Le marché secondaire


Cette horlogerie qui ne connaît pas la crise

ENTRETIEN

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juillet 2020


Cette horlogerie qui ne connaît pas la crise

Alors que le chiffre d’affaires de l’horlogerie suisse s’est effondré au premier semestre, la plateforme de vente en ligne de montres rares A Collected Man annonce avoir doublé ses ventes sur la même période. La crise accélère la concentration du marché sur quelques marques et modèles «réservoirs de valeur», tout en légitimant toujours plus le e-commerce et le pre-owned. Nous avons interrogé Silas Walton, le fondateur de la société britannique lancée en 2014.

A

près plusieurs mois d’activité et d’adaptation dans le contexte de la pandémie, Silas Walton, le fondateur du site A Collected Man, est soulagé de partir en vacances. Depuis qu’il a fondé la plateforme de vente de montres de collection en 2014, il explique avoir connu une croissance continue. Et cette année ne fait pas exception. Voire mieux: «Entre décembre et juillet, nous avons réalisé le même chiffre d’affaires que sur toute l’année 2019», explique-t-il.

C’est à l’âge de 26 ans que le Britannique lance A Collected Man, après une licence en droit de l’University College London et une expérience dans les domaines des fusions et acquisitions et de la distribution de luxe. Passionné d’horlogerie, il décèle une niche encore peu exploitée: la vente en ligne de modèles pre-owned d’horlogers indépendants comme Philippe Dufour, Roger W. Smith, Kari Voutilainen, ou F.P. Journe, dont A Collected Man est une référence internationale.

La plateforme se distingue par le soin qu'elle porte à la présentation des modèles de collection.
La plateforme se distingue par le soin qu’elle porte à la présentation des modèles de collection.

Silas Walton décèle en 2014 une niche encore peu exploitée: la vente en ligne de modèles pre-owned d’horlogers indépendants comme Philippe Dufour, Roger W. Smith, Kari Voutilainen, ou F.P. Journe.

La plateforme se distingue, dans un monde du pre-owned souvent fait de bric et de broc, par une présentation soignée et des contenus fouillés qui incitent à créer de la confiance et de la crédibilité.. Alors que ce segment gagne en transparence et en légitimité ces dernières années, l’écart de croissance se creuse avec un marché de la montre neuve en mode poussif depuis 2015 et devenu trop dépendant de la clientèle asiatique et touristique.

La reconquête par l’industrie des clientèles locales, nécessaire suite à la pandémie, passera certainement par ce type de plateforme qui a su se constituer une crédibilité et une audience de connaisseurs en quelques années. Silas Walton croit fermement à une «collaboration inévitable, à terme, entre les marques et les opérateurs du marché secondaire». De fait, la fusion du passé et du présent n’était-elle pas inscrite dans les gènes de l’industrie du temps? Entretien.

Cette illustration de l'artiste Julie Kraulis, figurant la première montre de François-Paul Journe, été vendue par A Collected Man pour soutenir la recherche sur le Covid-19.
Cette illustration de l’artiste Julie Kraulis, figurant la première montre de François-Paul Journe, été vendue par A Collected Man pour soutenir la recherche sur le Covid-19.

Europa Star: En quelques mots, quelle est l’histoire de A Collected Man?

Silas Walton: J’ai créé la société sous un autre nom il y a six ans: elle s’appelait alors «WATCHXCHANGE». L’idée était d’aborder le marché horloger via un système de vente en consignation (les modèles ne sont réglés au vendeur original que dans le cas d’une vente effective, avec commission, ndlr). Seules les maisons de ventes aux enchères pratiquaient ce mode de transaction. Watchfinder s’en était retiré, car cela n’était pas viable économiquement pour eux. Il y avait une place à prendre pour un nouvel acteur. Nous avons saisi cette opportunité. Aujourd’hui nous pratiquons tant la consignation que l’achat direct de modèles.

La plateforme se distingue, dans un monde du pre-owned souvent fait de bric et de broc, par une présentation soignée et des contenus fouillés qui incitent à créer de la confiance et de la crédibilité.

Silas Walton a fondé la plateforme A Collected Man en 2014.
Silas Walton a fondé la plateforme A Collected Man en 2014.

Avez-vous commencé avec des modèles vintage?

Non. Nous avons démarré la plateforme avec un axe sur les montres de luxe contemporaines dans la gamme premium. Mais très rapidement, nous nous sommes réorientés vers les montres rares de marques indépendantes. Celles-ci constituent toujours le noyau dur de notre activité. Le vintage à proprement parler représente moins d’un tiers de nos ventes aujourd’hui. En fait, nous nous définissons comme «agnostiques» sur les marques ou l’âge des garde-temps: nos critères de sélection sont des modèles rares et/ou à complication. Le même jour, nous pouvons vendre une Vacheron Constantin vintage et une Grönefeld contemporaine.

Le modèle Grönefeld 1941 Remontoire, un modèle rare proposé sur le site A Collected Man.
Le modèle Grönefeld 1941 Remontoire, un modèle rare proposé sur le site A Collected Man.

De fait, des marques indépendantes à faible production et très recherchées, comme F.P Journe, sont très présentes dans votre portfolio. Est-ce le fruit d’une relation privilégiée avec ces horlogers?

C’est surtout le résultat d’un constat établi il y a six ans: presque aucune plateforme de ventes numérique ne se concentrait sur la production pre-owned de ce type d’horlogers. Et le marché s’est corrigé sur la cote réelle, qui était largement sous-estimée, de certains de ces horlogers. Petit à petit, nous avons de fait institué des relations privilégiées: nous avons par exemple de très bons rapports avec Roger Smith, Philippe Dufour ou Kari Voutilainen pour le service de leurs modèles. Et ils n’hésitent pas à nous recommander lorsqu’un collectionneur les approche.

«Les horlogers indépendants avec qui nous travaillons n’hésitent pas à nous recommander lorsqu’un collectionneur les approche.»

Depuis lors, de plus en plus de ces horlogers (dont F.P. Journe, MB&F ou Urwerk) ont mis en place leur propre service pre-owned

Tant mieux! Ce qui m’a frappé il y a six ans était à quel point le marché numérique de la montre de collection d’occasion était sous-estimé et considéré comme une «élucubration» tout juste bonne pour des forums spécialisés. Une plateforme comme Watchfinder a d’ailleurs obtenu sa légitimité en partie par le fait qu’elle disposait de boutiques physiques. Cette réticence de l’industrie était ridicule et infondée. Notre croissance le prouve: notre chiffre d’affaires est passé de 680’000 livres en 2015 à une prévision de 10 millions cette année. Le prix moyen sur notre plateforme est aujourd’hui d’environ 35’000-40’000 livres.

«La réticence de l’industrie au e-commerce était ridicule et infondée. Notre croissance le prouve.»

A Collected Man est particulièrement réputé pour sa sélection de modèles F.P. Journe, comme le Chronomètre à Résonance en or rose illustré ici.
A Collected Man est particulièrement réputé pour sa sélection de modèles F.P. Journe, comme le Chronomètre à Résonance en or rose illustré ici.

Justement, comment avez-vous traversé le premier semestre 2020 marqué par la crise pandémique?

Entre décembre et juillet, nous avons réalisé le même chiffre d’affaires que sur toute l’année 2019. La formule associant «indépendance», «rareté», «numérique» et «pre-owned» est gagnante aujourd’hui. C’est impressionnant de voir à quel point le monde numérique a été légitimé, en particulier sous l’effet de la pandémie. Mais c’est véritablement le rachat de Watchfinder par Richemont en 2018 qui a donné la légitimité qui lui manquait à ce segment.

Ce rachat vous semble-t-il astucieux de la part de Richemont?

Absolument. Même si cela pourrait leur prendre du temps avant de savoir exactement ce qu’ils souhaitent en faire, ils ont avec Watchfinder un acteur stratégique sur un marché appelé de toute manière à se développer. Rappez-vous le rachat d’Instagram par Facebook en 2012: ce n’est que plus tard qu’ils en ont concrétisé l’immense valeur.

«Le rachat de Watchfinder par Richemont me rappelle celui d’Instagram par Facebook: ce n’est qu’après quelques années qu’ils en concrétiseront tout le potentiel.»

Au-delà de l’habitude croissante d’acheter en ligne, une barrière traditionnelle sur votre segment est l’incertitude sur la provenance et la qualité. Comment le marché évolue-t-il sur ce point?

En 2014, j’ai passé six mois à étudier le marché horloger avant de lancer ma start-up. Un constat s’imposait alors: le segment de l’occasion en horlogerie ressemblait au secteur automobile des années 1980. Soit beaucoup d’opacité, de transactions en coulisses et d’incertitudes. Depuis lors, les lignes ont heureusement bougé. Une plateforme comme Chrono24 offre un degré de transparence et de sécurité beaucoup plus élevé, notamment par l’utilisation des paiements par séquestre (la transaction n’est effective que quand la montre est parvenue à son destinataire et «validée», ndlr). Les personnes mal intentionnées ont de plus en plus de mal à passer ces barrages. Les standards sont à présent beaucoup plus élevés.

Proposé par la plateforme en édition limitée de 10 pièces, le modèle Big 8 ‘London Edition' de Urban Jürgensen a été vendu dans le cadre d'une action de solidarité contre la pandémie.
Proposé par la plateforme en édition limitée de 10 pièces, le modèle Big 8 ‘London Edition’ de Urban Jürgensen a été vendu dans le cadre d’une action de solidarité contre la pandémie.

Quelles sont vos sources d’approvisionnement en montres de collection?

Une grande majorité de vendeurs privés en ce qui concerne le pre-owned. Cela a bien changé depuis mes débuts, quand je me rendais aux enchères pour dénicher des «perles rares» sous-évaluées. La plupart des modèles que nous vendons aujourd’hui nous sont proposés de manière proactive. Nous n’avons plus à aller les chercher. C’est le bienfait de la réputation que nous avons bâtie depuis 2014. Et la qualité augmente toujours plus: aujourd’hui nous ne refusons plus que la moitié environ des propositions qu’on nous fait, contre 90% par le passé.

«Les standards du e-commerce d’occasion sont à présent beaucoup plus élevés. Les personnes mal intentionnées ont de plus en plus de mal à passer les barrages.»

Vous êtes également devenu détaillant pour la production neuve de certaines marques. Qui représentez-vous aujourd’hui?

Akrivia, Urban Jürgensen et nous venons de conclure un accord avec la marque indépendante Petermann Bédat.

De fait, le marché du neuf et de l’occasion semblent fusionner, particulièrement sur les plateformes en ligne…

Ces deux marchés se nourrissent mutuellement: plus les clients auront confiance dans le marché de l’occasion, mieux ce sera pour le marché du neuf. D’où l’importance de la légitimation de ce segment, qui évolue vers plus de transparence et se structure. Cela concerne aujourd’hui également la présentation des modèles: nous prenons grand soin à concevoir une plateforme claire, élégante, convaincante et surtout qui offre des contenus à valeur ajoutée comme des interviews, des vidéos ou des guides pour accompagner les clients. La qualité des photographies et des visuels est aussi primordiale, de même que la présence sur les réseaux sociaux. En fait, les meilleures plateformes de vente doivent aussi devenir des médias!

«Les deux marchés se nourrissent mutuellement: plus les clients auront confiance dans le marché de l’occasion, mieux ce sera pour le marché du neuf.»

Pièce unique 217QRS Retrograde Date réalisée par Kari Voutilainen pour A Collected Man, célébrant les cinq ans de collaboration entre l'horloger indépendant et la plateforme.
Pièce unique 217QRS Retrograde Date réalisée par Kari Voutilainen pour A Collected Man, célébrant les cinq ans de collaboration entre l’horloger indépendant et la plateforme.

On voit aussi l’inverse se produire: de plus en plus de médias qui deviennent des plateformes de vente…

C’est plus délicat, pour des raisons éthiques. En ce qui nous concerne, cette transition sera moins critiquée, car nous sommes avant toute chose une plateforme de vente. Nous mandatons des journalistes reconnus pour nous livrer des contenus de qualité, pas juste pour promouvoir un produit: en fin de compte, s’ils ont le choix, les clients achèteront chez ceux qui ont le plus de crédibilité et de légitimité. Il s’agit de bâtir une communauté authentique, sans superficialité ni par intérêt purement financier.

Le rare Tourbillon Bleu de l'horloger britannique Georges Daniels (réalisé par son élève Roger W. Smith) a été vendu par A Collected Man pour un million de livres en 2019.
Le rare Tourbillon Bleu de l’horloger britannique Georges Daniels (réalisé par son élève Roger W. Smith) a été vendu par A Collected Man pour un million de livres en 2019.

Avez-vous été ou êtes-vous encore parfois considérés comme contribuant au «marché gris»?

Nous avons été l’une des rares plateformes qui se sont démarquées clairement du marché gris dès le début. Il peut encore arriver que certains modèles glissent entre les mailles du filet, mais nous refusons régulièrement des montres quand nous avons des doutes sur leur provenance. C’est une question de crédibilité. Evidemment, le problème des liquidations d’invendus reste aigu. Aujourd’hui, vous voyez des marques qui ont réussi à dépasser le point où la valeur de l’occasion est égale ou plus élevée que celle du neuf, alors qu’elles contribuaient encore au marché gris il y a quelques années. A ce moment, elles se mettent naturellement à lutter activement contre le marché gris. Au fond c’est une question existentielle pour les marques: celles qui n’arrivent pas à se défaire de cette pratique disparaîtront à terme…

«Les meilleures plateformes de vente vont aussi devenir des médias. En fin de compte, s’ils ont le choix, les clients achèteront chez ceux qui ont le plus de crédibilité et de légitimité.»

Comment voyez-vous l’avenir de la relation entre les marques horlogères et des plateformes comme la vôtre?

D’une part, la concurrence encourage les bonnes pratiques et est bénéfique pour le client final: je trouve donc positif que des marques se lancent à présent dans la vente en ligne et le pre-owned. Ce segment dans son ensemble va se légitimer et encore croître. Mais je crois surtout qu’à terme, des partenariats directs entre les marques et des opérateurs spécialisés dans la montre de collection seront noués. Pour eux, il y aura toujours un intérêt à travailler avec des structures indépendantes comme les maisons de ventes aux enchères ou des pure players comme nous.