon ordre; si l’on arrive à ouvrir la montre facilement, c’est un autre indice; sur le cadran, de petites imperfections peuvent être visibles, comme un Superluminova mal fixé. Mais le problème est que ce genre d’imperfections peut aussi survenir sur une vraie montre. Récemment, les marques ont mis en place une nouvelle astuce: une gravure d’identification sur le verre de la montre. Mais les faussaires commencent à la reproduire également.
«Les principaux défauts techniques qui vont apparaître à terme résultent du fait que les contrefaçons ne sont pas étanches. Et comme elles n’ont pas d’huile dans le mouvement, elles vont s’enrayer», souligne l’expert.
CONSCIENT OU NON DE LA CONTREFAÇON?
Il existe en réalité deux typologies de copies sur le marché. La majorité des modèles, en principe meilleur marché, sont présentés en tant que «répliques» (replica watches): le client est conscient qu’il achète une contrefaçon. L’autre cas de figure, généralement pour les reproductions les mieux réalisées, est composé de modèles vendus comme authentiques, bien plus complexes à produire mais qui font encore plus de tort aux marques.
«L’acteur qui fait le plus de bénéfice sur une seule opération est celui qui achète une montre à 800 dollars en Chine et la revend à 18’000 dollars en Europe, souligne Thierry Dubois. J’ai déjà eu affaire au cas d’un propriétaire d’une fausse montre qui avait payé ce prix. La forte valeur prise par certains modèles sur le marché secondaire, de même que leur rareté, incite les contrefacteurs à se lancer dans ce type de modèles très bien reproduits.»
La qualité des contrefaçons est en hausse, selon l’expert: «Parfois, on trouve des composants de meilleure qualité dans les copies que dans les originaux, lorsque les marques se fournissent elles-mêmes en Chine.» Thierry Dubois se rappelle d’ailleurs le cas d’une marque de montres fashion qui souhaitait obtenir le contact du fournisseur des composants de leur contrefaçons, particulièrement réussies…
«Parfois, on trouve des composants de meilleure qualité dans les copies que dans les originaux, lorsque les marques se fournissent elles-mêmes en Chine.»
Dans la majorité des cas, les faussaires préfèrent néanmoins en rester à la vente de copies moins bien exécutées mais produites en masse, qui permettent un chiffre d’affaires total plus important. La sophistication des contrefaçons trouve là ses limites «naturelles».
LES PLUS GRANDS BÉNÉFICIAIRES DU E-COMMERCE
La plupart des ateliers de contrefaçons sont implantés dans la province du Guangdong. Leur production aboutit en nombre au Southern Market de Guangzhou, où les grossistes prennent commande auprès de représentants de filières issues du monde entier. Au sein de cette foule internationale, des agents bilingues font la liaison entre les opérateurs de cette vaste toile de la contrefaçon. Le marché n’est lui que la partie visible des nombreux «showrooms» où se déroulent les transactions, en coulisses.
Dans ce segment d’activité très fortement mondialisé, la logistique d’acheminement est elle aussi de plus en plus sophistiquée. «Les contrefacteurs affinent en permanence leurs systèmes d’envoi postal, en fonction de l’évolution des pratiques des douaniers, afin d’identifier les points de passage où il y a le moins de contrôles», souligne Thierry Dubois.
Un documentaire récent diffusé à la télévision française suivait par exemple la commande de deux fausses montres, puis leur livraison par colis postal, cachées dans un… jouet Made in China. «En ce moment, les réseaux passent souvent par la Corée du Sud pour livrer les contrefaçons à destination des Etats-Unis, précise Thierry Dubois. Et bien entendu, ils n’envoient pas un petit nombre de gros paquets mais un grand nombre de petits paquets, plus difficiles à contrôler.»
- Dans un rapport spécial de 1963, Europa Star enquêtait déjà sur le marché de la contrefaçon à Hong Kong.
- © Europa Star Archives
De plus en plus de commandes portent d’ailleurs sur une seule pièce. C’est là le fruit de ce grand «supermarché de la contrefaçon» qu’est le monde numérique. Couplée aux capacités de production des ateliers de l’«usine du monde» chinoise, la capacité de mise en réseau de la Toile a donné un coup d’accélérateur aux copies, autrefois plus complexes à acquérir. En matière de e-commerce, les réseaux de faussaires ont aussi un coup d’avance sur l’industrie légitime.
Selon l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle, la contrefaçon (toutes catégories de produits confondues) ferait perdre 83 milliards d’euros et 790’000 emplois à l’UE chaque année. Les derniers chiffres des douanes américaines annonçaient une hausse significative des saisies annuelles de fausses montres et bijoux, d’une valeur estimée à 460 millions de dollars (représentant près de 40% de la valeur de tous les produits saisis aux Etats-Unis). Selon l’OCDE également, le commerce de contrefaçons est à la hausse et représente aujourd’hui 3.3% des échanges mondiaux de biens.
Couplée aux capacités de production des ateliers de l’«usine du monde» chinoise, la capacité de mise en réseau de la Toile a donné un coup d’accélérateur aux copies, autrefois plus complexes à acquérir.
RÉSEAUX DE «CHEFS DE PROJETS»
Comment démanteler la «machine à produire du faux»? La tâche est rendue ardue par la multitude des ateliers clandestins et l’opacité de la chaîne d’approvisionnement. «Il n’y a pas une seule grande usine de contrefaçon ou un seul groupe contrôlant ce marché, comme on aime à le fantasmer parfois, mais un écosystème complexe de sous-traitants livrant souvent à la fois des marques authentiques et des faussaires, explique Thierry Dubois. Une multitude de chefs de projet collaborent avec ces réseaux de fournisseurs.»
Les mouvements qui équipent les contrefaçons sont souvent des calibres automatiques chinois (Seagull, Nanning ou autres) ou des mouvements japonais acquis via des intermédiaires. Sur les copies meilleur marché, on intègre simplement un mouvement quartz dans une contrefaçon de montre mécanique. L’emblématique mouvement 2824 d’ETA est lui-même très copié. Même l’appellation «Noob», qui est sensée désigner les contrefaçons de meilleure qualité, est copiée. Ou quand les faussaires se copient… entre eux!
Selon Thierry Dubois, les fournisseurs bénéficient parfois de fuites qui viennent directement des usines suisses pour parvenir à copier les composants les plus difficiles à réaliser. Même des montres vintage, au vu de la cote actuelle de ce créneau, sont contrefaites. Quand ce ne sont pas des modèles dits «Frankenstein» avec un mélange de composants authentiques et d’ajouts. «En Thaïlande, j’ai aussi vu un certain nombre de faussaires acheter de vrais modèles et les sertir de diamants pour les revendre», poursuit le responsable.
AU CARREFOUR DE PLUSIEURS ADMINISTRATIONS
Au poste de l’administration locale, il est temps de faire le débriefing de l’opération de saisie. Nous rencontrons un responsable local, qui est en partance pour une promotion dans un autre service. La lutte contre les faussaires est en effet actuellement sujet à un grand chantier de réorganisation administrative en Chine.
Historiquement, la State Administration of Industry and Commerce (SAIC) était en charge de cette mission. Mais elle se trouvait dans un conflit d’intérêt manifeste, puisque cette administration gère aussi l’enregistrement des sociétés au registre du commerce et est elle-même propriétaire de plusieurs centres commerciaux.
Pour remédier à cette situation, l’Etat chinois a créé une nouvelle entité en 2018, la Market Supervision Administration (MSA), en charge notamment de la supervision de la lutte contre les fausses montres. Cependant la transition administrative n’est pas encore finalisée et les deux autorités sont donc actives simultanément sur le terrain, le temps que la décision de Pékin soit appliquée dans tous les districts de cet immense pays. «Aujourd’hui, dans certaines villes encore, environ la moitié des cas sont toujours traités par la SAIC et une autre moitié par la MSA», constate Thierry Dubois.
Sur le terrain, la majorité des actions de saisies sont menées par les agents de la MSA, dont les actions sont purement administratives: confiscation des produits contrefaits, retrait de la licence de vente et amende. Les opérations peuvent aussi être menées par les officiers du Public Security Bureau (PSB), qui agit au pénal et peut prononcer des peines d’emprisonnement – il couvre aujourd’hui, environ 30% des saisies horlogères.
Quel regard a l’Etat chinois sur une entreprise comme la STU? «Nous sommes considérés comme un élément positif par les autorités, car nous sommes complémentaires, répond Thierry Dubois. Nous aidons leurs équipes à identifier les contrefaçons, les marques et modèles saisis.»
De facto, la STU bénéficie d’une forme de monopole sur la légitimité internationale contre la contrefaçon en Chine et est l’interlocuteur privilégié des autorités sur le terrain: «Peu d’entreprises globales comme la nôtre sont actives dans le pays, poursuit le responsable. La Chine veut changer son image internationale et ne plus apparaître comme un pays producteur de contrefaçon. Mais il y a un énorme travail à accomplir car le territoire à couvrir est immense.»
LES CONTREFAÇONS VONT-ELLES RESTER EN CHINE?
Une des plus grandes interrogations porte sur la possibilité que les marques horlogères délocalisent à terme une partie de leur production dans d’autres pays à la main d’œuvre meilleur marché, comme le Vietnam ou les Philippines. On l’observe déjà dans d’autres industries comme le textile. Si la production de masse horlogère migrait à nouveau, celle de la contrefaçon suivrait certainement, comme on l’a déjà constaté par le passé.
Dynamisé par la caisse de résonnance du numérique, l’écosystème de la contrefaçon compte même aujourd’hui ses blogs spécialisés, qui mènent des comparaisons approfondies sur le niveau de qualité des replica.
Comme pour d’autres activités illégales ou parallèles, un système complexe s’est mis en place, avec un grand nombre d’intermédiaires, de systèmes de commissions et dans certains cas de «protections». Au Silk Street and Pearl Market de Pékin, par exemple, la contrefaçon s’affiche au cœur de la capitale. Certains clients de la STU ont multiplié les actions en justice, à grands frais d’avocats, pour faire cesser cette activité. Rien n’y a fait.
Dynamisé par la caisse de résonnance du numérique, l’écosystème de la contrefaçon compte même aujourd’hui ses blogs spécialisés, qui mènent des comparaisons approfondies sur le niveau de qualité des replica. Souvent, d’ailleurs, on ne voit pas où est le problème et ces «répliques» sont vues comme des «hommages» à des modèles rares et inaccessibles.
Alors que l’imprimante 3D promet de son côté la capacité pour tous de concevoir facilement des objets à domicile, la propriété intellectuelle sera sans doute l’une des grandes batailles du 21ème siècle. En horlogerie comme dans tous les secteurs à forte valeur ajoutée.